Un officier de cavalerie
Souvenirs du GÉNÉRAL L'HOTTE (1825-1904)
1905
TABLE DES MATIÈRES
Mon grand-père. - Les « Gendarmes rouges ». - Les Carabiniers. - Mon père. - Sa carrière militaire. - Ses deux frères.
Lunéville. - Maison militaire du due Léopold. - Académie d'exercices. - Maison militaire du roi Stanislas. - La « cité cavalière » par excellence.
Conseils à mes neveux. - Mon enfance. - Ma grand'mère. -Souvenirs de mon grand-père. - Ma mère, mon premier maître d'équitation. - Mes débuts au collège. - M. Cobus. - Gellenoncourt. - Mes parents. - Mon amour pour les chevaux. -Ma première monture. Le commandant Dupuis. - Mon petit cheval « Cosaque ». - Le collège de Nancy.
Saint-Cyr. - Mes grades de caporal et de sergent-fourrier. - Mes succès en gymnastique. - Esprit des élèves. - L'ancien régime de Saint-Cyr. - L'admission dans la cavalerie.
Mon cours d'officier élève à Saumur. - énéraux commandant l'école. - Colonel Selve (Soliman-Pacha). M. de Novital, écuyer en chef. - Enseignement équestre. Les sous-maîtres de manège. - Rousselet et Novital. - « Ourphaly ». -Appel à l'ancien langage. - Le passage. - Brifaut. - Beucher de Saint-Ange. - « Caravan » et « Karchàane ». - Jocard et Cravin. - Le cheval « Sauvage » - Le capitaine Buraud. - Enseignement théorique et pratique. - Cordier. - Mon premier dressage. - Le littéral. - Tenue de l'officier élève. - Les généraux d'Audenarde et Marbot. - Je sors n° 1.
Le 74e Lanciers. - Détachement à Bourbon-Vendée. - Le premier transport de cavalerie par voie ferrée. - Un officier démissionnaire. - Première idée du trot enlevé pour la troupe. - Mémoire du cheval. - Réception à Echarbot. - Le général de Brack. - étude des chevaux. - Ma nomination de lieutenant.
Je passe au 1er escadron des Guides d'état-major. - Création des Guides ; leur organisation. - Colonels Jacquemin et Ambert. -Capitaine Buraud. - Mes camarades : Verly, Châteaubriand. - Je vois le comte d'Aure à cheval. - La Buneratte. - Mon ami Paul de Courtivron. - Le trot enlevé ; son historique. - Lyon, journées de juin 1849.
Baucher. - Son portrait. Son caractère. - Sa vie journalière. - Sa position à cheval. équitation et politique. A-propos et concision de ses conseils. - L'écuyer parfait. La légèreté, but constant. - Diversité des moyens. - Caractère commun aux découvertes du maître. - Leur succession. - Ses pratiques en 1849. - Portrait du cheval « baucherisé », à cette époque.
Baucher (Suite). - Portrait et travail spécial de « Kléber », « Turban », « Bloc », « Picarde », « Shandor », « Stades », « Partisan, « Capitaine », « Neptune », « Buridan », « Géricault ». - Pari Gagné par Lancosme-Brèves. - « Géricault » dressé en vingt-neuf jours. - Perspicacité de Baucher concernant le travail de ses chevaux. - Le talent du cavalier, le dressage du cheval sont indéfiniment perfectibles. - Formule de leur perfection. - Marche suivie par mon intimité avec Baucher.
L'enseignement de Baucher développe le jugement. - Je sais écouter. - Se mettre en garde contre les compliments. - Mon premier dressage ayant une valeur. - « Sabine ». - Je vais à Saumur comme lieutenant d'instruction. - Ma division. - Le colonel Jacquemin. - Le général de Goyon ; ses démêlés avec le colonel Ambert.
D'Aure. - Ses états de services. - Son portrait. - Sa position à cheval. -Caractères de la belle assiette à la française. - Selles, en usage à Versailles. - Premiers essais de la selle anglaise. -Le due d'Aumale et Lançon. - Réflexions sur le port de J'étrier. -Manière de prendre la selle. - Position des jambes de d'Aure. Sa tenue de rênes. - Ses aphorismes. - Sa préférence pour le mors. - Sa légèreté de main. - Ce qu'il exige avant tout. — Le point d'appui. - Caractères de ses dressages. - Adresse de ses chevaux de chasse. - Le comte d'Artois et l'écuyer cavalcadour. - Les deux d'Abzac. - La chambrière du vicomte. -L'ancienne chambrière et le fouet. - Les écuyers sous l'ancienne monarchie. - Manèges de Versailles, des Chevau-légers de la garde, de l'école militaire.
D'Aure (Suite). - équitation des d'Abzac. - D'Aure se met à la tête du mouvement équestre de son époque et fait école. - Son équitation. - L'équitation instinctive régularisée. - Usage de la rêne d'opposition. - Utilisation des résistances. - L'improvisation. - Achat des chevaux destinés aux écuries royales ; leur classement. - Prouesses de d'Aure sur les champs de foire de Normandie et au haras du Pin. - Ses aptitudes équestres. -« Le Cerf ». - Le « tête à queue ». - D'Aure fantaisiste. -Vogue du trot. - Le traquenard. - Séjour à Saumur en 1838. - « Sans pareil » - D'Aure faussement accusé de brutalité, - Le poney gris de lord Seymour. - L'ancien sauteur. - Le caveçon de longe employé comme châtiment sur « Corbeau ».
D'Aure (suite). - Divers jugements portés sur son équitation personnelle. - Elle a varié suivant les milieux. - Son enseignement a varié également. - A Versailles ; importance donnée à la position ; les Pages. - A Paris. - A Saumur ; grande importance qu'il acquiert. - Nombre restreint des élèves de Versailles. - Bellanger et Bergeret. — Catégories des élèves de Saumur. - Durée des cours. - L'étude de l'équitation avant et après 1870. - Prestige dont le manège était entouré. - D'Aure joint à son talent les connaissances hippiques les plus variées. - énoncé de ses écrits. - Supériorité de son cours de 1853 sur son traité de 1834. - Nécessité de l'expérience.
D'Aure (Suite). - Il est indispensable que l'écuyer en chef ait un grade. - Condamnation des écuyers civils. - Flandrin. -D'Aure et le colonel Jacquemin. L'enseignement de d'Aure influencé par l'absence de grade. - Il s'occupe particulièrement des lieutenants. - Fonctions des capitaines-instructeurs. -D'Aure me confie ses chevaux. - « Marcellus ». - « Endymion ». - « Chasseur ». - « Angevin ». - Buts poursuivis par le maître avec ses chevaux d'extérieur. - Chevaux d'élite qu'il a montés. - Dressage de ses chevaux au manège. - « Néron » - Ses difficultés ; son mors spécial ; son travail. - Le cheval droit, - Ce que l'écuyer en chef doit faire personnellement. - Manière de faire de Novital ; de d'Aure ; la mienne. - Innovations de d'Aure à Saumur. - Ses exigences essentielles concernant la position. - Moyen employé pour vaincre la raideur des ducs d'Orléans et de Nemours.
D'Aure (Suite). - Importance primordiale de l'impulsion. Puissance des éperons. - « Moins on fait, mieux on fait - Le lieutenant Deshorties et « Angevin ». - Cheval redoutant les omnibus. - Un moyen de mettre le cheval d'aplomb. - Mettre le cheval en situation de faire de lui-même. - Appel aux actions instinctives. - Influence de la direction du regard. - « Connaître le cheval pour le mieux monter ; le monter pour le mieux connaître ». - Age du véritable cheval de selle. - Jeunes chevaux mis à l'attelage. - Les quatre percherons du duc d'Hamilton. - Moyens de monter à première vue un cheval difficile. - - « Cours d'équitation » de 1853. - Demande de J'éditeur Le Neveu. - Jugements des contemporains sur d'Aure.
Reprise de l'étude sur Baucher. - Ses origines équestres, - Son premier livre. - Son entrée au cirque. - Application de sa méthode dans l'armée. - Les d'Auristes et les Bauchéristes. -Publication de sa méthode. - Ses oeuvres complètes. - Son enseignement en France et à l'étranger. - Accident du cirque. - Dernières années. - énie spécial de Baucher. - Cycles qu'il parcourt. - La légèreté, but immuable. - Liens rattachant les nombreuses manières du maître. - Son individualité. - Perfection du travail de ses chevaux. - Sa solidité. -Marche méthodique de son dressage. - Sa nature ombrageuse. - Son talent de professeur.
Comparaison entre d'Aure et Baucher. - Résumé des deux équitations. - Préférence à donner à l'une ou à l'autre, suivant le but poursuivi. - Quand ai-je fait du d'Aure et quand ai-je fait du Baucher ? - Expressions familières à chaque maître. - Dissemblances dans leurs origines. - Dissemblances dans leurs travaux. - Leur appréciation réciproque. - Une seule entrevue. - Les deux équitations se complètent l'une par l'autre. - Derniers jours du comte d'Aure. - Ses obsèques. - Derniers jours de Baucher. - Son suprême enseignement. - Ses obsèques.
Le manège de Versailles. - Sa fondation..- Duplessis, maître du Dauphin; sa réputation; course au bois de Boulogne. - Fesne. - Digression sur La Guérinière; ses ouvrages; la position qu'il préconise; l'épaule en dedans. - Nestier; ses états de services. - Remonte des écuries royales. - Portrait de Nestier. - Mors à la Nestier; mors durs; mors L'Hotte. - Le bridon. - Utilité de deux freine pour le dehors. - Ecuyer cavalcadour et Ecuyer ordinaire. - Les « mains » du cheval. - Ancienne désignation des quatre pieds. - Empire de la mode. Salvert ; ses élèves. - Neuilly; ses états de services; son élève, le prince de Lambesc. - Bottes en usage au manège ; la botte L'Hotte. - éperons et éperonniers. - Variété des mors. - Prix de l'équipement d'un cheval de selle au dix-huitième siècle. - La comtesse de Brionne « Grande-écuyère ». - Le vicomte d'Abzac: ses états de services. - Trois rois de France, ses élèves. - D'Abzac et l'écuyer allemand. - Son portrait par le comte de Noë. -Caractères de l'école de Versailles. - Ce que d'Aure en a dit. - Refus d'admission à ce manège.
Le manège de Saumur à. Paris en 1866. - Comparaison entre les Manèges de Versailles et de Saumur. - Dissemblances ; doctrines ; personnels ; exercices de l'enseignement ; nombre des élèves dans les deux manèges. - Différence dans la manière de faire des écuyers en chef de Saumur ; explication de ma manière. - Composition que doit présenter le rang de chevaux propre à chaque écuyer. - « Laruns », mon cheval d'école. - Le service des écuries royales divisé en trois branches.
Rousselet. - Sa dernière séance au manège. - écoles dont sa carrière équestre évoque le souvenir - « Ecole d'équitation » de Versailles ; Coupé et Gervais. - « école spéciale de cavalerie » de Saint-Germain. - « école d'instruction des troupes à cheval » de Saumur. - Débuts du professorat équestre de Rousselet. - Chabannes et Cordier. - Antagonisme entre les écoles Montfaucon et d'Auvergne. - « école des chevau-légers de la Garde ». - Lubersac. Montfaucon ; son traité. - Dressage au pas. - « école militaire » de Paris. - D'Auvergne. - Différences entre les équitations Lubersac et d'Auvergne. - Cette dernière, véritable équitation militaire. - Dressage du cheval d'escadron. - Le bridon. - états de services de d'Auvergne ; ses élèves et ses interprètes. - Boisdeffre. - Bohan. - Chabannes. - Sentiments de reconnaissante affection que jadis les élèves professaient pour leurs maîtres. - Simplicité dans les pratiques équestres, recommandée par les trois élèves de d'Auvergne. - Limites dans lesquelles doit se maintenir l'équitation militaire. - Prohibition des allures artificielles. - Où la perfection peut s'acquérir. - éloge de Chabannes par Flandrin et Aubert. - Sa résidence à Bagneux. - Ses sabots et ses bottes à l'écuyère. - Ses publications. - Différences entre les principes de Chabannes et ceux de Cordier. - Lutte ouverte dans le manège civil. - Montfaucon est adopté. - Retraite de Chabannes. - Désaccord entre le manège et l'instruction militaire. - Revanche de d'Auvergne. - Cours d'équitation de 1825. - Mottin de la Balme. - Interdit pesant sur Chabannes, levé en 1825. - Les écuyers militaires, à Saumur, datent de 1825,
Rousselet (Suite). - Liberté laissée à ses chevaux. - « Prince Albert » ; « Le Sophi » - Ses actions de main et de jambes. -Rênes et étriers flottants. - Son équitation simple et douce. -Le « tête à queue » ; leçon à en tirer. - Son mors. - Plus praticien que professeur. - Il payait d'exemple : « Destrier » ; « Akaliba ». - Ses comparaisons ; ses sentences. Sa retraite au Pont-Fouchard. - Extraits de ses ouvrages inédits. - Il est mis en rapport avec Baucher. - Il monte « Capitaine » -Explication de son insuccès. - Pourquoi j'ai évité un semblable échec. - Critiques de Rousselet sur Baucher, sa méthode et ses adeptes. - Conformité d'opinions avec d'Aure sur Baucher. - Critiques justifiées. - Il ne saurait en ressortir un corps de doctrines. - Comparaison entre Rousselet, d'Aure et Baucher. - Coup d'oeil d'ensemble sur les grands centres équestres des dix-huitième et dix-neuvième siècles.
CHAPITRE PREMIER
Mon grand-père. - Les « Gendarmes rouges ». - Les Carabiniers. - Mon père. - Sa carrière militaire. - Ses deux frères.
Tout ce qui touche aux souvenirs militaires de notre famille a été pour beaucoup dans ma vocation. Aussi, avant de vous parler de moi, je vais vous entretenir de mon grand-père, votre arrière-grand-père des Brissonneries d'Alancour, et de mon père, qui, tous deux, furent officiers de cavalerie.
Votre arrière-grand-père servait dans un corps bien oublié aujourd'hui et dont je veux vous parler, dans la gendarmerie de France, dite gendarmerie rouge, à cause de la couleur écarlate de son uniforme, ou de Lunéville, en raison du lieu de sa résidence.
C'est, en effet, à Lunéville, en novembre 1767, peu de temps après la mort du roi de Pologne, Stanislas, qui y résidait, que furent réunies et installées les dix compagnies de Gendarmerie, qui se trouvaient dispersées dans les provinces d'Auvergne, du Nivernais, du Bourbonnais, et c'est à Lunéville que la gendarmerie, réduite en 1776 à huit compagnies, résida jusqu'à son licenciement définitif, prononcé par ordonnance royale du 9 mars 1788.
L'origine de ce corps remonte loin dans l'histoire de la monarchie française. La compagnie des gendarmes écossais, qui était la plus ancienne, la première de la gendarmerie de France, fut créée en 1427, sous le titre de Cent hommes d'armes pour la garde du roi. En 1445, elle fut mise en tête des quinze Compagnies d'ordonnance créées par Charles VII, et ainsi appelées de l'ordonnance royale qui les instituait.
Jusqu'au dernier jour de son existence, la gendarmerie conserva trace de son antique origine. Ainsi, lorsque le corps fut licencié, le congé de retraite, donné à chaque gendarme, portait la désignation suivante: Gendarme dans la compagnie d'hommes d'armes d'ordonnance, sous le titre de gendarmes écossais, ou autre titre, suivant le nom de la compagnie dans laquelle servait le gendarme.
C'est dans la compagnie des Bourguignons que servait votre arrière-grand-père.
Le titre de Compagnon était resté longtemps en usage dans ce corps et, lorsqu'il s'agissait de donner un ordre concernant le service à un gendarme, son chef, en lui écrivant, devait employer ces termes : Monsieur mon compagnon. C'était là un signe des temps.
Le nom de gendarmerie a d'ailleurs toujours été glorieux en France. Ainsi, lorsque Charles-Quint demanda à François 1er sous forme d'emprunt, une somme d'argent et sa gendarmerie pour repousser les Turcs, le Roi Chevalier lui répondit : « Pour le premier point, je ne suis pas banquier; pour l'autre, comme ma gendarmerie est le bras qui porte mon sceptre, je ne l'expose jamais an péril sans aller chercher la gloire avec elle. »
Lorsqu'en 1767 les dix compagnies, composant alors la gendarmerie de France, furent réunies à Lunéville, l'état-major et les trois premières compagnies furent installés dans les bâtiments du château ; les sept autres reçurent, pour casernement, les bâtiments de l'ancienne Orangerie, les anciens hôtels des Cadets et des Gardes du corps du roi de Pologne.
La désignation de ces bâtiments était la même, il y a quelques années encore, à 1'exception de l'hôtel des Gardes du corps qui avait pris le nom de quartier des Carmes. Chacun de ces bâtiments portait, inscrit sur sa façade : Hôtel de la Gendarmerie, et le nom de la compagnie suivait.
Le Roi était capitaine des quatre premières, dites : Compagnies des gendarmes du Roi. Lorsque le nombre des compagnies a été réduit à huit, leur rang respectif et leurs noms étaient les suivants : le 1er Ecossais, 2e Anglais, 3e Bourguignons, 4e de Flandre, 5e de la Reine, 6e du Dauphin, 7e de Monsieur, 8e d'Artois.
Les gendarmes étaient communément désignés avec le nom de la compagnie dans laquelle ils servaient : M... gendarme écossais ; M.... gendarme de la Reine.
La gendarmerie faisait partie de la Maison du Roi, comme en témoignent les États militaires de France de l'époque. Elle ne devait les honneurs militaires qu'au roi, aux fils de France et au commandant en chef du corps.
Le simple gendarme avait rang de sous-lieutenant et devait justifier d'une pension annuelle de 600 francs.
Lorsque le licenciement du corps fut prononcé, on laissa aux gendarmes, pendant dix ans, le rang et les prérogatives de sous-lieutenant, pour adoucir la mesure qui les frappait, et afin que les anciens, ceux qui avaient au moins dix ans de service dans le corps, pussent avoir la croix de chevalier de Saint Louis. C'est ainsi que votre arrière-grand-père reçut la croix de chevalier de Saint Louis.
L'installation à Lunéville de la gendarmerie se fit sous la direction du chevalier de Ray qui était colonel, brigadier des armées. Il tenait la tête de l'état-major du corps avec le titre de major-inspecteur de la gendarmerie de France. Dans son livre intitulé : Réflexions et Souvenirs, le chevalier de Ray, devenu plus tard lieutenant-général, ne tarit pas d'éloges sur la gendarmerie, où il servit, toujours dans la même situation, Jusqu'en 1770.
Un lieutenant-général fut mis alors à la tête de la gendarmerie. C'est à la date du 3 janvier 1770, que le lieutenant-général marquis de Castries fut nommé commandant-général et inspecteur du corps de la gendarmerie, position qu'il conserva, étant maréchal de France et jusqu'au jour où la gendarmerie fut licenciée. Au musée de Versailles se trouve le portrait du maréchal de Castries, en grand uniforme de gendarme rouge.
À la même date fut créée la charge de commandant en second. Le marquis d'Autichamp, brigadier des armées, puis maréchal-de-camp, en a été le premier titulaire et il a conservé ses fonctions de commandant en second de 1770 à 1785. Réputé pour l'un des premiers officiers de cavalerie de l'époque, le marquis d'Autichamp, qui avait sa résidence fixe à Lunéville, a, pendant quinze ans, exercé en réalité le commandement de la gendarmerie.
Mottin de la Balme, qui a marqué d'une manière particulière parmi les officiers de son temps, a été fourrier-major dans la gendarmerie, de 1766 à 1773, après y avoir figuré comme simple gendarme à dater de 1757. Warnery, cet interprète des idées de Seydlitz, si sévère, si passionné dans les jugements qu'il porte sur la France, reconnaît lui-même la haute, valeur de Mottin de la Balme, de « cet habile homme, ... vrai militaire, excellent officier de cavalerie, qui connaît à fond la force et le méchanisme (sic) de cette arme...»
Le baron de Bohan, dont le nom est resté si populaire dans notre cavalerie et dont les préceptes, équestres ont été presque tous admis dans notre ordonnance de 1829, fut aide-major dans la gendarmerie de 1784 à 1788. Avant son entrée dans ce corps Bohan commandait le régiment des Dragons de Lorraine.
Les officiers-majors étaient alors les pivots de l'instruction des corps. Leurs fonctions principales avaient une grande analogie avec celles de nos capitaines-instructeurs, à l'époque où ceux-ci étaient chargés de toute l'instruction des régiments.
L'origine militaire de la plupart des officiers qui ont exercé un commandement dans la gendarmerie fait pressentir leur valeur. Les uns, comme Bohan, sortaient de l'école militaire et avaient reçu du fameux d'Auvergne leur instruction équestre. D'autres sortaient de la Grande ou de la Petite écurie du roi, du manège de Lunéville qui a eu sa réputation, de l'école des Chevau-légers de la Garde, dont d'Auvergne avait été élève. Cette école avait acquis une grande célébrité sous le commandement du comte de Lubersac, qui avait mis Montfaucon de Rogles à la tête du manège.
Commandée par « nos meilleurs officiers de cavalerie », la gendarmerie, qui avait aussi « son école », atteignit un degré de perfection équestre et manœuvrière qui en fit « le corps de cavalerie le plus instruit d'Europe ». Ainsi s'exprime Bohan.
Des détachements de divers régiments furent envoyés à Lunéville pour s'instruire à l'école de la gendarmerie et, sur la demande d'inspecteurs et de colonels de cavalerie, cette mesure devait prendre de plus en plus d'extension, lorsque le ministre Loménie de Brienne , pressé par des questions d'économie qui primèrent malheureusement les intérêts de la cavalerie, obtint la suppression de la gendarmerie. C'est avec une profonde amertume que Bohan parle de cette suppression.
Le frère du grand Frédéric, le prince Henri de Prusse, qui jouissait lui-même d'une Grande réputation militaire, étant venu à Lunéville en 1784 pour juger des exercices de la gendarmerie, les trouva poussés à un tel point de perfection qu'il s'écria « C'est trop ! »
À côté de l'équitation, l'escrime était en grand honneur chez les gendarmes, et l'habileté à manier l'épée était l'une des qualités qui les distinguaient. Il faut ajouter qu'ils étaient batailleurs, grands bretteurs et réputés pour leurs duels. Parmi leurs querelles, la plus sanglante eut lieu en 1774 ; elle est restée fameuse dans le pays. Depuis longtemps il y avait mauvaise entente entre les gendarmes et les officiers du régiment du Roi-Infanterie, corps d'élite en garnison à Nancy. À la suite d'un bal donné par ces derniers et auquel aucun gendarme avait été invité, douze gendarmes, le lendemain matin, se mesuraient contre douze officiers du régiment du Roi. Le champ de bataille, car c'en était un, avait été choisi aux portes de Nancy. Le combat fut terrible ; deux officiers du régiment du Roi furent tués et presque tous les gendarmes plus ou moins grièvement blessés. Si la rencontre n'a pas été plus meurtrière encore, c'est que le marquis d'Autichamp et le colonel du régiment du Roi, avertis, arrivèrent sur le terrain et firent cesser le combat. Cette sanglante aventure ne fut oubliée ni par l'un ni par l'autre des deux partis ; les duels entre eux demeurèrent fréquents et l'animosité des deux corps persista, bien qu'en 1786, par suite de changements de corps, on comptât douze anciens officiers du régiment du Roi servant dans la gendarmerie.
Indisciplinés parfois, il y en a eu plusieurs exemples, les gendarmes, d'autre part, portaient à l'extrême l'orgueil de leur corps, le maintien des privilèges qui y étaient attachés. A ce propos, j'ai entendu raconter dans mon enfance que Lotus XVIII, alors comte de Provence, ayant pris le commandement de la Gendarmerie sur le terrain de manœuvre de Lunéville, commanda « sabre à la main », alors que lui-même avait encore l'épée au fourreau. Pas un gendarme n'obéit au commandement. Le marquis d'Autichamp fit alors observer respectueusement au prince, qu'une fois à cheval, la Gendarmerie de France ne sortait le sabre du fourreau que lorsque celui qui la commandait, quel que fût son rang, avait lui-même l'épée à la main; ce que fit le prince, et les gendarmes d'obéir aussitôt.
La gendarmerie tirait ses chevaux particulièrement du Limousin, de l'Auvergne et du Danemark ; presque tous étaient de robe baie, à l'exception des chevaux des timbaliers et des trompettes, qui étaient gris. Sur les instances de Bohan, qui avait su prendre une si haute situation dans le corps, les remontes de la gendarmerie commençaient à se faire en chevaux entiers lorsque son licenciement fut décidé.
Le grand manège de Lunéville, en usage encore aujourd'hui, a été construit par la gendarmerie de 1786 à 1787. Ce manège à charpente horizontale, a été longtemps cité comme étant le plus vaste de France. Il a 96 mètres de longueur sur 26 mètres de largeur.
Dans la correspondance de votre arrière-grand-père, vous trouverez la lettre par laquelle le baron de Bohan répondait à l'annonce de son mariage. Par elle, vous pourrez juger des rapports qui existaient entre les gendarmes et leurs officiers supérieurs.
Je possède, en dehors de cette correspondance, beaucoup de documents concernant la Gendarmerie et qui sont venus dans mes mains par voie d'héritage.
Ils sont nombreux les gendarmes dont j'ai connu les descendants servant dans la cavalerie et dont les noms figurent dans ces documents. C'est pour eux, autant que pour vous, que je me suis étendu, dans cette notice, sur la gendarmerie, souvent confondue avec la maréchaussée, bien qu'aucun rapport n'existât entre ces deux corps.
En 1788, les carabiniers, qui étaient en garnison à Saumur depuis 1763, vinrent remplacer à Lunéville la gendarmerie licenciée. Lunéville demeura leur garnison centrale jusqu'en 1822.
Dans les papiers de votre arrière-grand-père vous trouverez des lettres intéressantes, adressées à ses anciens compagnons d'armes et qui, entre autres choses, constatent que la façon dont les gendarmes rouges avaient autrefois considéré les anciens gardes du corps du roi de Pologne, se retrouvait dans la manière dont les gendarmes rouges retirés à Lunéville étaient, à leur tour, considérés par les jeunes officiers de carabiniers. Chaque nouvelle génération d'officiers trouvait celle qui l'avait précédée bien démodée. C'est dans l'ordre des choses et, à, mon tour, j'en pourrais dire autant des anciens carabiniers retirés à Lunéville. Je n'oserais parler ainsi des gendarmes rouges, bien qu'en ayant encore connu quelques-uns, mais ils étaient bien vieux alors.
Les carabiniers remplacèrent donc la gendarmerie et, pendant trente-quatre ans, Lunéville fut leur garnison centrale, où les dépôts des deux régiments résidèrent, pendant que les escadrons de guerre faisaient de nombreux déplacements et s'illustraient sur les champs de bataille, au cours des guerres de la Révolution et de l'Empire.
La bibliothèque de Lunéville possède, sur cette époque, un manuscrit des plus intéressants, retraçant en détail le rôle rempli par les carabiniers. Il a été imprimé et publié sous le titre : Le manuscrit des Carabiniers. Le capitaine Albert, qui fut quartier-maître du 1- Carabiniers, en est l'auteur. Il avait pris sa retraite à Lunéville et je me rappelle, il y a bien longtemps de cela, l'avoir vu souvent se rendre à une propriété, nommée les Abouts, qu'il possédait dans les environs, monté dans un petit char-à-bancs traîné par un cheval qui n'avait rien de fringant. Déjà à cette époque, je ne pouvais voir passer un cheval sans le suivre des yeux.
Mon père avait un beau-frère, capitaine au 2e Carabiniers. C'est dans ce régiment qu'il s'engagea en 1804. Il avait dix- huit ans. Depuis plusieurs années déjà avait perdu son père, qui avait été maître particulier des eaux et forêts et avocat au parlement de Lorraine.
Mon père fit, avec le 2e Carabiniers, les campagnes marquées par les victoires d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, de Friedland. À cette dernière bataille, une balle lui brisa l'annulaire de la main gauche et vint s'aplatir sur la plaque de son ceinturon. L'amputation du doigt fut nécessaire.
A la formation du 13e Cuirassiers, en 1808, il quitta les carabiniers pour entrer dans ce régiment qui devait s'illustrer en Espagne. Le colonel de Gonneville, dans ses « Souvenirs militaires » S'étend sur les prouesses accomplies par ce fameux 13- Cuirassiers dans lequel il avait servi. Le colonel de Gonneville venait de temps à autre à Lunéville, où habitait alors une de ses parentes, et il paraissait heureux de pouvoir s'entretenir avec mon père de leur, ancien régiment. Dans leurs conversations, ils revenaient sans cesse sur ce 13e Cuirassiers, qui s'était couvert de gloire en Espagne, et dont la vaillance avait laissé de si profonds souvenirs chez ceux qui y avaient servi.
Vous trouverez, dans la correspondance de votre grand-père, la relation d'un fait de guerre se rapportant à cette époque et qui est porté sur ses états de services. Le 26 novembre 1810, à une affaire devant Vinaros, mon père et le lieutenant Pilau du 4e Hussards chargèrent, seuls, une compagnie d'infanterie du 2e régiment des Chasseurs de Valence, forte de cinquante hommes, et lui firent mettre bas les armes après avoir essuyé son feu. Du 13e, mon père passa au 8e Cuirassiers et, après être resté quatre ans en Espagne, il fit avec ce régiment la campagne de Russie. Pendant la retraite, il comptait dans l'escadron sacré, composé d'officiers dont les troupes n'existaient plus.
Lorsqu'à. la suite des désastres de 1812, l'armée a été réorganisée, mon père fut nommé au régiment de Grenadiers à cheval de la Garde impériale, avec lequel il fit la campagne de Saxe et la campagne de France. Il servit dans ce corps, jusqu'à la première abdication de Napoléon.
Je lui ai entendu raconter qu'à la bataille de Hanau, où des cosaques de Czernischeff se trouvaient réunis à la cavalerie austro-bavaroise, on vit un cosaque faire un merveilleux emploi de sa lance. Son cheval épuisé ne pouvait suivre, dans leur fuite, les cosaques qui venaient d'être repoussés. Un groupe de cavaliers français le poursuivait, mais ne put l'aborder. Avec sa lance, il sut tenir ses adversaires à distance et s'en servit si bien qu'il parvint à rejoindre ses camarades, sans qu'un coup de sabre ait pu l'atteindre.
À la rentrée des Bourbons, mon père passa au corps royal des Chevau-légers lanciers de France qui, pendant les Cent-Jours, prit le nom de régiment de « Chevau-légers lanciers impériale ». Ce régiment avait déjà fait partie de l'ancienne garde impériale avec le n° 2. On le désignait communément sous le nom de lanciers rouges, de la couleur du fond de son uniforme. Le régiment de Lanciers de la Garde impériale, qui était formé de Polonais, avait le fond de son uniforme de couleur bleue.
Pendant la campagne de 1815, le 16 juin, jour de la bataille de Ligny et du combat des Quatre-Bras, la division d'infanterie que commandait le roi Jérôme, composée de jeunes troupes, est surprise vers trois heures du soir et mise en déroute par une infanterie ennemie sortie brusquement d'un bois. Mon père, dont le régiment se trouvait placé en réserve entre les Quatre-Bras et Ligny, est alors détaché avec son peloton pour ramener les fuyards, et trouve le roi Jérôme au milieu des tirailleurs ennemis, s'efforçant en vain de rallier sa division. Il charge aussitôt, dégage le roi, et, avec son faible détachement, refoule l'infanterie ennemie dans le bois d'où elle était sortie. Sept de ses braves lanciers restèrent sur le terrain du combat. J'ai entendu mon père raconter cet épisode, dont vous pourrez lire le narré dans une lettre qu'il adressait au baron du Casse et que celui-ci a insérée dans ses Souvenirs d'un aide de camp du roi Jérôme. L'auteur termine ainsi : « Je m'empressai de mettre cette lettre du brave officier sous les yeux du prince Jérôme, qui se rappela parfaitement ce glorieux épisode de 1815. »
Le surlendemain de la bataille de Ligny, le 18 Juin, jour de la bataille de Waterloo, mon père remplissait les fonctions d'officier d'ordonnance près du général Lefebvre-Desnoëttes qui commandait la division de cavalerie légère de la Garde. Au cours de la bataille il reçut un coup de lance qui lui fracassa la mâchoire supérieure.
Après les Cent-Jours, mon père fut licencié avec le régiment des Lanciers rouges. Le général édouard Colbert, qui a commandé ce régiment depuis sa formation jusqu'à son licenciement, le portait au plus haut dans son estime, et il en parlait encore ainsi à mon père, lorsque, bien des années après, devenu aide de camp du due de Nemours, il accompagnait le prince au camp de Lunéville.
Deux années environ après son licenciement, mon père était replacé au régiment de Cuirassiers d'Orléans, devenu 5e Cuirassiers, où il fut nommé capitaine, ayant dix ans de grade de lieutenant. Il fit avec ce régiment la campagne d'Espagne de 1823, cette « promenade militaire » comme on l'a appelée.
Après la Révolution de 1830, il quitta le service, étant capitaine, chevalier de la Légion d'honneur et de Saint-Louis. La première de ces décorations lui avait été donnée au cours des guerres de l'Empire, et la seconde au moment du sacre du roi Charles X.
Mon père s'occupa alors de littérature, d'art, d'histoire. Il était considéré comme ayant un esprit des plus cultivés et nous a laissé une fort belle bibliothèque, ainsi que des tableaux, gravures et de nombreux objets d'art.
Mon père avait deux frères. L'un servait dans les hussards ; il mourut pendant les guerres d'Allemagne, L'autre, entré dans les voltigeurs de la jeune garde à sa sortie de l'école de Saint-Cyr, eut une carrière militaire bien courte. A la bataille de la Katzbach, il se trouvait avec la division Puthod qui dut capituler après s'être vaillamment défendue. Le jeune frère de mon père ne voulut pas déposer les armes, Très bon nageur, il tenta, avec un de ses camarades, de traverser le Bober que des pluies torrentielles avaient démesurément grossi. Là s'arrête tout ce qu'on put apprendre sur lui et c'est dans le Bober que, suivant toutes probabilités, il trouva la mort.
CHAPITRE II
Lunéville. - Maison militaire du due Léopold. - Académie d'exercices. - Maison militaire du roi Stanislas. - La « cité cavalière » par excellence.
Si le pays où l'on est né, où l'on a été élevé, petit décider d'une vocation, j'étais destiné à suivre la carrière des armes et à servir dans la cavalerie.
Chaque ville a un caractère qui lui est propre et, plus que toute autre cité, Lunéville, ma ville natale, est empreinte d'un cachet qui en a fait la cité cavalière par excellence. Un rapide coup d'œil jeté sur son histoire et limité à ce qui concerne la cavalerie en donnera les raisons.
C'est au commencement du dix-huitième siècle seulement que Lunéville, jusqu'alors presque une bourgade, prit de l'importance et devint le Versailles du due de Lorraine, Léopold, puis du roi de Pologne, Stanislas.
Léopold, qui avait « d'aussi beaux chevaux qu'aucun prince d'Europe », fit de Lunéville sa résidence en décembre 1702, et y installa sa maison militaire qui comprenait, comme cavalerie, deux compagnies de gardes du corps et deux compagnies de chevau-légers de la garde.
Vers 1707, la maison des Pages et une Académie d'exercices, véritable école de cavalerie, furent établies à Lunéville. Ouverte aux jeunes gentilshommes lorrains et à la jeune noblesse étrangère, sa réputation s'étendit promptement au-delà des frontières du duché. Cette académie, dit un auteur du temps « attire en Lorraine la jeune noblesse de tous les païs » (sic).
Parmi le personnel que le directeur de l'Académie de Lunéville avait sous ses ordres, on comptait deux sous-écuyers, un piqueur au cascol dont les fonctions consistaient particulièrement à concourir au dressage des jeunes chevaux et des chevaux vicieux.
L'un des directeurs, Avril de Pignerolle, écuyer de beaucoup de valeur, a marqué d'une façon particulière. Léopold le fit venir d'Angers en 1723 et il resta à l'académie jusqu'en 1731, époque à laquelle il retourna en Anjou. Il appartenait à cette famille des Pignerolle qui, pendant cent neuf ans, dirigea la célèbre académie d'Angers où vinrent s'instruire tant de Français et de jeunes étrangers de distinction ; entre autres Pitt, le fameux ministre anglais ; Arthur Wellesley, depuis duc de Wellington.
Le baron d'Eisenberg succéda à Avril de Pignerolle, comme premier écuyer de l'académie, et il conserva ces fonctions jusqu'en 1737, année où l'académie de Lunéville cessa d'exister. Le baron d'Eisenberg a laissé un nom qui a marqué dans l'histoire de l'équitation.
Lorsque le roi de Pologne, Stanislas, fut appelé, en 1737, à succéder aux anciens ducs de Lorraine, de même que Léopold, il fit de Lunéville sa résidence. Il y installa ses deux compagnies de gardes du corps, sa compagnie de cadets-gentilshommes et sa maison des Pages.
La compagnie des Cadets-gentilshommes fut créée en 1738. D'après ses statuts, les exercices de cavalerie occupaient une place des plus larges dans l'instruction qui y était donnée. Stanislas désirait la voir composée, en nombre égal, de Lorrains et de Polonais, mais le nombre des Lorrains y domina de beaucoup.
Les pages suivaient les exercices du manège avec les cadets. Deux écuyers étaient chargés de leur instruction équestre. Parmi les écuyers qui ont eu la direction du manège, on distingue M. de Toule, écuyer du roi de Pologne.
L'ancien hôtel des Pages est aujourd'hui occupé, en partie, par les bureaux de l'intendance. L'une de ses dépendances, qui y est attenante, présente encore maintenant, au-dessus de la porte d'entrée, une plaque de marbre avec l'inscription « hostel Lunaty-Viscomty », rappelant le nom du dernier gouverneur des pages. Ces bâtiments font face à l'ancien hôtel des Cadets qui, transformé en quartier de cavalerie, s'appelait par tradition, il y a peu d'années encore, « quartier des Cadets ». Le manège qui s'y trouvait a été démoli et converti en écurie. L'ancien hôtel des Gardes du corps, situé sur la place des Carmes et en face du couvent de ce nom détruit depuis longtemps, avait pris le nom de « quartier des Carmes » avant de recevoir sa désignation actuelle.
À la mort de Stanislas, en 1766, ses gardes du corps furent disséminés dans divers régiments de France et les cadets versés à l'école militaire de Paris.
L'année suivante, comme je l'ai dit déjà, les compagnies de gendarmerie rouge furent réunies à Lunéville qu'elles occupèrent pendant vingt et un ans, de 1767 à 1788. Les carabiniers leur succédèrent et, de 1788 à 1822, pendant trente-quatre ans, Lunéville fut leur garnison centrale.
Au cours de la Restauration et pendant le Gouvernement de Juillet, des camps de cavalerie se succédèrent à Lunéville et ses quatre quartiers furent constamment occupés par des régiments de cavalerie.
Je m'arrête à cette époque, puisque je ne m'occupe ici que du passé et ne vais pas au-delà du temps de ma première jeunesse.
Il semble que ce passé de cavalerie, qui comprend près d'un siècle et "demi, se retrouvait jadis, se retrouve aujourd'hui encore, dans l'air de Lunéville. Son château, ses quartiers, ses rues, ses entours en demeurent imprégnés. J'ai beau faire appel à mes souvenirs, je n'y rencontre aucune ville pouvant, au même titre, s'appeler « cité cavalière » et un cavalier, figurant près des trois croissants de son blason, se trouverait là bien à sa place.
Cette atmosphère de cavalerie m'ayant entouré dès mon enfance, quoi d'étonnant que, déjà fils et petit-fils d'officiers de cavalerie, J'en aie subi l'influence. Des circonstances intimes, concernant la vie de famille et ma première jeunesse, vinrent, d'autre part, accentuer ma vocation.
CHAPITRE III
Conseils à mes neveux. - Mon enfance. - Ma grand'mère. -Souvenirs de mon grand-père. - Ma mère, mon premier maître d'équitation. - Mes débuts au collège. - M. Cobus. - Gellenoncourt. - Mes parents. - Mon amour pour les chevaux. -Ma première monture. Le commandant Dupuis. - Mon petit cheval « Cosaque ». - Le collège de Nancy.
C'est de moi surtout que je vais vous parler maintenant. Ce que je vais vous dire, principalement en ce qui concerne mes débuts dans la vie, ne saurait avoir d'intérêt que pour vous, mes chers neveux. Mais, je le répète, c'est pour vous surtout que j'écris, pour vous, que je vais retracer mes souvenirs d'enfance, de jeunesse, de carrière.
Je n'aurai pas à évoquer des souvenirs de guerre, analogues à ceux dont je vous ai parlé en esquissant la vie militaire de mon père. La carrière ne se parcourt pas toujours comme nous l'avons rêvée, mais bien telle que la destinée nous l'a faite, et nous devons nous considérer comme ayant rempli notre tâche, du moment où nous avons la conviction d'avoir agi pour le mieux dans la sphère d'action que la destinée nous a tracée.
Chacun d'ailleurs, dans l'armée, peut se faire une notoriété, le sous-lieutenant comme le général. Suivant le grade, elle s'étendra- du peloton à un champ plus étendu. C'est, mes chers amis, cette notoriété, acquise par votre dévouement au devoir, vos mérites, qu'il faut ambitionner. Elle dépend uniquement de vous. Il n'en est pas de même de votre avenir militaire. Pour que sa marche soit rapide, l'assistance de la fortune est indispensable ; vos mérites ne peuvent qu'y aider. Mais votre but doit être de mériter plutôt que d'obtenir. Avec ce but toujours envisagé, vous gardez votre indépendance, vous avez la satisfaction et la fierté de vous-même, tout en vous trouvant armés contre les déceptions. Je destine à chacun de vous une bague portant : « fais ce que dois advienne que pourra. » Soyez toujours fidèle à cette devise et qu'au besoin elle soutienne votre force d'âme.
De mes grands-parents, je n'ai vraiment connu que ma grand'mère des Brissonneries d'Alancour, qui était ma marraine. J'étais officier déjà lorsqu'elle quitta ce monde. Mes autres grands-parents avaient disparu avant ma naissance ou peu d'années après.
J'avais pour ma grand'mère une profonde affection, mêlée d'admiration et de respect, je pourrais dire d'un peu de crainte. Son caractère, par sa fermeté et sa hauteur, était fait pour l'inspirer. Un mot d'elle, que je n'ai pas oublié, comme bien d'autres de ses paroles, vous la dépeindra. Un jour que ma mère, qui était la tendresse même, m'en donnait des témoignages, ma grand'mère, qui ignorait absolument le tutoiement, lui dit: « Au lieu d'amollir le cœur de vos enfants, attachez-vous à fortifier leur âme ; la vie leur demandera plus de courage que de tendresse. » Ces paroles suffisent, n'est-ce pas, pour vous faire sentir quelle était la nature du caractère de votre arrière-grand'mère. Sa rigide probité était de celles qui ignorent toute compromission, qui ne transigent jamais, et, plus d'une fois, je l'ai entendue nous dire : « Rappelez-vous que, dans ce qui vous viendra de moi, il n'y a pas un pouce carré de terrain provenant de biens d'église ou d'émigrés. »
Elle m'entretenait souvent de mon grand-père et de la gendarmerie rouge dont elle aimait à rappeler les souvenirs. Je la vois encore, assise dans son fauteuil à dos droit, contre lequel elle ne s'appuyait jamais. Sa robe, de couleur feuille morte habituellement, avait les manches tout à fait plates, alors que les manches à gigots étaient de mode, et sa forme générale rappelait assez ce qu'on appelle, je crois, la robe princesse. Elle était ouverte sur le devant et laissait passer un jabot de dentelle, piqué d'une épingle ornée d'un brillant qui faisait mon admiration. Tout, dans ses ajustements comme dans ses paroles, était essentiellement personnel et lui donnait un air que je n'ai retrouvé chez aucune femme de son âge.
Elle avait conservé pour mon grand-père, mort quelques mois avant ma naissance, le culte du souvenir le plus fervent. La chambre, dans laquelle il s'était éteint, n'avait pas subi le moindre changement. Ma grand'mère en conservait toujours la clef et cette chambre, dont je pourrais aujourd'hui encore décrire tous les détails, représentait pour moi un véritable sanctuaire. Au fond, se trouvait un grand cabinet noir, renfermant les anciens uniformes de gendarme rouge et les armes de mon grand-père. Ma grande récompense, que j'ambitionnais par-dessus tout, était de me laisser sortir les armes qui se trouvaient dans ce cabinet. Je les portais dans la pièce voisine, non pas dans la chambre de mon grand-père, on ne me l'eût pas permis et je ne l'aurais jamais osé. Là, je les étalais et je les admirais à mon aise. J'osais même porter au côté l'épée de gendarme rouge. Je dis : j'osais, parce que ce n'est pas sans appréhension que je me le permis la première fois, redoutant l'œil sévère de ma grand'mère.
Le harnachement, dont M. d'Alancour s'est servi jusqu'à ses derniers jours, était conservé avec grand soin. Il se composait d'une selle française en velours rouge, - la selle anglaise n'était pas en usage alors, - de brides ornées de clous et de plaques d'argent. Les mors étaient plaqués argent, suivant la mode du temps. Tout cela faisait mon admiration et avait, en réalité, fort bon air. Les harnachements dont je me sers n'auraient certes pas brillé près de celui-là.
Mon grand-père avait conservé très longtemps une jument nommée Sophie qui, toute jeune, avait eu un poulain. Le poulain, bien qu'ayant pris de l'âge, était toujours demeuré « le poulain », et j'ai entendu raconter que le domestique demandait encore : « Faut-il seller la jument ou le poulain » alors que celui-ci avait quatorze ans.
C'est peut-être ce poulain de quatorze ans qui servit de première monture à ma mère, dont l'instruction équestre fut faite avec le plus grand soin par mon grand-père. Je pourrais presque dire que ma mère fut mon premier maître d'équitation ; dans tous les cas, ce sont ses conseils qui m'ont dirigé dans mes débuts.
Dans mes années de collège, les premières surtout, j'ai été un fort mauvais élève et souvent mes professeurs m'ont gratifié de l'épithète de « cancre », mais j'y étais habitué; cela ne me faisait plus rien. L'un d'eux, sans doute, à la suite d'un mauvais tour que je lui avais joué, un jour, m'appela « motte de terre desséchée par le soleil de la paresse », en ajoutant que je mourrais sur l'échafaud. Je n'ai jamais oublié ces paroles peu flatteuses de mon professeur, mais c'est, je crois, tout ce que j'ai retenu de lui. Quant à sa prédiction, j'espère attendre toujours sa réalisation.
J'avais cependant, au milieu de mes défaillances, un point de supériorité : la gymnastique. Là, j'excellais, je n'avais pas de rivaux. Un tel besoin d'action me possédait, que la récompense, que j'ambitionnais de mon père était la permission d'aller dans le bûcher fendre du bois.
De tous les professeurs que j'ai eus, à l'époque dont je parle, un seul ne criait pas haro, c'était mon professeur de dessin, M. Cobus. Il ne désespéra jamais de moi, me sachant d'un naturel très franc et connaissant l'affection, l'adoration, pourrais-je dire, que j'avais pour ma mère. Dans ma détresse, ce soutien de M. Cobus me fut bien précieux, et je lui en ai conservé une profonde reconnaissance.
Je ne saurais écrire le nom de cet homme de bien, si charitable, qui a donné tant de lui-même et de son talent à des générations de jeunes gens de classes modestes, sans regretter que son souvenir ne se trouve pas perpétué dans la cité, au moins par une rue portant son nom.
Un souvenir de vacances, qui m'est resté particulièrement cher, se rapporte au séjour que nous faisions, chaque année, au château de Gellenoncourt, situé à peu de distance de Lunéville. Là, habitait M. de Gisancourt, intimement lié avec mon père. Sous la Restauration, ils avaient servi ensemble au 5e Cuirassiers. La quinzaine que nous passions à Gellenoncourt était pour moi le meilleur temps de mes vacances.
Ma mère était la tendresse, la bonté, le dévouement mêmes. Elle avait conservé pour son père, doué des qualités qui la distinguaient elle-même, le plus touchant souvenir. Que de fois m'en a-t-elle entretenu ! et c'est à sa mémoire qu'elle faisait appel à chacun des succès que j'obtins par la suite.
Mon père était sévère, mais pour moi d'une sévérité méritée qui a porté ses fruits. A ma reconnaissance pour ce qu'il a fait afin de me mettre dans le bon chemin, s'est joint mon profond respect, ainsi que ma plus vive affection.
Des faits, insignifiants en eux-mêmes, peuvent parfois exercer une grande influence sur de jeunes natures, surtout lorsqu'ils se produisent au moment voulu ; il en suis un exemple.
Un jour mon père avait à déjeuner l'un de ses anciens camarades du 5e Cuirassiers. C'était, si je ne me trompe, M. Bisot, alors colonel d'un régiment de lanciers. Au cours du déjeuner, un sous-officier, portant deux ou trois chevrons, apporta un pli au colonel. Le sous-officier parti, le colonel dit à mon père que ce maréchal des logis était le fils de l'un de leurs anciens camarades, qu'il nomma mais dont j'ai oublié le nom, que, malgré ses appuis, on n'avait jamais pu en faire autre chose que ce qu'il était et qu'il se retirerait maréchal des logis. J'avais regardé attentivement ce sous-officier, et mon père, qui, sans doute, en avait fait la remarque, me dit dans la soirée : « Tu as entendu ce que le colonel a dit de ce sous-officier que tu as vu ce matin. Eh bien ! un jour, j'aurai la douleur de te voir dans la même situation que lui. » Il faut dire que jamais je n'avais pensé pouvoir être autre chose que soldat, cavalier, et que maintes fois mon père m'avait di. qu'il m'engagerait. Aux paroles de mon père, que ni i je viens de rapporter, je ne répondis rien, mais elles laissèrent en moi de profondes traces et, à partir de cette époque, je m'amendai, je commençai à travailler. Peut-être aussi le moment en était-il venu.
J'ai donc été dans mes débuts de collège un piètre élève, mais déjà j'étais possédé d'une passion : l'amour du cheval, et, si l'on avait cherché au fond de mon sac d'écolier, on y aurait trouvé, mêlés à mes livres de classe, un Bourgelat et un La Guérinière, pris dans la bibliothèque de mon père, et qui m'intéressaient bien autrement que ce que j'aurais dû apprendre.
J'insistai près de mon maître de dessin, M. Cobus, dont je viens de parler, et avec toute l'indiscrétion que peut y mettre un enfant, pour qu'il me fit dessiner des chevaux, alors que j'avais grand'peine à faire à peu près un, nez ou un œil, suivant les pratiques de l'époque. Enfin, fatigué de mes obsessions et pensant me faire revenir de ce qu'il considérait comme un caprice, M. Cobus me donna un squelette de cheval à copier. Quel fut son étonnement quand il m'entendit, moi qui si souvent restais court dans mes leçons, lui dire les noms de tous les os du squelette, depuis la tête jusqu'aux pieds ! il n'en revenait pas.
Cet amour du cheval commença à s'emparer de moi dès ma première enfance. Quel que fût le jeu auquel je me livrais, je ne pouvais entendre un cheval passer dans la rue, sans courir à la fenêtre pour le voir ; rien ne me retenait.
Mon père, en quittant le service, avait conservé un cheval. Ce cheval était une jument fort belle, dont je pourrais, aujourd'hui encore, faire le portrait exact. Elle s'appelait Cocotte ; sa robe était alezane et bien dorée. J'avais conservé précieusement de ses crins et peut-être qu'en cherchant bien, je les retrouverais encore. C'est sur elle que j'ai fait mes premières armes, comme enfant, puis comme petit jeune homme. Lorsque j'étais tout enfant et que la jument allait à la promenade, j'attendais patiemment son retour près de la porte de la rue. Aucun attrait de jeu, ou autre, n'aurait pu me faire quitter mon poste, et cela pour être hissé sur le dos de la jument, à son retour de la promenade et faire les quarante ou cinquante pas qui séparaient la porte de la rue de la porte de l'écurie.
Comme Cocotte était très douce, on me la laissa monter en toute liberté vers ma treizième année. C'est alors que ma mère me transmit, dans les limites du possible, les principes équestres qu'elle avait reçus de son père.
Mais mon premier maître réel, qui me donna de véritables leçons, lorsque J'approchais de quinze ans, et qui se poursuivirent ensuite, fut le commandant Dupuis.
Le commandant Dupuis, dont le père avait émigré et s'était fixé à Lisbonne, reçut son instruction équestre dans les écuries du roi de Portugal.
Au cours de nos guerres de la péninsule, le jeune Dupuis entra dans nos rangs et le maréchal Ney le prit dans son état-major. Le maréchal, dans le fort de l'action, avait un singulier tic, me disait le commandant Dupuis; il crachotait à tout instant, sans se préoccuper de ceux qui l'abordaient et que sa salive atteignait souvent.
Le commandant Dupuis m'a raconté une anecdote que j'aime à me rappeler, la voici :
Dans une petite ville d'Espagne, dont j'ai oublié le nom, il eut pour logement, étant alors sous-lieutenant, une chambre qui, d'habitude, devait être occupée par une jeune fille ; du moins les objets, qui s'y trouvaient, le faisaient supposer. Il se livra à l'examen de la chambre et, sous une coupe placée sur la cheminée, il trouva une petite croix d'or passée dans un ruban de velours. L'imagination du jeune sous-lieutenant était ardente. Elle lui persuada que cette petite croix avait été portée par la jeune fille, qu'il rêvait devoir être charmante et dont il croyait occuper la chambre. Il voulut emporter un souvenir lui rappelant ses impressions et, le lendemain, au moment du départ, il s'empara de la petite croix. Mais, si son imagination était vive, ses sentiments étaient délicats, et arrivé à quelques lieues du gîte où il avait passé la nuit, le remords s'empara de lui. « Mais c'est un vol, se dit-il, que j ai commis là ». Alors, sans calculer le danger qu'il y avait à retourner, seul, dans cette ville où nos troupes n'avaient été accueillies que de force, il fait demi-tour, gagne la maison où il a passé la nuit, replace la petite croix là où il l'avait prise, puis rejoint l'état-major du maréchal.
Cette anecdote suffit, n'est-ce pas, pour vous faire connaître le côté chevaleresque du caractère du commandant Dupuis, pour lequel je me passionnai et dont je pourrais vous donner d'autres exemples.
Les sentiments d'amitié qu'il voulait bien me témoigner, à moi tout jeune homme, m'avaient fortement attaché à lui, et avec quel intérêt je l'écoutais raconter des épisodes, dans lesquels il avait eu sa part, se rapportant aux campagnes de l'Empire ! Son caractère élevé trouvait son reflet dans ses paroles et je m'enthousiasmais à ses récits qui ne faisaient qu'aviver mon désir de porter un jour l'épée.
Le commandant Dupuis, à côté de ses grandes qualités, avait un défaut de caractère : il était d'une susceptibilité extrême. Maints duels, dont il parlait volontiers, en avaient été les conséquences. Souvent, se plaçant en face de moi et me mettant en main son sabre courbe d'ancien hussard (il prononçait huzard), son « bancal » comme ce sabre était vulgairement appelé, il me disait : « Voyez-vous, quand on s'aligne avec ce sabre, c'est le tranchant en dessus, non à droite, qu'il faut le tenir, et ne frapper que de la pointe. Au premier mouvement de poignet de votre adversaire pour vous porter un coup de sabre, fendez-vous à fond, vous recevrez peut-être une balafre, mais vous frapperez en pleine poitrine votre adversaire ». Le commandant Parquin, dans ses Souvenirs et Campagnes, s'explique assez mal sur cette tenue du sabre courbe dans le duel, mais il a voulu dire ce que le commandant Dupuis expliquait si clairement.
Sa carrière fut arrêtée par un événement dû au côté chevaleresque de sa nature, mais aussi à sa grande susceptibilité. Il était alors chef d'escadrons au 11e Dragons, à Lunéville, lorsque, à la suite d'une discussion survenue dans le service, il crut avoir à se plaindre d'un capitaine, nommé B... Au lieu de punir le capitaine, si celui-ci le méritait, il lui demanda satisfaction sur le terrain. Le duel se fit en deux reprises et fut fatal. Dans la première reprise, le combat n'aurait pas été d'une régularité parfaite et le commandant Dupuis reçut à la poitrine un coup d'épée qui détermina une forte hémorragie. La chemise qu'il portait était inondée de sang ; il l'avait conservée et me l'a montrée plus d'une fois en me retraçant les péripéties de ce duel. A la seconde reprise, le capitaine B... fut tué. A la suite de cet événement, le commandant Dupuis avait été mis en retraite d'office.
Dans sa pensée, une raison particulière avait eu son poids dans la mesure qui le frappait. Le gouvernement de Juillet était alors le gouvernement existant. Il n'y avait pas défense de porter la croix de Saint-Louis, parce que cette mesure ne pouvait être imposée, mais on ne laissait pas ignorer aux officiers qu'ils se rendraient agréables au nouveau gouvernement en ne la portant pas. Ai-je besoin de vous dire que le commandant Dupuis ne fut pas de ceux-là. Pour les courtisans du nouveau régime, porter la croix de Saint-Louis c'était afficher une opinion politique favorable au gouvernement déchu. Cette manière d'envisager le port d'une décoration exclusivement militaire qui exigeait, pour être accordée, vingt ans de grade d'officier ou une action d'éclat, cette prohibition tacite de la porter, étaient non seulement en opposition avec tout sentiment militaire et élevé, mais ne pouvaient trouver de sanction ni dans la raison ni dans la justice. Toujours est-il que le commandant Dupuis a obéi à un noble sentiment en continuant à porter sa croix de chevalier de Saint-Louis et si, comme il le croyait, certains lui en ont fait un crime, il n'en est ressorti pour lui que plus d'honneur.
Était-ce le souvenir de sa carrière brusquement arrêtée ou tout autre motif ? je ne sais, mais le commandant Dupuis, qui était célibataire, vivait dans un grand isolement. Rien ne semblait le rattacher à la vie. Que de fois m'a-t-il dit : « Tout ce que je demanderais aujourd'hui, c'est un champ de bataille et une balle entre les deux yeux » !
Si je vous ai parlé longuement du commandant Dupuis, c'est non seulement parce qu'il fut mon premier maître d'équitation, mais encore et surtout parce que le prestige dont je l'entourais a exercé sur moi une grande influence. Lorsqu'il voulut bien s'intéresser à moi, j'étais sorti de l'enfance où les impressions sont si fugitives, j'étais arrivé à l'âge où, au contraire, elles sont tenaces. Celles que j'ai conservées de lui ne m'ont jamais abandonné et, plusieurs fois dans ma vie, j'ai fait appel au souvenir de cette âme vaillante et généreuse.
Ce n'est pas seulement dans mon souvenir que j'ai conservé trace de l'instruction équestre reçue du commandant Dupuis. Vous trouverez, dans les cartons renfermant mes notes sur l'équitation, les feuilles détachées d'un agenda sur lequel j'écrivais, à la suite de ses leçons, les pratiques essentielles qui en ressortaient pour moi. Ces pages vous offriront, sans doute, peu d'intérêt, mais elles vous diront que, dès cette époque, je commençais à me laisser absorber par un art auquel J'ai donné, en pratique et en méditations confiées au papier, une si large part de ma vie.
Le commandant Dupuis me donna leçon sur plusieurs chevaux. Je vous ai parlé de Cocotte, ma première monture. Elle avait vieilli ; une fois couchée, c'était tout un travail pour la remettre sur ses jambes ; son estomac ne s'accommodait plus que de pain et d'avoine moulue. Grâce à ces moyens, on put prolonger son existence, mais elle n'était plus en état de rendre aucun service. Caïd et Daguet furent les deux chevaux qui lui succédèrent dans l'écurie de mon père. Je les montai également, mais ils étaient peu propres à la selle et ma grand'mère me donna l'une des plus grandes joies de ma vie, en faisant venir de chez l'un de ses fermiers un petit cheval, dont j'eus la libre disposition pendant les vacances qui suivirent ma dernière année au collège de Lunéville. Je l'appelais Cosaque, et, en vérité, il justifiait assez son nom. Il présentait tous les caractères de nos anciens petits chevaux lorrains, si sobres, si résistants, et qui rappelaient encore, bien que de loin, leurs aïeux, que le roi de Pologne, Stanislas, fit venir de la Pologne et de l'Ukraine pour améliorer la race du pays.
Je me livrais aussi à l'exercice du vélocipède, mais, entre celui dont je faisais usage et les vélocipèdes d'aujourd'hui, il y a autant de différence qu'entre la diligence et la locomotive. Il était d'un poids énorme, à deux roues ; les pieds posaient à terre, et c'était en pressant le sol alternativement de l'un et l'autre pied qu'on le faisait marcher. Il venait de mon père, qui s'en était servi dans sa première jeunesse, et, s'il se retrouvait aujourd'hui, il aurait sa place au musée des antiques.
J'arrive au moment de ma vie où je change du tout au tout. Je vous ai dit quel triste élève j'ai été dans mes premiers temps de collège. Au cours de la dernière année passée à Lunéville, je commençais à m'amender, mais c'est l'année suivante, lorsque je fus envoyé au collège de Nancy, qu'alors je me livrai au travail avec une ardeur répondant à celle que je mettais dans les exercices corporels.
J'avais seize ans, en arrivant à Nancy et, après un an passé dans ce collège, j'étais reçu à Saint-Cyr avec le numéro 35. La liste d'admission comportait trois cents et quelques noms. Vous comprendrez combien j'ai dû travailler pendant cette année-là. J'avais tant de choses à apprendre, de temps perdit à réparer !
Mon correspondant, conseiller à la cour et ancien président du tribunal de Lunéville, ne me faisait sortir que rarement. J'étais loin de m'en plaindre. Les jours de congé, je cherchais même à esquiver les promenades pour travailler.
CHAPITRE IV
Saint-Cyr. - Mes grades de caporal et de sergent-fourrier. - Mes succès en gymnastique. - Esprit des élèves. - L'ancien régime de Saint-Cyr. - L'admission dans la cavalerie.
J'entrai à Saint-Cyr le 20 novembre 1842. J'avais dix-sept ans ; c'était la limite inférieure d'âge imposée pour l'admission à l'école militaire et j'en sortis à dix-neuf ans, étant classé le trente et unième de ma promotion.
Je me trouvais naturellement être l'un des plus jeunes d'âge et lorsque, le 25 mars 1890, j'atteignis soixante-cinq ans, limite fixée à l'autre extrémité de l'échelle, J'étais le seul, encore en activité de service, de toute ma promotion. Elle s'appelait « la promotion du Tremblement » et avait emprunté son nom à un violent tremblement de terre qui avait désolé la Martinique, si j'ai bonne mémoire.
Je ne saurais vous dire ma joie lorsque je connus mon admission à Saint-Cyr et le sentiment de fierté qui s 1 empara de moi, au moment où j'endossai l'uniforme de l'école. La tenue de collégien, que je quittais, m'humiliait. Pourquoi ? Je ne sais trop, car des jeunes gens plus âgés que moi la portaient. Il est vrai qu'elle était peu flatteuse et que le chapeau haut de forme, à poils rudes, qui la complétait, devait la rendre quelque peu ridicule. Et puis, en la portant, je sentais que je n'étais rien, qu'elle pouvait être le partage de tout le monde, tandis qu'il n'en était plus de même de mon uniforme de Saint-Cyrien. Celui-là, je l'avais gagné par mon travail et il me faisait soldat, presque officier. Ah ! que j'en étais fier ! Pendant les deux années que je le portai, ce sentiment ne s'atténua aucunement. Pour rien au monde je ne l'aurais quitté lorsqu'étant en congé je pouvais prendre l'habit bourgeois.
Nous étions classés par rang de taille et divisés en deux demi-bataillons de quatre compagnies chacun. Les élèves, les plus grands, composant le demi-bataillon de droite, étaient désignés sous l'épithète de « chameaux ». Les élèves composant le demi-bataillon de gauche étaient dénommés « graines ». J'étais placé en tête de celui-ci. Je me trouvais donc juste dans la moyenne comme taille.
Le général de Tarbé, qui commandait l'école, avait parcouru une partie de sa carrière sous l'Empire. Il était de petite taille, très maigre, très brun. Cet ensemble, joint à son visage complètement rasé, lui donnait une certaine ressemblance avec le Bonaparte d'Italie et d'égypte. Il était sévère et menait fort bien son école.
De tous nos professeurs, celui que nous aimions le mieux entendre était M. Millet, le professeur d'Histoire de France. Il savait faire vibrer en nous toutes les cordes du patriotisme et lorsque, terminant le récit de la bataille de Waterloo, il frappait avec violence le plancher de sa chaire, quoique son action fût prévue, bien des yeux se mouillaient.
Je me livrais avec ardeur, avec un plaisir véritable, à mon métier de soldat. Tout ce qui s'y rapportait me charmait, et la manière dont je satisfis à tous mes devoirs militaires me valut d'être nommé caporal au cours de la première année, le 12 juin 1843, et sergent-fourrier au commencement de la deuxième, le 20 janvier 1844.
Mes galons de caporal me jouèrent un mauvais tour. Dans la nuit qui précéda le départ en vacances, des désordres se produisirent dans le dortoir où je me trouvais. Les coupables ayant su se dissimuler, mes galons me valurent d'être pris comme responsable, et une punition de quinze jours de salle de police me fut infligée. Le lendemain matin, lorsque, dans ma cellule disciplinaire, j'entendis les cris de joie de mes camarades quittant l'école, J'eus un véritable accès de désespoir, en pensant qu'il me faudrait attendre quinze jours pour avoir la joie, que je croyais si proche, de me retrouver près de mes parents. Il y avait un an que je ne les avais vus. A cette époque, l'année se passait sans que les élèves pussent se rendre dans leurs familles, s'il fallait, pour cela, aller au loin. Le régime de la salle de police n'était pour rien dans mon chagrin. Il était sévère pourtant. Les huit premiers jours, on ne sortait pas de sa cellule et la nourriture journalière comprenait une ration et demie de pain, une assiette de soupe matin et soir. Et quelle soupe ! Un domestique l'apportait dans un seau, puis la transvasait dans l'assiette, munie d'une cuiller, placée d'avance à la porte de chaque cellule et sur le plancher. L'assiette laissait fort à désirer comme propreté. Des chats, rendus nécessaires par les souris qui infestaient cette partie des bâtiments, complétaient le nettoyage de l'assiette. Sous l'action de leurs langues, on entendait la cuiller se promener sur l'assiette. Aussi, je ne touchais pas à la soupe et me contentais de mon pain. Cette fois, d'ailleurs, mon séjour à la salle de police ne fut pas de longue durée. Le soir même du départ de mes camarades, je fus rendu à la liberté. La joie qui alors m'inonda, je ne l'oublierai jamais.
Les exercices qui avaient mes préférences étaient ceux de la salle d'armes et du gymnase. Ces derniers devaient être pratiqués trois fois par semaine par chaque demi-bataillon alternativement. Cela ne me suffisait pas et je m'arrangeais de façon à aller au gymnase, non seulement avec mon demi-bataillon, mais encore avec celui auquel je n'appartenais pas.
Mes succès en gymnastique avaient marqué et, bien des années après l'époque dont je parle, une circonstance me les rappela. J'étais alors général et j'assistais aux obsèques du général Chanzy. Dans l'assistance se trouvait le général Ritter, mon camarade d'école, qui avait été l'un de mes émules en gymnastique. J'allai à lui, m'annonçant comme étant de sa promotion, et je lui demandai s'il me reconnaissait. Après m'avoir fixé quelques instants, il me dit : « Votre nom ne me revient pas, mais je vous reconnais c'est vous qui étiez si fort au gymnase. » Je ne pensais guère, en allant à mon ancien camarade, qu'il eût conservé de si lointains souvenirs et que le gymnase de Saint-Cyr fût le seul terrain sur lequel sa mémoire pût me retrouver.
L'esprit qui animait les élèves de l'école militaire, ait temps où je me reporte, était bien différent de celui qui régnait chez ces jeunes gens lorsque, seize ans plus tard, je retournai à Saint-Cyr comme chef d'escadrons. Les Saint-Cyriens étaient alors, il est vrai, plus policés que nous, avaient des mœurs plus douces, mais, chez eux, l'esprit militaire était loin de se présenter aussi vivace qu'autrefois. Nous, nous visions surtout à être soldat, troupier, et si nos manifestations à cet égard n'étaient pas toujours d'un goût irréprochable, le fanatisme du métier, du moins, était commun dans nos rangs. Ainsi, dans nos promenades du dimanche, véritables marches militaires, trouvant que mon sac, chargé comme il était ordonné, n'était pas assez lourd, pour m'endurcir et me faire à la fatigue, j'ajoutais à grand'peine à son chargement une bouteille contenant un litre d'eau. Je cite ce fait pour vous faire sentir quelles étaient nos tendances.
La différence entre les deux époques dont je parle ne se bornait pas à l'esprit qui animait les élèves. Les deux régimes, dans leur ensemble, étaient bien différents. Celui auquel nous étions soumis était autrement rigide. Je me bornerai à en dire quelques mots concernant la nourriture et l'habillement.
Notre alimentation non seulement ne comportait aucune recherche, mais nous étions rationnés pour le pain, et cette ration était vraiment insuffisante pour de gros appétits. Notre déjeuner ne consistait qu'en un verre d'abondance et le prélèvement que nous jugions à propos de faire sur notre ration de pain.
Quant à notre tenue, elle ne comportait ni manteau, ni pardessus d'aucune sorte. Hiver et été, elle était la même pour le dehors : l'habit à queue de morue, alors porté par l'infanterie. Sur les épaules nous avions des contre-épaulettes, que nous appelions galettes. Les épaulettes constituaient une récompense. Elles étaient rouges pour le demi-bataillon de droite, jaunes pour le demi-bataillon de gauche, et en tout semblables aux épaulettes données alors dans les régiments de ligne aux compagnies de grenadiers et de voltigeurs.
Nos jours de sortie étaient rares, et encore, pour en jouir, fallait-il réunir bien des conditions. Aussi mon frère, entré à Polytechnique en même temps que moi à Saint-Cyr, venait-il souvent me voir le dimanche, à l'heure fixée pour les visites. Lorsque j'avais une demi-sortie, nous passions à Versailles une heure de liberté. Les jours, bien rares, où j'avais une sortie complète, nous nous retrouvions, mon frère et moi, à Paris, chez une sœur de mon père, Mme Dumesnil, qui lui était unie par la plus tendre affection. Elle n'avait pas d'enfants et nous aimait comme si nous avions été les siens.
L'admission dans la cavalerie, soumise à des procédés si divers depuis la création d'une section de cavalerie, se faisait alors au moment de la sortie de l'école et n'était contrôlée par aucune épreuve pratique, l'équitation ayant cessé, depuis 1824, de faire partie de l'instruction donnée à Saint-Cyr. Le choix pour la cavalerie s'exerçait en suivant l'ordre du classement. Les élèves peu laborieux, qui désiraient servir dans cette arme, dont mon numéro de sortie m'assurait l'entrée, trouvaient là un stimulant au travail.
Malgré la sévérité du régime auquel nous étions soumis, malgré la perspective de Saumur, si séduisante pour moi, ce n'est pas sans éprouver certains regrets que je quittai Saint-Cyr. Sans trop envisager l'avenir, je sentais que je me séparais, pour toujours peut-être, de bons camarades, dont je n'ai jamais perdu le souvenir. Puis, mon fusil, première arme de soldat mise entre mes mains et que j'avais vue transformer de fusil à pierre en fusil à piston, mes buffleteries, que je blanchissais avec tant de soin, avaient aussi une part dans mes regrets.
Mais ils étaient dominés par un sentiment tout intime et bien douloureux qui obscurcissait la joie que j'aurais dû ressentir, au moment où l'épaulette allait m'être donnée. En rentrant à Lunéville, je savais trouver la maison en deuil. Quelques semaines avant que je quitte Saint-Cyr, nous avions perdu la sœur de ma mère, une sainte, qui ne s'était jamais séparée de ma grand'mère, à laquelle elle s'était dévouée et que nous entourions de la plus vive affection.
CHAPITRE V
Mon cours d'officier élève à Saumur. - énéraux commandant l'école. - Colonel Selve (Soliman-Pacha). M. de Novital, écuyer en chef. - Enseignement équestre. Les sous-maîtres de manège. - Rousselet et Novital. - « Ourphaly ». -Appel à l'ancien langage. - Le passage. - Brifaut. - Beucher de Saint-Ange. - « Caravan » et « Karchàane ». - Jocard et Cravin. - Le cheval « Sauvage » - Le capitaine Buraud. - Enseignement théorique et pratique. - Cordier. - Mon premier dressage. - Le littéral. - Tenue de l'officier élève. - Les généraux d'Audenarde et Marbot. - Je sors n° 1.
À l'expiration de mon congé je partis pour Saumur, où j'arrivai le 1er janvier 1845, pour faire mon cours d'officier élève, qui avait alors une durée de deux ans et qu'aucun congé ne partageait. Pendant ces deux années, je ne pus par conséquent revenir une seule fois à Lunéville.
Sur les quarante-trois officiers élèves que ma division comprenait, trente-deux, en raison de leur numéro de sortie de Saint-Cyr, avaient obtenu directement la cavalerie en quittant l'école militaire ; huit y étaient entrés par permutation, leur numéro de classement ne leur avant Permis de l'avoir directement ; trois, sortis de Saint-Cyr un an avant nous, avaient pris place dans nos rangs, n'avant pu suivre, pour cause de santé, le cours auquel ils auraient dû appartenir.
Lorsque j'arrivai à Saumur, l'école était commandée par le général de Prévost. Il avait débuté comme vélite aux Chasseurs à cheval de la Garde impériale et avait été décoré, nommé capitaine au cours des guerres de l'Empire. Son commandement était ferme et paternel à la fois.
Quelques mois après mon arrivée, le général de Prévost fut remplacé par le général Budan de Russé qui sortait de l'école de Fontainebleau. Comme son prédécesseur, il avait été nommé capitaine sous l'Empire, et, dans ce grade, distinction bien rare, il avait reçu la croix d'officier de la Légion d'honneur. Ses états de services étaient des plus brillants. Il n'en était pas tout à fait de même de ses aptitudes cavalières, et, de ce côté, on eût pu désirer mieux pour le chef de l'école de cavalerie.
Le colonel Deshayes, commandant en second, ne brillait pas non plus au point de vue équestre. Grand, de forte corpulence, la goutte pesait sur lui d'une manière presque constante et le rendait peu ingambe. À ce propos, me revient le souvenir d'un événement qui eut du retentissement dans l'école lorsqu'il se produisit.
Dans le courant de 1846, l'école fut visitée par le colonel Selve, devenu Soliman Pacha, depuis qu'il avait pris du service en égypte près de Méhémet Ali. Il avait quitté le service de France à la fin des guerres de l'Empire, après les Cent-jours, et était devenu major-général de l'armée égyptienne. C'était un beau vieillard à longue barbe blanche et d'une magnifique prestance. Sa belle réputation militaire en faisait pour nous, jeunes officiers, un objet d'admiration.
Au nombre des exercices qui se firent à son intention, il y eut, dans le manége des écuyers, une reprise des sous-maîtres de manège. Soliman-Pacha, était placé près des piliers pour mieux en juger. Le colonel Deshayes l'accompagnait et, la goutte lui rendant la station debout douloureuse, il avait pris place sur une chaise. Les autres spectateurs étaient dans les tribunes où se trouvaient plusieurs femmes d'officiers. Mme Deshayes était du nombre. La reprise se passa fort bien jusqu'au mouvement final. Les cavaliers, formés en ligne au fond du manège, devaient partir au galop allongé et s'arrêter à quelques pas des piliers. Malheureusement la porte du manège était restée ouverte, et quelques chevaux, traversant la ligne des piliers, entraînèrent leurs cavaliers en dehors du manège. Soliman Pacha put se préserver du choc des chevaux en s'abritant derrière un piller. Mais le colonel Deshayes, très lourd et peu ingambe, comme je l'ai dit, brisa sa chaise, dans l'effort qu'il fit pour se lever, et s'étendit tout de son long dans la poussière du manège. Cette chute, jointe aux craquements de la chaise mise en morceaux, fit croire, un instant, que l'infortuné colonel avait les os brisés. Grand émoi dans les tribunes ; Mme Deshayes perd connaissance, et chacun d'accourir près du colonel qui, à grand'peine, se remettait sur ses pieds, n'ayant heureusement d'autre mal que celui qu'il avait pu se faire lui-même.
Le manège avait pour écuyer en chef le chef d'escadrons Delherm de Novital. Il était de petite taille, beaucoup plus à son avantage à cheval qu'à pied, et c'est ainsi que je ferais son portrait équestre : Il avait le bassin large, les cuisses bien descendues, les jambes parfaitement placées et d'une grande fixité. Il portait bien la botte et chaussait élégamment l'étrier. L'éloge ne pouvait se continuer aussi complet lorsqu'on considérait les autres parties du corps. Le cou était court, le rein cambré, et, dans le cours du travail, le buste avait une tendance à se porter en avant. La main de la bride, dans sa fixité, présentait un manque de souplesse qui se retrouvait dans l'ensemble de la position, où dominait une certaine raideur, qui, d'ailleurs, était dans le caractère de l'homme. En somme, le commandant de Novital répondait, en grande partie, au type qu'on se faisait alors de l'écuyer militaire. La selle anglaise, qui lui était personnelle, avait une forme particulière qui favorisait la descente des cuisses mais disposait le corps à se porter en avant. Très rembourrée du derrière, le troussequin très élevé, les quartiers portés en arrière, elle exagérait un peu la selle dite alors « selle Baucher ».
La direction donnée à l'enseignement équestre visait bien moins le travail d'extérieur que le travail de manège auquel on sacrifiait trop.
Le trot enlevé, loin d'être en faveur, était, en principe, interdit. Au lieu d'être préconisé, il était subi, en quelque sorte, par suite de la manière de faire instinctive des élèves.
« Le cours d'équitation militaire » à l'usage des corps de troupes à cheval, approuvé par le ministre de la guerre et professé à Saumur depuis 1825, prescrivait bien, pour le travail de carrière, l'emploi de la selle anglaise, « mais en observant toujours les principes de l'équitation française », c'est-à-dire sans faire usage du trot enlevé, dit anglaise.
Aussi le comte d'Aure, dans son « Cours d'équitation » de 1851, qui devait, après une refonte, être substitué, en 1853, au cours de 1825, était-il autorisé à dire, en parlant du trot enlevé : «C'est une innovation à introduire dans l'instruction équestre. »
Les obstacles à franchir se bornaient à une barre mobile et à un fossé.
L'enseignement n'envisageait pas les procédés à employer pour mettre le cheval dans la plénitude de ses moyens et ne comprenait ni steeple, ni entraînement, ni équitation de course.
Le travail, en dehors du Chardonnet, alors unique terrain de manœuvre, se bornait à des promenades sur les route et à de rares exercices à travers les landes,
Il faut dire que les chevaux de carrière étaient fort médiocres en général et bien inférieurs en qualité aux chevaux de manège. Ils avaient eu leurs beaux jours lorsque le général Oudinot, qui les introduisit à l'école, obtint de faire venir une remonte d'Angleterre. J'ai vu le dernier survivant de cette remonte, du moins celui qu'on désignait comme tel. Il s'appelait Pitt et réalisait assez le type du hunter.
Le dressage des jeunes chevaux occupait dans l'instruction une place assez minime. En réalité, il ne se trouvait qu'effleuré et était enseigné théoriquement plus que pratiquement.
L'écuyer en chef exigeait, dans le travail du dehors, une rectitude trop militaire et qui n'est pas en rapport avec le caractère que ce genre de travail doit présenter.
Intrépide cavalier de sa personne, il ne semblait pas viser assez à donner la même qualité aux élèves, bien que n'étant pas pour nous précisément d'humeur tendre. En voici un témoignage :
Sauvage, cheval de manège de méchant caractère, ayant désarçonné le lieutenant Heina, s'agenouilla sur lui et le mordit cruellement au bras. A la suite de cet accident, la demande de mettre, à l'avenir, un panier à ce cheval, fut adressée au commandant de Novital qui répondit : « Oui, s'il recommence », et ce ne fut qu'à la suite de nouveaux actes de méchanceté qu'un panier fut adjoint à la bride de Sauvage.
L'enseignement personnel, donné par l'écuyer en chef, se portait surtout, je pourrai dire : presque uniquement, sur les sous-maîtres de manège. Les raisons en sont faciles à trouver.
Le commandant de Novital ne pouvait faire une observation de sang-froid et, dans le service, la colère perçait chez lui à tout propos. De là naquirent, en plusieurs circonstances, des difficultés avec les officiers, dont plusieurs avaient riposté à ses écarts de langage. Les sous-maîtres, qui étaient sous-officiers, tous jeunes d'âge, se trouvaient naturellement d'humeur plus accommodante. Puis, leur avenir était, en grande partie, dans les mains de l'écuyer en chef, qui leur en imposait d'ailleurs par son talent et son grade relativement très supérieur. Ils surent répondre complètement à ses soins et formèrent une pléiade de cavaliers exceptionnels parmi lesquels on remarquait : Ducas, cavalier disgracieux, mais dresseur très habile ; Dijon, qui, dans la suite, dirigea le manège de Saint-Cyr, puis celui de l'école d'État-major. Mais le plus complet de tous était Guérin, qui devait un jour commander le manège de Saumur et auquel j'ai succédé dans ces fonctions spéciales.
L'écuyer de Saumur le plus en renom était le commandant Rousselet. Je l'ai compris au nombre des écuyers français célèbres, lorsque, général commandant l'école, j'ai fait établir, dans le manège des écuyers, des tables de marbre sur lesquelles leurs noms ont été gravés. Je m'étendrai sur lui lorsque, en écrivant ces pages, le moment en sera venu. Pour l'instant, je ne veux parler du commandant Rousselet que pour le mettre en présence de l'écuyer en chef et, particulièrement, pour témoigner des difficultés de caractère du commandant de Novital.
Le commandant Rousselet avait été chef d'escadrons de cavalerie sous l'Empire et on lui en conservait gracieusement le titre. Il était officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, et avait de glorieuses blessures. A sa longue expérience, à son rare talent équestre il joignait une aménité de caractère, une politesse qui ne se démentaient jamais, et le respect de tous l'entourait. Néanmoins, il rencontra, dans ses rapports de service avec l'écuyer en chef, des difficultés et des heurts tels qu'il voulut prendre prématurément sa retraite d'écuyer.
Les notes manuscrites, qu'il a laissées après sa mort, en font foi. Je les ai eues toutes entre les mains et en ai pris de nombreux extraits.
La présence de Baucher à Saumur avait eu pour conséquence d'envenimer les rapports des deux écuyers. L'un, séduit par le grand novateur, poussait l'application de quelques-uns de ses procédés de dressage, les flexions d'encolure en particulier, à un point dont l'exagération, la rigueur ne seraient pas croyables aujourd'hui. L'autre, sage, doux, se montrait le continuateur convaincu et respectueux des principes qu'il avait reçus de ses maîtres, particulièrement du marquis Ducroc de Chabannes, dont il avait été le second au manège. Ses notes manuscrites le montrent comme étant en opposition formelle avec plusieurs assertions de Baucher et certaines pratiques que l'écuyer en chef préconisait avec tant d'ardeur.
La dissemblance de caractère des deux écuyers que je mets en présence, se retrouvait dans leurs chevaux.
Ourphaly, le cheval d'écuyer du commandant de Novital, présentait dans son travail une obéissance stricte, toute militaire, si je puis dire, tandis qu'Effendi, le cheval d'écuyer du commandant Rousselet, Arc-en-ciel, qui lui succéda, semblaient, par leur gentillesse, aller au-devant de l'obéissance. Ils se maniaient en se jouant, avec la grâce et la gaîté du cheval en liberté.
Ourphaly, dont le dressage a été pour beau coup dans la réputation du commandant de Novital, était originaire du midi, de race navarine, comme on disait alors. Sa robe était grise, de même que celle de tous les chevaux d'écuyer à cette époque. Construit en hercule, près de terre, sa ligne de dessus, son rein étaient irréprochables et ses quartiers d'une grande puissance. Son corsage, bien tourné, reposait sur des membres secs en même temps que très fournis. Son port de queue en trompe était fort élégant. Sa tête était un peu forte, mais carrée et expressive. Là où il péchait, c'était dans une partie de son bout de devant ; l'encolure aurait pu être plus légère, greffée plus haut, et le garrot, surtout, mieux sorti. Si ces imperfections, que je signale, rendaient difficile à Ourphaly un branle de galop suffisamment élevé et détaché de terre, la régularité de son passage, par contre, s'en trouvait favorisée. Dans cet air, en effet, ses hanches, très puissantes d'ailleurs, n'étant pas entravées dans leur jeu par la prédominance du devant, fonctionnaient avec une énergie, une élévation en rapport parfait avec l'action des épaules.
Conformément à la manière de dire usitée autrefois, et très appropriée, à mon sens, au langage équestre, je prends la partie pour le tout. En disant « épaules », j'entends l'ensemble des membres antérieurs, et, en disant « hanches », je comprends les membres qui s'y attachent. Aujourd'hui, on dit assez communément « croupe » au lieu de « hanches ». Cette dernière expression, bien qu'ayant peut-être vieilli, doit être conservée dans le langage équestre. Elle est plus caractéristique et permet, lorsqu'il en est besoin, - c'est là son principal avantage - de faire une distinction entre le membre postérieur droit et le gauche, ce que ne permet pas l'expression « croupe » qui les comprend tous deux.
Je ferai un autre appel à l'ancien langage. Cette fois, c'est au cavalier qu'il s'adressera. Jadis, on disait fréquemment : « les talons », pour désigner les aides inférieures. Cette manière de dire, qui doit être conservée, offre l'avantage de comprendre à la fois les jambes et les éperons et peut avoir son utilité pour abréger les démonstrations, tout en y évitant une confusion possible, le mot « jambe » ne s'appliquant plus alors qu'au cheval.
J'en reviens au passage d'Ourphaly. Il était plein de vie et ne ressemblait en rien à ce passage automatique qui se rencontre chez nombre de chevaux plus ou moins bien ajustés. Chez les uns, les épaules font tout et traînent à leur remorque les hanches qui, rasant le tapis, ne semblent suivre qu'à regret, les jarrets ayant perdu tout ressort. Chez d'autres, ce sont les épaules qui ne s'étendent pas, les hanches qui n'agissent qu'en élévation ; ils semblent vouloir ramener sous eux leurs genoux à demi pliés, et l'impuissance dit cavalier à étendre les mouvements est manifeste. Chez Ourphaly, au contraire, les hanches, par leur impulsion énergique, chassaient les épaules, les faisant s'élever, s'ouvrir, s'étendre, et donnaient à l'ensemble des mouvements leur parfaite harmonie.
Toutefois je dois dire que le passage d'Ourphaly avait son cran. Il ne présentait pas tous les degrés d'extension, il n'avait pas cette perfection qui permet d'aller, par gradations insensibles, du passage sur place, du piaffer, au passage le plus étendu, le plus énergique, puis de revenir au piaffer, toujours en coulant et en parcourant toute la gamme ascendante et descendante, sans que jamais se produisent de modifications brusques dans la nature des mouvements.
Cette perfection ne peut être atteinte qu'en maintenant d'une manière constante l'activité du jeu des ressorts, conjointement avec leur souplesse. Elle exige, lorsque le passage est porté à sa plus grande extension, que les ressorts, tout en se tendant, demeurent flexibles, et, lorsqu'il est raccourci, lorsqu'il descend jusqu'au piaffer, il faut que les jarrets, tout en s'engageant sous la masse, conservent l'énergie de leur jeu, et que les genoux, bien que s'ouvrant moins, se lèvent avec action, tout en se portant en avant, comme si le cheval voulait gagner du terrain.
Ourphaly ayant, de nature, le galop peu détaché de terre, l'allure se présentait éteinte et perdait tout brillant lorsque son ralentissement dépassait certaines limites. Il pouvait être porté loin, le dressage ayant beaucoup renfermé le cheval. Il n'en était pas de même des chevaux du commandant Rousselet. Beaucoup moins renfermés, beaucoup plus libres dans leurs mouvements, un ralentissement extrême du galop n'était pas dans leur manière. Or, un jour que, suivant mon habitude, j'assistais de la tribune à la reprise des écuyers, l'écuyer en chef, qui était en tête de la reprise, fit descendre le galop à un degré de ralentissement qui ne permit plus au commandant Rousselet de conserver cette allure. À un moment, le vieil écuyer sortit de la reprise, disant : « Ce n'est plus du galop, c'est des sauts de pie ! » C'était assez vrai.
Ourphaly avait un excellent caractère. Que de fois ai-je vu ses flancs ensanglantés en témoigner ! Mais les meilleures natures ont leur limite. J'en eus la preuve au carrousel, dans lequel je figurai. L'entrée se faisait en suivant la ligne du milieu de la carrière, l'écuyer en chef marchant en tête des officiers. Puis chacun, successivement, prenant les pas de côté, faisait face à la tribune d'honneur pour saluer de la lance les autorités militaires qui s'y trouvaient. A une répétition, et, je ne sais à quel sujet, le commandant de Novital, se laissant aller à son caractère rageur, abusa étrangement des éperons. Depuis ce jour, il fut impossible d'empêcher Ourphaly de fuir au galop dans un appuyé précipité, dès qu'il approchait de la tribune d'honneur.
Quoi qu'il en soit, j'admirais fort l'écuyer en chef que j'identifiais avec Ourphaly, et je profite de l'occasion pour vous mettre en garde contre les impressions de jeunesse, si tenaces, si difficiles à déraciner, et qui, bien souvent, vont au-delà du vrai. En voici la preuve :
Plusieurs années après l'époque dont je parle, M. de Novital, devenu colonel du 2e Chasseurs, était en garnison à Lunéville, où je me trouvais en congé. Le colonel m'engagea à venir le voir monter un cheval, qu'il me dit être le frère d'Ourphaly. Le fait est que la ressemblance était frappante. L'impression que me laissa cette séance équestre ne répondit pas à celle que j'avais conservée de l'écuyer en chef de Saumur. Depuis l'époque où j'étais officier élève, j'avais acquis des points de comparaison que je n'avais pas alors. J'avais vu Laurent Franconi, ce magnifique cavalier, la majesté à cheval, lorsqu'il se présentait sur sa jument Norma ; puis, Baucher, d'Aure, mes deux illustres maîtres, si justement admirés. A ce moment, je pouvais donc comparer et, tout en reconnaissant à M. de Novital un talent véritable, ma raison, mon jugement, l'évidence enfin, ne me permettaient pas de lui donner une place approchant de celles occupées par mes deux maîtres. Néanmoins, les impressions de jeunesse sont telles, qu'aujourd'hui encore, pour le reconnaître, je dois faire effort sur moi-même. Il faut que je fasse appel à toute ma raison pour atténuer mes premières impressions, qui allaient au-delà du réel, et ramener à sa juste valeur l'admiration qu'avait l'officier élève pour son écuyer en chef.
Le personnel des écuyers ne comprenait, avec le commandant Rousselet, qu'un homme ayant vieilli dans le service des manèges et qui était appelé à y faire toute sa carrière : c'était le capitaine écuyer Brifaut.
Il avait débuté à Versailles dans les rangs inférieurs du manège et était venu à Saumur en 1825, lorsque l'école de cavalerie y fut transférée. Il était entré dans l'armée sous les auspices du général Oudinot, commandant l'école, mais tardivement, et n'était plus jeune lorsqu'il fut nommé officier.
Logé dans l'un des bâtiments affectés aux écuries, il était la cheville ouvrière du service intérieur du manège, dont il connaissait à fond tous les chevaux.
Brifaut avait pour lui une longue expérience ; il était bon professeur pour les débutants et donnait des soins tout particuliers à la position de ses élèves. La sienne manquait d'aisance et présentait l'apprêt qu'autrefois on supposait devoir exister chez l'écuyer de profession. Sa main n'était pas moelleuse ; il en ai en les preuves formelles lorsque, à mon second cours de Saumur, il m'a donné à monter ses chevaux de manège, Brillant et Néron. Il se servait peu de ses jambes, étrivait très long, tenait l'étrier tout à fait à la pointe du pied et aimait à répéter : « L'étrier est l'ornement du pied et non un moyen de salut. »
Il avait une spécialité, le dressage des sauteurs dans les piliers et en liberté. Le premier, disait-on, il avait monté les sauteurs en selle rase. Au premier carrousel donné à Saumur, c'était en 1828 et en l'honneur de Mme la duchesse de Berri, Brifaut monta, avec grand succès, son sauteur en liberté, Guerrier, qui était des plus remarquables. Aubert, vieil écuyer que j'ai connu et sur lequel j'aurai l'occasion de revenir, assistait à ce carrousel et avait conservé de Brifaut montant Guerrier le souvenir le plus flatteur.
Lorsque Baucher vint à Saumur pour y faire connaître sa méthode, il y avait dans les écuries du manège un cheval nommé Roulston, très récalcitrant au ralentissement du galop et au changement de pied. Brifaut, tout opposé qu'il était à l'adoption de nouveaux préceptes équestres, disait qu'il croirait à l'efficacité de la nouvelle méthode, si Baucher ralentissait Roulston et le faisait facilement changer de pied. Le cheval fut monté, non par Baucher, mais par son fils Henri, qui l'accompagnait. Après quelques leçons, les difficultés que présentait Roulston étaient diminuées, mais Brifaut n'en continua pas moins à professer et à pratiquer comme par le passé. En admettant qu'il eût voulu faire autrement, l'aurait-il pu ? La routine, en fait d'enseignement et de pratiques équestres surtout, est si difficile à déraciner !
Brifaut passa du manège de, Saumur au manège de l'école d'état-major qu'il dirigea, étant capitaine, puis chef d'escadrons. Par suite de son entrée tardive dans l'armée et appuyé des sympathies bien méritées que cet excellent homme, si zélé et consciencieux, avait su s'attirer, il resta en activité de service jusqu'à 65 ans. « J'ai eu ma retraite au même âge que les généraux de division », me dit-il, la dernière fois que je le vis. C'était en 1870, pendant le siège de Paris, qu'eut lieu notre dernier entretien.
J'ai dit que le manège de Saumur ne comprenait, comme écuyers de carrière, que le commandant Rousselet et le capitaine Brifaut. Il y avait bien encore M. Beucher de Saint-Ange, mais il ne professait pas l'équitation proprement dite, une hernie, disait-on, l'empêchant depuis longtemps de monter à cheval.
Il avait dans ses attributions la direction du haras, qui possédait deux étalons de grande valeur : Caravan, pur-sang anglais, et Karchâane, qui réalisait le type le plus accompli qu'on pût rêver du cheval arabe. « Il y a chez Karchâane surabondance de distinction », disait M. de Saint-Ange. Sa douceur de caractère était extrême, ses mouvements d'une grande élégance et d'une merveilleuse souplesse. Il n'était monté que tout à fait exceptionnellement et, aussitôt en transpiration, sa robe, qui était d'un blanc porcelaine éclatant, prenait des teintes tout à fait rosées. Un jour, je le vis monté et fort bien par le général Oudinot, qui était de passage à Saumur. Karchâane, son origine l'indique, était de petite taille. Il a produit des chevaux de manège de grande qualité, entre autres Tripolien, Ultimatum.
Caravan, de très haute taille et très étoffé, avait le poil bai-brun. Il était d'une grande méchanceté. Laurent, le sous-surveillant des palefreniers du haras, portait deux traces profondes de ses morsures.
Dès leur naissance, les produits de ces deux étalons reflétaient le caractère de leur père. Autant les produits de Karchâane se montraient doux, venaient volontiers à l'homme, autant les produits de Caravan fuyaient les visiteurs et se montraient d'humeur sauvage. Non seulement les juments de l'école, mais encore des juments du pays, pouvaient être amenées à ces deux étalons. Caravan transmettait à ses produits des qualités exceptionnelles de fond. Il a laissé en Anjou une nombreuse descendance. Son sang s'est particulièrement perpétué dans l'écurie de courses de M. de Baracé.
Caravan avait été acheté en Angleterre, au compte de la Guerre, par M. des Carrières, qui fut longtemps à la tête du service des remontes comme général de division. Karchâane provenait d'une remonte faite en Orient par M. Reyau, qui devint général de division et président du comité de la cavalerie. L'un et l'autre étaient grands connaisseurs en chevaux. Le général des Carrière conservait des chevaux qu'il avait examinés, ne serait-ce qu'une fois, un souvenir d'une précision rare. Je l'ai vu, dans plus d'une occasion, donner des preuves frappantes de ce genre de mémoire toute spéciale, particulièrement lorsque je lui ai présenté les chevaux de remonte du régiment dans lequel j'étais capitaine instructeur.
Karchâane me fait souvenir que vous trouverez, dans mes papiers, une lettre de faire-part singulière. Je l'ai conservée parce que c'est la seule de ce genre que j'ai reçue. Elle porte en tête une grande vignette représentant une jument suitée. Son texte, imprimé, annonce la naissance de Jenny, fille de Karchâane. C'est le propriétaire de la jument, l'un de mes camarades de Saumur, nommé Béral, connu par son originalité, qui fait part de l'heureuse naissance.
Le nom de M. de Baracé, que j'ai prononcé tout à l'heure, me remet en mémoire l'une de ses paroles, qui mérite d'être rappelée.
À la suite des courses de Bordeaux, où M. de Baracé avait eu des chevaux engagés, le général Daumas, l'auteur des Chevaux du Sahara, qui commandait dans cette ville, avait réuni à sa table plusieurs sportsmen. Au cours du repas, il fut question des chevaux qui avaient figuré sur l'hippodrome et des pronostics que la construction de chacun d'eux pouvait faire naître. M. de Baracé se taisant, le général Daumas lui demanda de vouloir bien donner son avis. Il prit alors en main un couteau à découper à lame courbe, qui se trouvait à sa portée, et son couteau de table à lame droite. « Si l'on me demandait, dit-il, lequel de ces couteaux doit couper le mieux, je répondrais que la lame courbe paraît être la plus avantageuse, mais il n'y a là qu'une présomption, tandis qu'à coup sûr c'est le mieux trempé des deux couteaux qui coupera le mieux. Il en est de même de la construction des chevaux et du sang dont ils sont sortis, c'est lui qui donne la trempe. »
J'en reviens à M. de Saint-Ange. Ses attributions ne se bornaient pas à la direction du haras. Il concourait, avec le commandant Rousselet, à l'instruction hippique de la même division d'officiers, les fonctions de ce dernier se bornant à la pratique équestre. Ce partage de l'instruction hippique ne se présentait que pour ces deux écuyers. Tous les autres écuyers réunissaient, chacun dans ses mains, tout ce que comportait cette instruction.
M. de Saint-Ange avait été officier, mais ses allures n avaient rien conservé de sa profession primitive. Sa nature d'artiste apparaissait à tout instant et la distraction, à laquelle il était enclin, souvent le portait loin de ce qui l'entourait et aurait dû l'occuper. Ainsi, on racontait que, lorsqu'il faisait l'appel de sa division, toutes raisons étaient données pour justifier les absences, même celle de décès et, son esprit étant alors sans doute ailleurs, il continuait l'appel, sans se préoccuper autrement du soi-disant défunt.
Lorsqu'il conduisait les officiers herboriser dans la campagne, il arrivait que sa division s'égrenait peu à peu. Les laborieux seuls continuaient à l'accompagner et lui donnaient la réplique. Tout à ses démonstrations, il ne se retournait vers son auditoire qu'au moment où l'heure de terminer la séance devait être arrivée ; alors, s'il voyait le nombre des officiers très réduit, il se bornait à dire : « L'heure doit être sonnée, il n'y a presque plus personne. »
M. de Saint-Ange n'en était pas moins doué de rares qualités. Ses connaissances étaient étendues ; il écrivait fort bien, parlait autant que vari mieux encore et avait un talent de peintre. D'une nature fine, distinguée, son langage comme ses manières, tout, en lui, révélait l'homme de bonne compagnie. Son nom reviendra sous ma plume lorsque le moment sera venu de parler de mon cours de lieutenant d'instruction.
Les lieutenants sous-écuyers Jocard et Cravin furent, successivement, mes professeurs attitrés d'équitation. Le premier passa dans l'Intendance, peu de mois après mon arrivée à Saumur. Le second, très bon officier, remarquable par son énergie, n avait pas un talent équestre à signaler, mais, dans le cercle d'action qui lui était tracé par l'écuyer en chef, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour donner à ses élèves de l'entrain et la hardiesse.
Un accident l'ayant éloigné assez longtemps de son service, il fut remplacé près de nous par le capitaine-écuyer de Jourdan qui devait terminer sa carrière en Crimée, où il mourut du choléra, étant colonel d'un régiment de chasseurs d'Afrique. Chargé de la division des lieutenants, qui marchait parallèlement avec la nôtre, c'est sous ses yeux que le cheval Sauvage s'était livré à l'acte de méchanceté que j'ai signalé et dont le lieutenant Heina fut victime. Contrairement à l'ordre de l'écuyer en chef, le capitaine de Jourdan, ce jour-là, donnait la leçon, étant à cheval. S'il avait été à pied, la chambrière à la main il eût pu venir au secours de l'officier, aussitôt qu'il fut désarçonné. De graves reproches lui furent adressés et il en garda rancune à Sauvage, du moins j'ai tout lieu de le croire. Vous allez en juger :
Quelques jours après l'événement, je montais ce cheval sous sa direction. Au moment où Sauvage, étant au galop, frappa des pieds le garde-botte, ce qui était le prélude habituel de ses défenses, le capitaine de Jourdan me cria : « Attaquez-le », et aussitôt je l'attaquai des éperons et de la cravache. Puis, l'écuyer, attendant le cheval au passage, le coupa de coups de chambrière, chaque fois qu'il arrivait à sa hauteur. Lorsque je mis pied à terre, le malheureux cheval ruisselait de sang. Le moyen était-il bon pour ramener le cheval à une sage obéissance ?... je vous en fais juges. Je ne sais si sa méchanceté s'en accrut, mais ce que je puis dire, c'est que, depuis, un officier, étant entré dans son boxe par bravade, ne put en sortir qu'en montant dans le râtelier ; le cheval, dans une attitude de menace, s'étant fixé devant la porte.
Le capitaine Buraud, dont je ne saurais dire assez de bien, était notre capitaine-instructeur, notre véritable éducateur militaire. Doué d'une nature généreuse, personne, mieux que lui, ne sut parler aux jeunes gens et se les attacher. Il avait notre confiance entière et, bien mieux qu'aucun de ses collègues, il tenait sa division dans la main.
Nous sommes tous restés fidèles aux sentiments d'attachement qu'il nous avait inspirés, à nos débuts dans l'armée, et ces sentiments l'ont accompagné jusqu'au-delà de sa carrière active, qu'il a terminée, étant colonel et ayant la direction des établissements hippiques de l'Algérie.
J'aurai l'occasion de reparler de lui, car c'est sous ses auspices, sur sa demande, que je suis entré dans les Guides d'état-major. Mes relations avec cet excellent chef, si intelligent, resté toujours si jeune d'impressions, se sont continuées jusqu'à son dernier jour.
L'enseignement théorique et pratique, qui nous était donné, comprenait : le cours d'équitation militaire, les ordonnances du Roi sur l'exercice et les évolutions de la cavalerie, sur les services intérieur, des places, et en campagne.
Il est à remarquer que, dans le langage habituel, ces différentes ordonnances royales étaient désignées par leur objet, à l'exception de la première, qui n'était pas désignée autrement que par le mot ordonnance. L'habitude est telle que cette expression avait encore cours alors que, depuis longtemps, et par suite des changements de régime, les décrets avaient remplacé les ordonnances royales.
Le capitaine instructeur était chargé de l'enseignement des différentes ordonnances, à l'exception de celle concernant le service en campagne.
Le chef d'escadrons instructeur en chef devait enseigner ce dernier service et lui donner des développements, surtout en ce qui concerne la cavalerie. Il y avait là les bases d'un cours militaire s'appliquant particulièrement à la cavalerie. Je dois dire que le chef d'escadrons ne paraissait pas l'entendre ainsi. Dans tous les cas, il était loin de donner à ce cours l'intérêt qu'avaient su y attacher autrefois les Jacquinot de Presle, les Jacquemin.
Le cours d'équitation militaire, professé par l'écuyer, tant en dehors qu'à l'amphithéâtre, comprenait :
- La connaissance intérieure et extérieure du cheval et l'examen de ses mouvements, particulièrement en ce qui a rapport à l'équitation.
- L'emploi du cheval à la selle et l'instruction pratique s'y rapportant, l'historique de l'équitation, du harnachement et de l'embouchure ; l'anatomie de l'homme, en ce qui est nécessaire aux démonstrations équestres ; des notions sur le cheval de trait et le cheval de bât.
- Les soins et les pratiques que réclament l'usage du cheval en santé et sa conservation ; les indices des maladies et les premiers soins à donner ; le traitement des blessures occasionnées par le harnachement ; les tares.
- La connaissance des races ; des notions sur les haras et sur l'amélioration des races ; une instruction concernant l'achat des chevaux de remonte, leur dressage, les réformes.
L'emploi des sauteurs, les exercices du carrousel entraient aussi dans l'enseignement donné par l'écuyer.
Notre instruction pratique se complétait par les exercices de la salle d'armes et au moyen des escadrons composés des cavaliers élèves sous-officiers, des élèves maréchaux et des élèves trompettes. Nous remplissions, à tour de rôle, près de ces escadrons, les fonctions d'officier de peloton, d'officier de semaine et d'instructeur.
Si j'ai donné un programme aussi détaillé du cours d'équitation militaire, c'est en raison de la place considérable qu'occupaient l'équitation, le cheval et tout ce qui s'y rapporte, non seulement dans notre enseignement, mais encore dans nos habitudes. C'était, pour ainsi dire, l'unique objet de nos conversations et aussi de nos discussions.
Je cultivais avec passion cette branche de l'enseignement. Pour la partie théorique, les livres que je possédais, la bibliothèque de l'école m'en donnaient les moyens. Quant à la pratique, je ne négligeais pas une occasion de m'approcher des chevaux, de les voir monter, et tout cheval qui passait était pour moi l'objet d'un examen.
En dehors des exercices que chacun de nous devait suivre, j'étais toujours là pour monter le cheval de manège ou de carrière, rendu disponible par suite de l'absence de l'un de mes camarade~. Toutes les fois que j'en avais la possibilité, je me rendais à la tribune du manège, à l'heure particulièrement consacrée aux écuyers, et je ne les perdais pas des yeux pendant leur travail.
Le commandant Rousselet était l'écuyer de mes «anciens», et, bien souvent, je l'ai suivi, de la tribune, lorsqu'il donnait la leçon. Il parlait peu, très peu, à l'encontre du capitaine Brifaud, dont je vous ai entretenu, qui parlait beaucoup, - trop, à mon avis.
Je voyais, de temps à autre, M. Cordier. Il était alors d'un grand âge, avait été écuyer en chef à l'organisation de l'école de Saumur, en 1825, el, s'était fixé dans le pays, en prenant sa retraite, qui fut liquidée le 1er avril 1835. Il mourut le 14 avril 1849. Lorsque je rencontrais M. Cordier, j'avais toujours à lui adresser quelques questions que je tenais en réserve pour la circonstance et il y répondait avec une grande obligeance.
Néanmoins, je dois dire que, pendant mes deux années d'officier-élève, j'ai plus appris par les yeux, par ma pratique personnelle surtout, que par les oreilles. Et il devait en être ainsi.
Avant de viser à devenir un habile en équitation, à en posséder tous les principes et à en faire découler les règles, il faut d'abord être cavalier, c'est-à-dire avoir de la tenue, monter avec confiance, hardiesse, énergie, tout en ayant une position correcte et en donnant au jugement la part qui lui revient.
Pour devenir cavalier, et là doit être le but offert, à l'instruction équestre de l'officier-élève, il faut changer fréquemment de chevaux, en monter beaucoup et beaucoup. Les leçons, si fructueuses, qu'en reçoit l'élève cavalier, pour peu qu'il fasse appel à la réflexion et à son jugement, ne sauraient trouver leur équivalent dans la parole du maître, quelque savant écuyer soit-il ; rien ne peut les remplacer. Vous voyez donc combien il était naturel de vous dire que c'est de ma pratique personnelle surtout que j'ai bénéficié pendant mes deux années d'officier-élève.
Parmi les moyens employés pour nous rendre cavaliers, il y avait une reprise de manège, composée de juments ayant un degré de sang avancé, qui nous donnait fort à faire. Bon nombre de ces juments, par suite de leur nature nerveuse, s'étaient mal accommodées des jambes et des éperons, dont on avait peut-être abusé. Aussi les défenses étaient-elles fréquentes, au cours du travail de manège auquel on voulait les soumettre. Il aurait fallu des mains expérimentées pour demander un semblable travail à ces natures impressionnables et quinteuses. On finit par sortir ces juments du manège pour les mettre au travail de carrière, et l'on fit bien.
Le premier cheval que j'eus à dresser, sans autre direction que mes propres inspirations me fut confié, au cours de ma seconde année, par un parent qui, l'été, habitait non loin de Saumur.
Le cheval était entier et méchant. Un jour, il mordit profondément mon palefrenier à la hanche, et, à deux reprises, il voulut se jeter sur moi. La première fois, je le reçus vigoureusement avec ma cravache. La seconde fois, il n'en fut pas de même. Je descendais de cheval et, mon palefrenier n'étant pas là, j'avais dessellé et débridé moi-même. Au moment où, chargé du harnachement, je me baissais pour passer sous la barre qui fermait le boxe, le cheval se précipita sur moi, mais il prit mal son élan, ses dents rencontrèrent la barre et ce n'est que par ricochet qu'elles m'atteignirent à la tète, qui, heureusement, fut protégée par mon chapeau de manège. Je me laissais aller, avec ce jeune cheval, à des imprudences que je me serais bien gardé de commettre, si j'avais eu un peu d'expérience. Il était très friand de sucre et je lui en faisais prendre un morceau, placé entre ni dents.
Un jour, le commandant Rousselet vint au manège où je me trouvais seul, travaillant de mon mieux mon jeune cheval. Me voyant le tourner, le retourner, le faire marcher de deux pistes, M. Rousselet me dit : «La nature n'a pas fait le cheval pour toujours tourner et aller de travers, mais bien pour marcher surtout droit devant lui ; il faut tenir davantage et longtemps votre jeune cheval sur la ligne droite ». Je m'empressai de me conformer au sage conseil, si justifié, du vieil écuyer et je m'en trouvai bien.
Ce cheval, objet de mon premier dressage, fut vendu à l'école, où je l'ai retrouvé, lorsque je fis mon cours de lieutenant. Il était castré et devenu fort doux. Le comte d'Aure l'avait mis à son rang et en avait fait un délicieux cheval de campagne. Devenu l'un de ses chevaux favoris, il avait atteint, sous l'habile main du maître, une vitesse de trot exceptionnelle. Il faut dire que le cheval avait de qui tenir. Son père, Marcellus, dont il avait pris le nom, était un étalon du dépôt d'Angers, réputé comme trotteur. Sa mère, Tamise, sortait de l'écurie de chasse du prince de Condé et avait des actions d'un brillant tout à fait remarquable. Ce que j'en dis n'est nullement pour amoindrir la valeur du résultat obtenu par le comte d'Aure, dont l'une des spécialités était de développer la vitesse du trot. Maintes fois, il a prouvé son habileté à cet égard et le moment sera venu d'insister sur ce point, lorsque je vous entretiendrai du célèbre écuyer.
Après les questions se rapportant à l'équitation et au cheval, toutes si pleines d'intérêt pour l'officier de cavalerie, l'étude qui prenait le plus de notre temps était celle de l'Ordonnance, pour employer l'expression consacrée. Elle était rendue singulièrement aride par les exigences du littéral, alors appliqué dans toute sa rigueur. Néanmoins, mon amour du métier était tel que j'avais fini par me persuader que cette étude, malgré son mode d'application, était pleine d'intérêt. C'est bien là une preuve de ce que peut faire l'ardent désir d'apprendre son métier, quel que soit le moyen employé pour y parvenir.
Ce terrible littéral était exigé sur le terrain comme à l'amphithéâtre, et il devenait une cause d'effroi pour ceux qui ne le possédaient pas suffisamment, le jour où ils pensaient devoir être appelés, par leur tour, à donner la leçon sur le terrain. Il y avait un moyen de se soustraire à l'épreuve) au moins ce jour-là, lorsque nous faisions l'école du peloton à cheval ; il réussit plus d'une fois. Parmi nos chevaux d'armes, il y en avait un, nommé Jonas, toujours disposé à se coucher dans les flaques d'eau que le Chardonnet, notre unique terrain de manœuvres, présentait presque constamment, avant que des travaux d'assainissement ne l'aient amélioré. L'élève qui redoutait l'interrogation s'arrangeait pour monter Jonas et, s'il n'était pas appelé à donner la leçon le premier, son camarade, averti, arrêtait le peloton sur l'une des flaques d'eau. Jonas s'y couchait, son cavalier prenait sa part du bain, puis s'arrangeait de façon à ne reparaître qu'à la fin de la séance, en allongeant en conséquence le temps employé à se rendre à sa chambre, changer de vêtements et revenir sur le terrain.
J'ai parlé ailleurs du service en campagne, de la façon terre à terre dont il était enseigné, et je n'ai rien à dire de particulier sur la manière employée pour nous initier aux autres services.
La première année, nous habitions tous l'école. Chacun avait sa chambre ; les plus grandes chambres seules, peut nombreuses, étaient occupées par deux officiers-élèves. Notre seul luxe d'ameublement consistait en un fauteuil Voltaire, et nous nous satisfaisions, quant ait reste, du mobilier réglementaire. Il n'en a pas été toujours ainsi et, par-la suite, j'ai vu le luxe du Voltaire singulièrement dépassé.
Par le fait de l'insuffisance du casernement, les officiers-élèves de seconde année les plus anciens, c'est-à-dire ceux qui étaient sortis de Saint-Cyr avec les meilleurs numéros, logeaient en ville. J'étais du nombre. Le logement, dont je fis choix, avait été occupé par M. Clément de La Roncière, lieutenant au 1er Lanciers, à l'époque où se passèrent les événements d'où découla le procès qui eut un si grand retentissement.
C'est le 16 du mois de mars de cette seconde année que je perdis ma grand'mère. Je vous en ai assez longuement entretenu, dans les premières de ces pages, pour que vous compreniez le profond chagrin que me causa cette perte.
Notre tenue ne manquait pas d'élégance : habit bleu de roi, passepoilé cramoisi, à petits pans boutonnant droit, avec épaulettes et fourragère en argent. Notre schako de grande tenue était rouge cramoisi, cylindrique, et sa hauteur, augmentée encore par un plumet de même couleur à plumes retombantes, répondait à l'élévation donnée aux anciennes coiffures militaires. La division qui nous suivit eut, la première, un schako de beaucoup plus petite dimension et aminci par le haut.
Notre tenue de manège se composait de l'habit dont j'ai parlé, avec culotte de même couleur, bottes molles et chapeau lampion. Il est à remarquer que ce chapeau était alors l'unique coiffure des écuyers, en petite comme en grande tenue.
Mon premier inspecteur-général fut le général d'Audenarde. Il était grand, mince, de bonne tournure. ' étant chef d'escadrons, il avait compté parmi les écuyers cavalcadours de l'Impératrice Joséphine. Mon second inspecteur fut le général Marbot, qui ne paraissait pas avoir jamais eu beaucoup d'aptitude équestre. Il était gros et de taille au-dessous de la moyenne. Vous n'êtes pas sans avoir lu de ses écrits, au moins ses Mémoires, publiés il y a quelques années.
En sortant de Saint-Cyr, nous n'étions classés dans les régiments que provisoirement. Le mien était le 2e Lanciers. Le choix définitif des régiments se faisait à la sortie de Saumur et il s'exerçait en suivant l'ordre du classement de l'école de cavalerie. étant sorti le numéro un, mon choix pouvait s'exercer sur tous les régiments ; il se fixa sur le 7e Lanciers.
Tout ce que je viens de vous rapporter de mon temps de saint-cyrien et d'officier-élève remonte à un demi-siècle et plus. Si certains détails, particuliers à ces époques et que j'ai pu vous donner, vous étaient déjà connus, ce ne serait que par tradition. Mais la tradition s'altère, s'oublie et il peut être bon de la fixer. Quelques lignes écrites par celui qui vécut au temps où elle reporte, souvent y suffisent.
CHAPITRE VI
Le 74e Lanciers. - Détachement à Bourbon-Vendée. - Le premier transport de cavalerie par voie ferrée. - Un officier démissionnaire. - Première idée du trot enlevé pour la troupe. - Mémoire du cheval. - Réception à Echarbot. - Le général de Brack. - étude des chevaux. - Ma nomination de lieutenant.
Un congé de trois mois nous était accordé à la fin du cours. Je le passai à Lunéville ; à son expiration, je rejoignis le 7e Lanciers, qui tenait garnison à Valenciennes, où j'arrivai dans le courant de janvier 1847.
Le régiment était commandé par le colonel de Bougainville, fort galant homme et bon vivant. Le capitaine Gresley, qui devait être un jour ministre de la Guerre, y faisait bon stage d'officier d'état-major ; c'était un bon camarade, d'humeur charmante, mais déjà sceptique. Le major Auzière, qui avait servi au 5e Cuirassiers avec mon père, me fit un accueil particulièrement affectueux.
La tempérance n'était pas à l'ordre du jour dans ce régiment. Un certain nombre d'officiers formaient un groupe, dénommé «Société du dessèchement». Mes goûts certes ne me portaient pas à en faire partie et, dès mon arrivée, les ayant nettement manifestés, j'évitai toute tentative d'enrôlement.
Mon séjour à Valenciennes fut de courte durée, de quelques semaines. La cherté des grains venait de susciter de graves désordres sur une partie du territoire et, pour y parer, des régiments avaient dû envoyer des détachements dans les localités menacées. Le 7e Lanciers fut appelé à envoyer un escadron à Bourbon-Vendée, aujourd'hui La Roche-sur-Yon. L'escadron désigné n'était pas le mien, mais j'acceptai avec empressement l'offre, qui me fut faite, de remplacer un officier de l'escadron partant. Cette première route à faire me ravissait et continua de me charmer, bien qu'avant lieu au mois de février et par un temps affreux. Une fois à cheval, le cliquetis de mon fourreau de sabre frappant mon éperon, et que je trouvais si harmonieux, eût suffi à me faire oublier les rigueurs de la saison.
Le déplacement de cet escadron du 7e Lanciers fut l'objet d'une expérience nouvelle : le transport de la cavalerie en chemin de fer, qui pouvait se faire de Valenciennes à Paris, puis de Paris à Tours où se terminait alors la ligne d'Orléans. A notre arrivée à Paris, nous fûmes entourés d'officiers d'état-major, venant prendre des renseignements sur la manière dont s'était fait ce premier transport de cavalerie en wagons.
De Paris à Tours, nous voyageâmes en chemin de fer. À partir de cette dernière ville, la route se fit étape par étape. Dans certains villages de Vendée que nous eûmes à traverser, les habitants, à notre approche, s'enfermaient chez eux, et j'entendis des enfants crier : « Voilà les gendarmes ! » Probablement que, depuis longtemps, la gendarmerie était la seule troupe à cheval ayant paru dans ces localités écartées. La cavalerie était tellement étrangère à ces régions que, même à Bourbon-Vendée, certains habitants croyaient que tous les chevaux de troupe appartenaient aux officiers. Il faut dire que, depuis 1823, aucune troupe de cavalerie n'avait traversé cette ville.
À Bourbon-Vendée, nos chevaux furent placés dans les écuries du dépôt d'étalons, et nos hommes casernés dans une maison louée à cet effet.
Quelques jours après notre arrivée, un ancien officier du 7e Lanciers, démissionnaire, vint déjeuner avec nous, invité par notre capitaine, M.Guillin, avec lequel il avait servi. Au cours du déjeuner, le capitaine Guillin, qui avait treize ans de grade, se plaignit avec amertume de la lenteur de l'avancement et manifesta son intention de quitter le service. Son ancien camarade lui répondit aussitôt : « Ah ! n'en faites rien. Vous savez que j'ai donné ma démission en 1830, pour raison politique, et que, n'ayant pas de fortune, perdant ma position, je perdais tout. Mais, à cette époque, donner sa démission pour semblable motif constituait parfois une dot à ceux qui n'en avaient pas, et c'est ce qui m'advint. Je fis un riche mariage et J'ai aujourd'hui quarante mille livres de rente. Eh bien ! si le choix était possible et que je pusse opter entre ma fortune et vos épaulettes de capitaine, ce sont vos épaulettes que je choisirais. »
Je n'ai jamais oublié cette réponse de l'officier démissionnaire ; elle est restée gravée dans ma mémoire, et, que de fois, depuis, j'ai été témoin de regrets amers chez ceux qui, volontairement, quittaient le service prématurément ! Quand on aime de passion, ainsi qu'il doit être aimé, le métier des armes, et qu'on l'estime, comme il mérite de l'être, il n'y a pas de fortune au monde qui puisse apporter, en satisfactions comme en honneur, ce qu'il nous donne.
Un autre souvenir me vient, se rattachant au capitaine Guillin. Lorsqu'il débuta dans l'armée, les hommes de troupe couchaient encore deux dans le même lit. Il eut pour camarade de lit un vieux lancier polonais, qui passait une partie de ses nuits à chiquer. « Si seulement, disait le capitaine Guillin, il m'avait préservé de ses jets de salive ; mais non, c'était toujours de mon côté et au-dessus de mon visage qu'il les envoyait. »
Mon capitaine m'avait donné l'autorisation de monter les chevaux de l'escadron, et j'en usais largement. Au cours de la route, j'avais remarqué un beau cheval gris, qui prenait le traquenard aussitôt qu l'on passait au trot. Je le montai avec l'espoir de lui donner un trot régulier, et grande fut ma surprise en voyant avec quelle facilité j'obtenais le brillant de cette allure. Rentré aux écuries, et tout fier de mon succès, je fis venir le lancier auquel le cheval appartenait et je le trottai devant lui. Cet homme me dit alors que c'était justement ce trot qu'il redoutait, qu'il ne le laissait pas prendre à son cheval, à cause de sa dureté, et le détraquait au moyen de coups de sonnette, c'est-à-dire de saccades. Mon succès fut alors bien amoindri à mes yeux, mais les paroles du lancier me frappèrent, ses moyens d'adoucir les réactions du trot devant être employés par bien d'autres cavaliers et précisément avec les chevaux dont les actions sont les plus brillantes, par suite, les réactions les plus senties. De ce jour date pour moi la pensée de l'emploi du trot enlevé par les hommes du rang et, comme vous le verrez, je pus en faire une première application, lorsque je fus nommé aux Guides d'état-major.
Après un séjour de six mois à Bourbon-Vendée, nous retournions à Valenciennes, et sans faire usage du chemin de fer. Nos premières étapes furent les mêmes que celles qui nous étaient échues à l'aller, et, à l'une d'elles, j'eus une preuve frappante de la mémoire du cheval.
En arrivant à la petite ville des Herbiers, le fourrier me dit qu'il n'avait pas de billet de logement pour moi, que j'étais attendu dans la maison où j'avais été logé et fait séjour en allant à Bourbon-Vendée. Je me rappelais comme j'y avais été bien traité, ainsi que mon cheval, et je me souvenais que cette maison se trouvait dans une petite rue assez écartée. Mais laquelle ? Bien qu'ayant entendu beaucoup dire de la mémoire du cheval, je ne pensais pas qu'elle pût me venir en aide en la circonstance. Néanmoins, une fois engagé dans la rue principale, je laissai les rênes sur le cou de mon cheval et, à mon grand étonnement, il me conduisit, sans hésiter, à l'écurie où il avait passé deux nuits, il y avait six mois.
Au cours de cette route, l'escadron fut l'objet d'une attention toute particulière, dont je n'ai pas vu le pendant dans la suite de ma carrière. En quittant Angers, nous avions à passer près du château d'Echarbot, appartenant au beau-frère de ce cousin, dont j e vous ai parlé à propos du dressage de Marcellus qu'il m'avait confié. Les deux beaux-frères s'entendirent pour arrêter l'escadron au passage et lui offrir à déjeuner. Les lanciers mirent pied à terre dans l'une des allées du pare, et tandis qu'ils déjeunaient sur le pouce, faisant honneur au vin blanc des coteaux de Saumur, que vous connaissez, les officiers recevaient l'hospitalité dans le château.
Quand nous arrivâmes à évreux, le général de Brack, qui commandait le département de l'Eure, passa en revue l'escadron. Le général avait dû abandonner le commandement de Saumur en 1840, à la suite d'une attaque. Il marchait assez péniblement, appuyé sur une canne, mais avait conservé sa taille élégante, et sa physionomie si expressive me frappa. Il invita mon capitaine à dîner et, au cours du repas, mon nom ayant été prononcé, le général envoya à ma recherche, dès qu'il sut que j'étais le fils de l'officier des lanciers rouges avec lequel il avait servi et était lié. Malheureusement on ne put me trouver. Longtemps, je fus poursuivi du regret d'avoir manqué cette occasion d'entendre la parole du brillant officier de cavalerie qui a écrit, dans un style si personnel et avec une si profonde connaissance de la matière, les Avant-postes de cavalerie légère. A cette époque, j'avais déjà lu et relu ce livre d'or du cavalier, dont plus tard je me suis nourri.
En rentrant à Valenciennes, je fus employé à l'instruction à pied, à cheval, et chargé des écoles des sous-officiers. À cette époque, l'avancement, jusqu'au grade de capitaine, se faisait dans le même régiment et les nominations de lieutenant, comme celles de capitaine, se faisaient à l'ancienneté et au choix. J'étais le huitième sous-lieutenant par rang d'ancienneté ; la première vacance de lieutenant appartenait au tour du choix, et je devais la remplir de droit, par suite de mon numéro un de Saumur. C'est probablement en raison de cet avantage, qui m'était assuré, que je fus employé partout où je pouvais l'être.
L'instruction à pied et à cheval était pour moi un plaisir. Il n'en était pas de même des écoles, qui d'ailleurs m'embarrassaient un peu, leur direction étant toute nouvelle pour moi. Le plus ancien sous-lieutenant du régiment, déjà vieil officier, - il avait été brigadier aux Chasseurs de la Garde royale, - vint à mon aide. Il se nommait Dumont. Je m'empresse de dire qu'en toutes circonstances il fut parfait pour moi, me faisant profiter de son expérience du métier et ne m'ayant jamais fait sentir que, sans mon arrivée au régiment, c'est lui qui aurait été nommé lieutenant à la première vacance. Il avait un faible, celui d'avoir reçu une instruction première qui n'avait pas été son partage, mais il avait tant d'autres mérites !
Les chevaux de remonte étaient placés sous la direction d'un lieutenant nommé Leconte, qui avait toute la confiance du colonel, et il la méritait. C'était un ancien sous-maître du manège de Saumur qui ne parlait de Brifaut, dont je vous ai entretenu, qu'avec une sorte d'admiration. Il m'offrit de monter ses jeunes chevaux et j'acceptai avec empressement, heureux de pouvoir profiter de son expérience. Elle ne me fut pas inutile, lorsque j'entrepris le dressage d'une petite jument, nommée La Folle, qui ne justifiait que trop son nom.
Une autre jument, celle-ci de pur-sang, nommée Diane, me donna fort à faire. Elle appartenait à mon capitaine- commandant, qui n'avait jamais essayé de la monter. Sa nature impressionnable, ses mouvements désordonnés, lorsqu'elle prenait le chemin de l'écurie, et sa crainte du sabre mirent ma patience à une sérieuse épreuve. Mon capitaine, en mettant Diane à ma disposition, me donnait un témoignage de grande confiance, les capitaines, à cette époque, se remontant à leurs frais.
Mon amour des chevaux me faisait paraître moins longues les heures consacrées à la surveillance du pansage. Je connaissais tous les chevaux de mon escadron, et, les ayant vu monter ou les ayant montés moi-même, j'avais pu juger de leurs moyens. La surveillance du pansage m'en donnant toute facilité, je comparais entre elles les différentes conformations des chevaux, cherchant à découvrir les analogies qu'elles présentaient chez les sujets ayant mêmes qualités ou mêmes imperfections. Cette étude, qui m'intéressait fort, commença à me former le jugement, de manière à pouvoir, au premier coup d'œil, apprécier un cheval et en justifier l'appréciation.
Le service intérieur, la tenue des hommes étaient alors l'objet de soins tout particuliers. L'amour-propre du régiment, aussi, était poussé loin. Ainsi, lorsqu'une classe de recrues arrivait, les hommes, qui la composaient, ne sortaient pas du quartier avant d'être en état, par leur tournure, de faire honneur au régiment. Les premiers dimanches, où il leur était permis de sortir isolément, le maréchal des logis, de planton à la porte dit quartier avait l'ordre, non seulement de s'assurer de leur bonne tenue, mais encore de les faire marcher devant lui et, il ne laissait sortir que ceux dont l'attitude, la désinvolture répondaient à l'idée qu'on se faisait alors du cavalier.
De Valenciennes le 7e Lanciers fut envoyé à Thionville, puis, de Thionville, mon escadron fut détaché à Longwy et c'est là que, le 11 avril 1848, je reçus ma nomination de lieutenant. Aucune vacance ne S'était ouverte dans le régiment avant cette époque, et bon nombre de mes camarades de Saumur étaient lieutenants avant moi. Il en est ainsi des hasards de la carrière et j'aurai d'autres exemples à vous en donner.
CHAPITRE VII
Je passe au 1- escadron des Guides d'état-major. - Création des Guides ; leur organisation. - Colonels Jacquemin et Ambert. -Capitaine Buraud. - Mes camarades : Verly, Châteaubriand. - Je vois le comte d'Aure à cheval. - La Buneratte. - Mon ami Paul de Courtivron. - Le trot enlevé ; son historique. - Lyon, journées de juin 1849.
C'est à peine si je figurai comme lieutenant au 7e Lanciers car, quelques jours après ma nomination, le 17 avril, je passais aux Guides d'état-major. Mes regrets, en quittant mon premier régiment, furent adoucis par la pensée que mon départ faisait nommer lieutenant ce camarade, qui avait été si bon pour moi et dont la nomination devait être retardée par suite de mon arrivée au 7e Lanciers.
La création des Guides d'état-major fut motivée par la formation de l'armée, dite « armée des Alpes » que la France concentra sur sa frontière sud-est, lorsque les hostilités éclatèrent entre l'Autriche et le Piémont. Notre service en campagne de 1832 prévoyait, au début d'une campagne, la formation d'une troupe spéciale destinée à servir d'escorte aux officiers généraux et à porter leurs ordres. Les Guides d'état-major constituèrent cette troupe, dont le général Oudinot obtint la création, lorsqu'il fut nommé général en chef de l'armée des Alpes.
Cinq escadrons de Guides furent formés, les deux premiers à Saumur, et les trois autres à Lunéville. Les deux premiers escadrons, seuls, furent envoyés à l'armée des Alpes et répondirent au but offert à leur création. Le troisième escadron fut appelé à Paris. Les deux derniers ne reçurent aucune destination spéciale ; formés à Lunéville, ils y restèrent jusqu'à leur licenciement. Sur ces cinq escadrons, trois étaient commandés par des capitaines pris dans le cadre des capitaines-instructeurs de Saumur. La plupart des officiers et des sous-officiers des Guides étaient tirés des divisions de lieutenants, alors à Saumur, et du cadre de l'école.
Les escadrons s'administraient séparément et n'avaient aucun lien entre eux. Le cadre d'officiers de l'escadron se composait d'un capitaine, deux lieutenants, deux sous-lieutenants. Mon escadron était très fort ; ainsi mon peloton comptait trente-cinq chevaux dans le rang. Les hommes avaient été l'objet d'un choix exceptionnel ; tous savaient lire et écrire ; bon nombre parlaient l'italien ou l'allemand. Les chevaux étaient excellents.
La tenue était légère, et coquette pour les officiers : habit bleu de roi à petits pans, boutonnant droit, pantalon de même couleur ; schako, bandes de pantalon, passe-poils et retroussis d'habits amaranthe ; épaulettes et aiguillettes également amaranthe pour la troupe, en or pour les officiers. Comme armes, pistolet et sabre.
Les Guides furent la première troupe de cavalerie de France qui porta le pantalon basané de cuir au bas seulement, au lieu de l'être dans toute sa longueur ; l'adoption de la selle en cuir fauve en fut la conséquence.
C'est improprement que ce pantalon a été dit « à la Lasalle ». Le portrait, peint par Gros, montre que le pantalon adopté par Lasalle était un véritable pantalon à pieds, c'est-à-dire que pantalon et bottes ne faisaient qu'un.
Le harnachement de nos chevaux avait été allégé autant que possible ; pas de schabraque ; un tapis gros bleu cachait la couverte.
Tout avait été combiné pour l'allègement de l'équipement, jusqu'à la sabretache, très utile aux Guides pour porter les dépêches. On avait voulu réduire de trois à deux les courroies qui la rattachaient au ceinturon, mais on dut revenir à la troisième courroie, nécessaire pour empêcher la sabretache de tourner sur elle-même.
Le capitaine Buraud, mon capitaine-instructeur de Saumur, dont je vous ai parlé déjà, prit une grande part aux détails se rattachant à l'organisation des Guides. Détaché de Saumur à l'école de tir de Vincennes, il avait été mis en rapport avec le général Oudinot par l'intermédiaire du colonel Jacquemin, alors commandant en second de l'école de cavalerie.
Le nom du colonel Jacquemin me rappelle que le capitaine Buraud, lorsqu'il était détaché à Vincennes, eut avec le colonel Ambert une conversation dans laquelle celui-ci tint des propos malveillants sur le colonel Jacquemin. Très attaché à son colonel, le capitaine Buraud dit à M. Ambert qu'il se regardait comme obligé de rapporter ses paroles à M. Jacquemin, ce qu'il fit. Le colonel Jacquemin lui répondit : « Lorsque vous reverrez Ambert, vous lui direz que j'ai à sa disposition de l'encre, du fer ou du plomb, qu'il choisisse. » L'animosité des deux colonels remontait, je crois, au procès La Roncière, dans lequel ils avaient été appelés à déposer, M. Jacquemin comme capitaine, M. Ambert comme camarade de l'accusé.
J'en reviens au capitaine Buraud. Ses qualités éminentes, sa complète connaissance des détails du métier furent vite appréciés par le général Oudinot, qui y fit appel lorsque la création des Guides fut décidée.
Le général lui réserva le commandement du premier escadron, laissant à sa disposition le choix d'un officier. C'est alors que le capitaine Buraud m'écrivit, me demandant d'être cet officier. Les sentiments d'attachement qui me liaient à mon ancien capitaine-instructeur, l'espoir de faire campagne, décidèrent mon acceptation.
J'arrivai dans les premiers jours de mai à Saumur où s'organisait mon escadron, dans lequel j'étais lieutenant en second. Le lieutenant en premier était Verly, excellent officier, qui devait un jour commander les Cent-gardes. Chàteaubriand, avec qui je devais me lier intimement, était l'un des deux sous-lieutenants.
Le comte d'Aure était alors écuyer en chef de l'école de cavalerie. La première fois que je le vis à cheval, il montait Syrien, qui avait été cheval d'écuyer du lieutenant Martin. Celui-ci avait quitté le manège de Saumur pour prendre le commandement du manège de l'école d'Etat-major, où il succédait au lieutenant de Montlaur.
Jusqu'à ce jour, je n'avais pas rencontré le comte d'Aure, que je ne connaissais que de réputation, et, lorsque je le vis à cheval, je le dévorai des yeux. Mon ardent désir de m'instruire à son école fut pour beaucoup dans mon retour à Saumur comme lieutenant d'instruction. Je remets au temps où je devins l'élève du comte d'Aure pour vous parler longuement du célèbre écuyer.
Nous quittions Saumur dans les premiers jours d'août, trois mois ayant été employés à l'organisation de l'escadron. Le 6 septembre, nous arrivions à Grenoble, grand quartier général de l'armée des Alpes et résidence du général Oudinot.
Notre arrivée avait été précédée d'un ordre du général en chef, rappelant le but de l'institution des Guides d'état-major, et insistant sur ce point que, dans aucun cas, les Guides ne pouvaient être distraits de leur service pour conduire des chevaux de main.
Je ne fis, pour ainsi dire, que traverser Grenoble, ayant été détaché presque aussitôt à la Buneratte avec les 3e et 4e pelotons, dont j'avais le commandement. La Buneratte est un petit village, distant de Grenoble de quelques kilomètres et bâti au pied d'un énorme rocher appelé « le Casque de Néron. » En 1888, une masse de ce rocher s'est détachée et a dû ensevelir la maison que, j'habitais, car elle touchait presque le pied du « Casque de Néron ». Quoique bien modeste, on la désignait comme étant le château de J'endroit, sans doute à cause d'une sorte de petite tourelle qui la surmontait.
Pendant que j'étais en cantonnement à la Buneratte, un maréchal des logis, nommé Roth, profitant de la proximité de la frontière, déserta, en volant le cheval et le harnachement anglais de son officier de peloton, qui était Châteaubriand. Ce déserteur dut mener une vie assez aventureuse. Il figura dans les bandes de Garibaldi, finit par rentrer en France et fut condamné.
Peu de temps après mon installation à La Buneratte, arrivait le 2e escadron. Il fut cantonné à Saint-Robert, village proche de celui que j'habitais. Nous voisinions beaucoup, naturellement, et c'est de cette époque que date ma liaison avec Courtivron, qui était lieutenant en premier dans cet escadron. Je vous ai souvent parlé de ce parfait ami, si richement doué à tous égards. Je devais le retrouver au 1e Cuirassier Notre intimité si complète, que le moindre nuage n'a jamais assombrie, s'est continuée jusqu'à sa mort, survenue le 31 mars 1891.
Mon capitaine me laissait la plus grande liberté pour diriger l'instruction de mon détachement. Lui ayant parlé des avantages que présentait le trot enlevé, surtout pour le service spécial de nos hommes, il partagea mon avis et je m'empressai de faire pratiquer à mes Guides cette manière de trotter. Mon capitaine en parla au général Oudinot, véritable homme de cheval, qui donna également son approbation.
Or, un jour que le général Oudinot m'avait fait l'honneur de m'inviter à déjeuner, on entendit, pendant le repas, passer des cavaliers au trot, mais sans bruit d'armes. L'ordre dit général en chef étant d'avoir le sabre dans tout service, le général Oudinot dit au capitaine Reille, le futur général de division, alors son aide de camp, d'aller à la fenêtre pour voir à quel corps appartenaient ces hommes. Le capitaine Reille ayant répondu que c'étaient des Guides et qu'ils avaient le sabre, le général dit aussitôt : « Alors ce sont des Guides de L'Hotte. » Le trot enlevé, en effet, amoindrit singulièrement le bruit des armes ; mais il était condamné par le cours d'équitation militaire professé à Saumur depuis 1825. Ce cours prescrivait bien, pour le travail de carrière, l'emploi de la selle anglaise, « mais en observant toujours les principes de l'équitation française » ; c'est-à-dire, sans faire usage du trot enlevé, dit alors « trot à l'anglaise ». Quant à « l'ordonnance de 1849 sur l'exercice et les évolutions de la cavalerie », elle n'en disait mot.
Puisque je viens de vous parler du trot enlevé employé par la troupe, je vais vous faire son historique complet, du moins en ce qui me concerne.
Vous vous souvenez que j'en eus, pour la première fois, l'idée, à la suite de ma première route faite avec le 7e Lanciers. J'en fis donc l'application avec mes Guides. Mais ensuite, et pendant bien des années, je ne pus que parler de ses avantages, sans pouvoir le faire adopter pour les hommes du rang. Je saisissais cependant toutes les occasions de le prôner. En voici une entre autres :
Lorsque j'étais chef d'escadrons à Saint-Cyr, un jour que le maréchal Randon, ministre de la guerre, m'avait fait appeler dans son cabinet, j'abordai la question. Je vois encore le maréchal, levant les bras et me disant : « Comment, vous, qui êtes un homme de cheval, vous préféreriez voir un cuirassier trotter à l'anglaise, prendre le trot enlevé comme vous dites, plutôt que de le voir trotter, gardant bien le fond de la selle ! » Tout en parlant, le maréchal mimait le cavalier trottant enlevé d'une façon grotesque, et celui qui trotte bien, restant assis. Je répondis alors : « Monsieur le Maréchal, si vous mettez en parallèle, l'un faisant bien, l'autre mal, c'est celui qui fait bien, quelle que soit sa façon de trotter, qu'il y aurait lieu de préférer ; mais veuillez faire la comparaison entre deux cavaliers, chacun trottant bien dans sa manière, et permettez-moi d'insister sur les avantages que le cavalier et le cheval trouvent dans l'emploi du trot enlevé. » Le maréchal ne voulut pas en entendre davantage et me congédia.
À quelque temps de là, j'allai à la réception du soir du ministre de la guerre. Lorsque j'entrai, le maréchal, accoudé à la cheminée, s'entretenait avec M. Girard, colonel du 2e Lanciers, qui avait été mon capitaine-instructeur à Saumur, lors de mon cours de lieutenant d'instruction. Aussitôt que le maréchal m'aperçut, il me fit signe de venir à lui. « Vous savez, dit-il au colonel Girard, que j'ai l'intention d'envoyer L'Hotte à Saumur, mais il a des idées étranges ; figurez-vous qu'il veut faire prendre à nos cavaliers le trot à l'anglaise. » Le colonel insista dans le sens du maréchal, disant : « Cela devient un véritable tic chez les officiers qui en prennent l'habitude. Ainsi, j'appelle un officier, il n'a que 510 mètres à faire pour venir à moi, et il prend le trot à l'anglaise ! » « Mon colonel, répondis-je aussitôt, vous ne sauriez mieux défendre ma cause. Le cavalier qui a l'habitude de trotter enlevé s'en trouve si bien que, n'aurait-il que 50 mètres à faire, c'est cette manière de trotter qu'il emploie. » Puis je m'inclinai et me retirai.
Mes échecs ne me décourageaient pas. écuyer en chef à Saumur, je reprenais ma marotte, m'efforçant, mais en vain, de convaincre les inspecteurs généraux qui se succédaient.
Enfin arrive le énéral Feray. Le jury d'examen, dont je faisais partie, était alors composé d'officiers du cadre de l'école, et, la division des lieutenants se trouvant réunie pour faire l'école du peloton, je demandai à l'inspecteur de me permettre de faire trotter les officiers assis et enlevé alternativement, pour qu'il pût juger de la différence. Le général me répondit qu'une expérience faite avec de très bons cavaliers ne saurait être concluante.
Des maréchaux-ferrants se trouvaient, en ce moment, réunis et prêts à monter à cheval. Je fis remarquer au général que ces cavaliers étaient loin de compter parmi les meilleurs, qu'ils n'avaient jamais pratiqué le trot enlevé, et que je ne demandais qu'un quart d'heure pour les y préparer et les lui présenter. « Allons, vous êtes décidément un entêté, me dit le énéral. Eh bien ! faites. »
Je vais aux maréchaux et, une fois à cheval, je leur fais prendre le trot enlevé, en saisissant de la main droite une poignée de crins pour faciliter le temps d'enlevé. Certes, ils ne pratiquaient pas bien cette manière de trotter, mais enfin, ils évitaient les réactions, c'était l'essentiel.
Lorsque je retournai près du général, le quart d'heure n'était même pas complètement écoulé. Je le lui fis remarquer. L'inspecteur montait un cheval à lui appartenant. Je le priai de vouloir bien se mettre à la hauteur du peloton pour pouvoir mieux juger des effets produits, et je fis trotter assis et enlevé alternativement.
Aussitôt que le trot assis était pris, le bruit des sabres, des carabines portées à la grenadière se faisait entendre et les chevaux ralentissaient l'allure. Puis, dès que le trot enlevé était entamé, le bruit des armes s'atténuait très sensiblement, les chevaux s'étendaient dans leur allure, et le général était obligé d'actionner son cheval pour se maintenir à la hauteur du peloton.
Après avoir renouvelé plusieurs fois l'expérience, le général me dit : « C'est assez ; je suis convaincu, mais vous allez me faire arracher les yeux par les membres du comité de la cavalerie, près desquels je vais me faire l'avocat de la cause que vous défendez. »
L'inspection terminée, j'étais en congé à Lunéville, lorsque je reçus une lettre d'un officier anglais, qui me demandait s'il était vrai que la cavalerie française dût faire usage du trot, dit « trot à l'anglaise ». J'en écrivis aussitôt au général Feray pour savoir ce que je devais dire. Il me répondit que son opinion était toujours la même et que je pouvais faire ma réponse en conséquence. Je considérai donc la partie comme bien près d'être gagnée.
Tel était l'état des choses lorsque le général Feray mourut ; puis éclata la guerre de 1870, et la question resta en suspens jusqu'au jour où je fus appelé à faire, avec le 18e Drapons que je commandais, les expériences qui précédèrent le règlement de 1876 sur les exercices de la cavalerie.
Lorsque ces expériences commencèrent, je dis à mes officiers : « Un travail considérable se prépare pour nous, mais nous serons cent fois payés de nos peines et nous aurons rendit des services signalés à notre arme, quand nous n'obtiendrions que deux choses : la suppression des inversions, pour la facilité du maniement de la cavalerie ; le trot enlevé, pour le bien-être de nos hommes et le soulagement de nos chevaux ; car, lorsque le cavalier trouve que son cheval trotte dur, que dirait le cheval, s'il pouvait parler, lui qui, à chaque battue, reçoit sur le rein le choc du cavalier ! »
Vous vous demandez peut-être comment il a été si difficile de faire accepter, pour la cavalerie, une manière de trotter en usage chez tous les cavaliers civils et qui, chez certains, guidés uniquement par leur bien-être, est prise instinctivement. Mais si vous saviez combien la routine est tenace ! Que d'exemples, je pourrais donner à l'appui de mon dire, particulièrement lorsqu'il fallut déraciner l'ordonnance de 1829 et acclimater le règlement de 1876 !
Je ne saurais mieux établir la question du trot, dans l'armée, à l'époque où l'ordonnance de 1829 florissait, qu'en transcrivant ce que l'écuyer en chef de Saumur écrivait, en 1851, dans son « cours d'équitation »¦ « Chercher à parer les secousses du trot, dans les exercices militaires, serait une absurdité, parce que jamais, dans les manoeuvres, on ne marche à une allure assez allongée, ni assez directe... Peut-être trouvera-t-on plus tard un avantage, pour les hommes et les chevaux, à ce que les ordonnances, dans leurs courses rapides et souvent longues, fassent l'application du trot à l'anglaise... »
Ainsi, le trot enlevé, proscrit dans le rang, et employé, peut-être dans l'avenir, par les hommes de troupe marchant isolément et allant porter des ordres, telle était l'opinion du comte d'Aure et à quoi se limitait son espoir.
Cependant, il était en tête de la marche que suivaient les idées et les pratiques équestres de l'époque. Tout en sachant que le trot enlevé était condamné par les traditions de nos anciens manèges, mieux que personne, il le pratiquait et en appréciait les avantages. Il connaissait, tout aussi bien, les inconvénients qu'entraînait le trot assis, lorsque l'allure était accentuée et longtemps soutenue.
Ne m'a-t-il pas dit que, sous la Restauration, dans les écuries du roi, on avait dû, pour les attelages, prendre le parti de mettre le porteur au galop, parce, que les postillons ne pouvaient supporter les réactions prolongées du grand trot ; leurs poitrines n'y résistaient pas. Cependant les postillons étaient choisis dans des conditions de force corporelle exceptionnelles et, dans la manière qui leur était propre, tout avait été combiné pour garder le fond de la selle et amortir les réactions du trot : l'inclinaison en arrière du corps, le balancement tout spécial du bras désigné par leur profession même, le poids de leurs lourdes bottes fortes.
En définitive, j'ai tout lieu de croire que l'opinion exprimée par le comte d'Aure, lorsqu'il était écuyer en chef de Saumur, a été émise sous l'influence des préventions contre le trot enlevé, régnant alors généralement dans la cavalerie, et surtout dans les grades élevés.
La facilité avec laquelle cette manière de trotter s'est acclimatée dans nos rangs suffirait, s'il en était besoin, à constater ses avantages qui, aujourd'hui, sont reconnus par la totalité, peut-on dire, des officiers de cavalerie.
Au printemps de 1849, mon escadron quittait Grenoble, et mon détachement, La Buneratte, pour tenir garnison à Lyon.
Lorsqu'éclatèrent les journées de juin qui, à Lyon, furent le pendant des journées de juin 1848 à Paris, mon peloton fut chargé de garder les abords de la place Bellecour, où l'état-major était installé. La consigne m'avait été donnée de ne laisser pénétrer sur la place aucune personne portant l'habit bourgeois, à moins de la présentation d'une carte, dont on me remit le modèle, et que tout agent de la police secrète était tenu de me présenter. Grand fut mon étonnement quand je vis paraître, munis de cette carte, deux jeunes hommes fort élégants, que je connaissais. C'est au théâtre que je les avais vus. Ils avaient coutume d'occuper des places voisines de celles où quelques-uns de mes camarades et moi nous nous mettions d'habitude. Ils s'étaient toujours montrés pleins de prévenances pour nous, mais sans que jamais la moindre question indiscrète eût pu éveiller en nous un soupçon. Ils se bornaient sans doute à écouter nos conversations. Lorsqu'ils me présentèrent leurs cartes, tous deux pâlirent et, sans leur dire un mot, je leur indiquai du geste qu'ils pouvaient passer. Depuis, je ne les ai plus revus.
CHAPITRE VIII
Baucher. - Son portrait. Son caractère. - Sa vie journalière. - Sa position à cheval. équitation et politique. A-propos et concision de ses conseils. - L'écuyer parfait. La légèreté, but constant. - Diversité des moyens. - Caractère commun aux découvertes du maître. - Leur succession. - Ses pratiques en 1849. - Portrait du cheval « baucherisé », à cette époque.
C'est à Lyon que je vis Baucher pour la première fois, que je reçus ses premières leçons.
J'aurai bien des choses à vous dire sur ce grand maître, ayant vécu avec lui dans une complète intimité équestre. Ce qui le concerne se trouve dans les pages qui suivent et sera complété lorsque je vous aurai entretenu du comte d'Aure, mon autre maître.
L'exactitude de ce que je vous rapporterai sur Baucher est garanti, non seulement par ma mémoire, mais encore et bien plus par mes notes. C'est au jour le jour que mes entretiens avec le maître y sont reproduits, que les préceptes, qu'il m'a donnés de vive voix, ~ sont transcrits et commentés.
Ces notes, dans lesquelles je puiserai, au fur et à mesure que j'avancerai dans ce que j'écris, sont nombreuses. Elles remontent au premier jour où j'entrai en relations avec Baucher et se continuent, sauf une interruption de quatre ans dont je parlerai à son moment, depuis 1849 jusqu'au jour où ce grand maître a cessé de monter à cheval, - c'est en 1870 - je dirai plus, jusqu'à la veille presque de sa mort, comme vous, le verrez dans la suite de mon récit. Il mourut le 14 mars 1873, à l'âge de 77 ans.
Ces notes, pour moi si précieuses, sont à mes yeux d'une richesse rare, car Baucher avait, en équitation, un savoir sans limites, et c'est à pleines mains que j'ai puisé dans ce trésor de science équestre que le Grand artiste m'a si généreusement livré.
Parmi les détails dans lesquels je vais tout d'abord entrer, beaucoup sont intimes et ne sauraient trouver leur justification que dans la célébrité du maître. J'aime à penser qu'ils pourront vous présenter quelque intérêt, ainsi qu'aux hommes de cheval, qui ont conservé le culte de sa mémoire, ou qui, moins âgés, n'ont pu que se pénétrer de ses écrits.
Lorsque j'ai connu Baucher, J'avais vingt-quatre ans et comme, plusieurs fois, il m'a dit avoir trente ans de plus que moi, il avait donc alors cinquante-quatre ans ; on lui en eût donné dix de moins.
Baucher était de taille moyenne, avait le buste largement développé et les jambes légèrement arquées. Si je donne ce dernier détail, c'est qu'on veut voir dans cette conformation des jambes une disposition particulièrement favorable à l'équitation. Toutefois il ne faut pas en exagérer l'importance. L'essentiel est que les cuisses ne soient ni rondes ni trop charnues. Le comte d'Aure, doué d'une si puissante tenue, loin d'avoir les jambes arquées, avait, au contraire, les genoux en dedans.
Ce qui frappait le plus chez Baucher, c'était la tête. L'oeil, légèrement couvert, annonçait la perspicacité, et elle était grande chez lui ; maintes fois, il m'en a donné des preuves, particulièrement comme physionomiste. Le crâne était développé et bien modelé ; le nez accentué, d'un beau modèle. La joue droite présentait, à la base de la pommette, une cicatrice, suite d'un coup de pied de cheval.
L'expression générale de la physionomie révélait le penseur ; c'était là son trait caractéristique, et non sans cause. Constamment préoccupé de son art, Baucher portait sur son visage l'empreinte de ses méditations, qui l'absorbèrent à un point tel, lorsqu'il songeait à publier sa méthode, qu'il en était devenu presque monomane. Il avait alors constamment sur lui crayon et papier, afin d'inscrire, aussitôt trouvé, le mot qui, pour lui, n'avait pas de synonyme et qu'il cherchait peut-être depuis longtemps.
L'amplitude de l'intelligence de Baucher, la rectitude de son jugement en auraient fait un homme remarquable, quelle qu'eût été la direction donnée à ses facultés.
Son esprit, si pénétrant, prenait souvent une tournure philosophique, comme en témoignent d'ailleurs certains de ses écrits.
Envisageant le mode d'instruction en usage, sous un jour particulier, il le jugeait contraire au développement des personnalités, et attribuait l'essor qu'avait pris son génie créateur, à l'absence de toute idée acquise.
Peu soucieux des convenances du monde, il ne les appréciait d'aucune manière et rappelait en souriant que, dans une commission appelée à juger sa méthode, l'un des membres avait voté contre elle parce que, sur l'invitation du président, il s'était permis de s'asseoir.
Avec le sentiment bien naturel chez un novateur de cette envergure, il portait à l'extrême la portée de sa méthode, la valeur de ses découvertes et trouvait qu'elles n'étaient pas estimées suivant leurs mérites- Mais il avait foi dans l'avenir.
En 1849, la huitième édition de sa méthode était épuisée ; il attendait, pour en publier une nouvelle, que les demandes en fussent multipliées, voulant forcer à venir à lui la société, qu'il accusait de ne pas savoir le juger ce qu'il était.
Attaqué violemment par ses adversaires, oublié ou renié par quelques-uns des cavaliers qu'il avait instruits, il en rendait responsable la société entière, qu'il accusait volontiers d'ingratitude et d'oubli.
Cependant, s'il eut d'ardents détracteurs, et si certains de ses disciples firent défection, jamais chef d'école n'eut plus de prestige, ne fut entouré d'admirateurs plus fervents, d'amis plus dévoués.
Ce n'était que justice, car, si son grand talent forçait à l'admiration les hommes de cheval jugeant sans parti pris, les sentiments qu'il aimait à épancher, lorsqu'il était en confiance, sa chaleur de coeur lui méritaient les dévouements qui l'entouraient.
Malgré tout, son caractère ombrageux prenait souvent le dessus et donnait naissance à des accès de misanthropie qui, parfois, se répandaient en termes bien amers. Un jour, il me dit : « Que voulez-vous que je fasse ? Monter un manège, on s'y ruine. Avant tout, il faut pouvoir vivre. Eh bien! je suis saltimbanque, je vis avec des paillasses, et je me fais voir pour dix sous. »
Baucher était alors au cirque Soullier, avec lequel il voyageait. Le tiers des recettes était pour lui et il participait au tiers des dépenses. Précédemment, au cirque de Paris, il touchait 18 000 francs pour la saison et avait six chevaux nourris. Il possédait d'ailleurs quelque mille livres de rente et, eu cas d'accident, il en avait assez pour vivre.
L'empereur, par la suite, lui accorda une pension de 2 400 francs. A propos de cette pension, Baucher rappelait qu'un jour le roi Louis-Philippe le fit venir au château de Neuilly, où il monta trois chevaux en présence de la famille royale, et qu'à la suite de cette séance, le général de Rumigny lui apporta, de la part du roi, 500 francs qu'il refusa.
Sa susceptibilité s'était accrue, à mesure que sa réputation avait grandi, et, à ce propos, il me disait : « La réputation ne fait pas le bonheur. Ainsi, autrefois, il suffisait de quelques lignes élogieuses rencontrées dans un journal, pour que mon amour-propre s'en trouve caressé. Aujourd'hui, les flatteries me laissent indifférent, et la plus légère critique m'irrite. »
Sa vie était des plus laborieuses. A cheval au point du jour, il tenait essentiellement à être complètement seul dans le manège jusqu'à huit heures. C'étaient les heures heureuses de sa journée. A onze heures, il descendait de cheval, n'ayant et, pour repos que le temps employé à prendre une tasse de chocolat et à faire monter sous ses yeux, un cavalier ou une amazone privilégiés.
À trois heures, il donnait leçon aux élèves qui venaient s'instruire à son école. Ils devaient avoir déjà l'expérience du cheval, être cavaliers à proprement parler, pour pouvoir tirer profit de son enseignement, qui ne s'adressait pas à des novices. Chaque cours avait une durée de six semaines, que le maître jugeait suffisante pour initier les cavaliers à sa méthode : ces cours n'envisageaient pas d'autre but. Ses soirées, lorsqu'elles n'avaient pas leur emploi au cirque, étaient consacrées au travail de cabinet.
Baucher n'était nullement l'homme du public. Ainsi, le soir, lorsqu'il devait se produire, il n'en restait pas moins tout à son art, comme le matin, lorsqu'il se montrait seul. Sa tête basse conservait l'air réfléchi, et il tenait peu de compte des observations qui avaient été faites sur sa position.
On la jugeait ne pas être suffisamment assise, le rein étant cambré. On reprochait aussi à Baucher d'accuser les changements de pied par des déplacements d'assiette. Mais la principale critique s'adressait à ses jambes portées en arrière. Leur position s'est modifiée depuis ; Je dirai pourquoi, lorsque le moment en sera venu. Même à l'époque dont je m'occupe (1849), cette critique ne pouvait toujours se justifier. Sur Partisan, par exemple, je l'ai vu avec les jambes placées d'une façon irréprochable.
Peu soucieux des formes, il saluait d'assez mauvaise grâce, lorsqu'il paraissait en public. Laurent Franconi, qui saluait d'une façon magistrale, le lui dit, faisant remarquer, qu'en se découvrant, il montrait toujours la coiffe de son chapeau.
À ce propos, Laurent Franconi fit sur le salut toute une théorie, dont Baucher, je dois le dire, ne tira pas grand profit. Ceci reporte à l'époque où les deux écuyers avaient organisé, de concert, des fêtes équestres à Tivoli, peu de temps avant que Baucher entrât au cirque de Paris.
Il établissait volontiers des rapprochements entre l'équitation et différentes situations de la vie. C'est ainsi que, dans un entretien avec M. Thiers, il appliqua à la politique l'un de ses grands principes : « L'équilibre doit être obtenu sans altérer le mouvement et, d'autre part, le mouvement, tout en s'opérant, ne doit porter aucune atteinte à l'équilibre ».
Une autre fois, c'était à Bordeaux ; parmi ses élèves il avait les représentants de deux partis politiques adverses. Cherchant à les mettre d'accord, il prit le cheval pour thèse et, assimilant l'avant-main aux classes dirigeantes, l'arrière-main aux autres classes, il dit : « Le cheval puise son éclat, la noblesse de son aspect, dans l'avant-main, et sa force dans l'arrière-main. L'avant-main, par elle-même, est peu propre à produire de grands efforts, mais, si elle n'était là pou r diriger, régler les forces émanant de l'arrière-main, celles-ci n'aboutiraient qu'à des mouvements désordonnés. Aussi, l'union et l'accord entre l'avant et l'arrière-main sont-ils indispensables pour donner au mouvement la régularité et l'énergie. Eh bien ! il en est de même des deux partis dont vous vous faites les champions et que vous opposez l'un à l'autre, au lieu de chercher leur accord ».
Dans son enseignement, Baucher savait ne parler qu'à propos. Que de fois l'ai-je vu me laisser lutter contre une résistance que je ne pouvais vaincre, et attendre, pour parler, le moment où j'avais épuisé toutes mes ressources ! Alors seulement arrivait son conseil, que le succès accompagnait toujours. Par son à-propos même, le conseil que j'aurais pu oublier s'il m'eut été donné tout d'abord, restait à jamais gravé dans ma mémoire.
Dans l'exposé de ses préceptes, il était très sobre de paroles. « Lorsque je savais peu, disait-il, je parlais beaucoup, et ma prolixité répondait au vague de mes idées, à ce qu'elles avaient de peu net et arrêté. Et puis, c'est le propre de ceux qui savent peu de s'étendre, de se complaire dans les effets des effets. Mais lorsque, remontant des effets aux causes, j'ai pu découvrit celles-ci, les formuler clairement, je suis passé du délaiement des paroles à leur concision, et je suis arrivé à cette conviction que, plus et mieux on sait, moins on dit. »
Baucher dormait peu. C'est en faisant sa méthode qu'il perdit le sommeil. Ses bonnes nuits ne comptaient pas plus de quatre heures de sommeil, et les méditations sur son art, qui l'avaient absorbé dans le jour, le suivaient dans ses veilles.
Lorsque la réflexion confirmait la valeur des pratiques que son tact équestre lui avait tout d'abord suggérées, il multipliait leurs applications. Ce n'était qu'après des essais maintes fois répétés qu'il les acceptait. Ensuite il les coordonnait, puis en faisait ressortir des principes, et, ceux-ci une fois formulés, les moyens pratiques semblaient en découler.
Quoi d'étonnant qu'après avoir ainsi approfondi ce qu'il enseignait ensuite si clairement, il reçût avec dédain les observations de ceux n'ayant que peu et souvent même pas réfléchi sur les sujets auxquels il avait donné ses veilles et ses méditations. Ses réponses, lorsqu'il sortait de son dédaigneux silence, parfois coupaient court à toute discussion. En voici un exemple :
Un jour, à Lyon, un amateur d'équitation, lui dit, à la suite de je ne sais quelle observation qui l'avait déjà agacé : « On prétend que, pour faire un écuyer parfait, il faudrait réunir l'assiette de d'Aure~ les jambes de Laurent Franconi et votre main. - Dites plutôt, répartit le maître, la science de Baucher, l'assiette, les jambes et la main de tout le monde ». Certes, la réponse peut être jugée prétentieuse, mais il y a lieu de tenir compte des circonstances qui l'ont entraînée et de l'amour-propre de l'artiste, si maladroitement mis en éveil par son interlocuteur.
Il faut dire aussi que Baucher était entouré, par quelques-uns de ses adeptes, d'une adulation poussée à l'extrême. Ainsi, dans son entourage, on avait été jusqu'à prétendre qu'avec sa méthode, on faisait marcher droit les chevaux boiteux. Or, voici le fait qui avait donné naissance à ce dire.
À Genève, on amena à Baucher un cheval qui avait longtemps souffert d'un membre et qui boitait toujours, bien que la cause de la claudication eût disparu. Cela tenait à la mauvaise position qu'avait contractée le membre souffrant et à l'irrégulière répartition de la masse, qui en était la conséquence. Après quelques jours, Baucher avant remis le cheval dans son équilibre naturel, la boiterie, ou plutôt l'irrégularité des mouvements, disparaissait.
Dans ses recherches, comme dans son enseignement, Baucher poursuivit un but qui ne varia jamais : la possession complète des forces du cheval, de façon que le cavalier pût en disposer à son gré, et jouer en quelque sorte avec elles. C'est sur cette donnée, qui trouve sa formule dans le mot « légèreté » que repose d'ailleurs l'équitation savante.
Que de fois, lorsqu'il donnait leçon, Baucher disait : « Léger, léger » pour appeler l'attention du cavalier sur la mâchoire de sa monture, dont la mobilité moelleuse est le premier signe visible de la parfaite soumission du cheval, c'est-à-dire de sa légèreté !
Mais si le but, envisagé par Baucher, n'a pas varié, il n'en est pas de même des moyens à employer pour y atteindre. N'avant pas suivi les chemins battus, et sa pratique, ses réflexions l'entraînant toujours à la recherche du mieux, de nombreuses modifications dans ses procédés en furent la conséquence.
Certainement, on peut trouver des phases caractérisées dans la série de ses découvertes ; ses écrits en font foi ; mais, en réalité, elles n'ont jamais eu de points d'arrêt bien déterminés, car le génie de Baucher n'a jamais été en repos.
Que de fois il m'est arrivé, en apportant au grand novateur les appréciations que m'avait suggérées l'application persévérante d'un moyen enseigné peu de temps avant, de trouver le maître, tout absorbé par l'étude d'un moyen nouveau. Il ne donnait plus que peu d'attention à l'idée équestre précédente, dont il m'avait recommandé la méditation et la pratique.
Aussi, quoique le suivant pas à pas, je puis dire que je me trouvais toujours distancé par une dernière inspiration.
Les découvertes de Baucher ont toujours représenté, pour lui, ceci de particulier : la dernière éclipsait toutes celles qui l'avaient précédée et représentait, à ses veux, le dernier mot de l'équitation. Un certain temps lui était nécessaire pour modérer l'enthousiasme que lui inspirait sa découverte la plus récente et rendre à celles qui l'avaient précédée la valeur qui leur appartenait.
Avant de la maintenir dans de justes limites, il poussait toujours à l'extrême l'application de tout moyen nouveau et, malgré cela, les résultats qu'il obtenait n'ont jamais cessé d'être merveilleux.
Son sentiment équestre, si subtil, qui lui faisait sentir, mieux encolle, Pressentir le point de départ de la moindre résistance, lui dictait, avec une sûreté extraordinaire, les moyens de corriger, ou plutôt de contrebalancer ce qu'il pouvait y avoir d'exagéré, dans une nouvelle pratique.
Ses élèves, je dois le dire, n'appréciaient pas toujours la portée de ces compensations, devenues nécessaires, ou n'en tenaient pas compte dans une large mesure.
D'une manière générale, les moyens de domination de Baucher, étant d'une grande puissance et, par suite, exigeant beaucoup de discernement dans leur emploi, représentaient pour ses élèves des écueils qu'ils ont souvent rencontrés.
Il y en a un, en particulier, qu'il faut signaler et qui se rattache à l'application d'un principe qui était alors tout nouveau :
« Opposer résistance à résistance jusqu'à ce que celle du cheval soit vaincue » au lieu de tromper cette dernière, de l'éluder, ainsi qu'on essayait jusqu'alors, en lui faisant des concessions plus ou moins heureuses ; ce qui ne l'empêchait pas de subsister toujours, au moins en partie.
La résistance, que doit opposer le cavalier, a été souvent appliquée par les néophytes avec une exagération, une persistance, contre lesquelles le cheval e se butait obstinément on se révoltait.! Ici, comme en tout, la mesure est à considérer.
Le cavalier n'a pas à persévérer indéfiniment dans l'emploi de sa force d'opposition. Il doit, après l'avoir exercée dans de sages proportions, ne pas s'obstiner si le cheval ne cède pas ; mais modifier l'état général des forces sur lequel la résistance s'appuie, et provoquer cette modification au moyen d'un changement apporté à la position ou à la marche du cheval ; puis, revenir aux actions qui attaquent directement la résistance qu'il s'agit de vaincre.
Il y a lieu d'observer que la suspension de nos exigences ne doit pas être accompagnée de la caresse. Celle-ci, véritable bienfait pour le cheval, ne doit succéder qu'à sa complète soumission.
Ses essais d'ailleurs n'ont pas été toujours heureux et, chose singulière, due à son obstination, source aussi de ses progrès incessants, il lui arrivait de persévérer d'autant plus dans l'emploi d'un moyen nouvellement entrevu que les résultats qu'il en obtenait étaient moins satisfaisants. Le dressage de ses chevaux, naturellement, en subissait les conséquences, mais il savait y remédier promptement. Ce qui ne l'empêchait pas de dire que, s'il avait près de lui un cavalier bien doué, qui n'appliquerait que ceux de ses moyens dont l'efficacité était confirmée, il lui ferait atteindre une perfection de dressage supérieure à celle qu'il obtenait lui-même. J'en doute. Pour le croire, il faudrait que je l'aie vu.
Les modifications, apportées par Baucher dans ses procédés, ont donc été nombreuses. Je les signalerai lorsque le moment en sera venu. Mais je me bornerai, en général, à leur exposé succinct, les détails concernant les moyens dont le maître a fait usage pendant le plus de temps, et qu'il a jugé à propos de transmettre par la plume, se trouvant décrits tout ait long dans sa méthode.
Pour l'instant, nous sommes en 1849 et voici en traits généraux, ce qui caractérisait alors les pratiques dont Baucher faisait faire l'application.
Les flexions du bout de devant étaient pratiquées de façon à obtenir- le relâchement complet des muscles qui s'y opposaient. Ainsi, la mâchoire devait s'ouvrir tout à fait, lâcher le frein. Dans les flexions latérales, l'encolure devait s'infléchir jusqu'à ce que la tête arrivât à l'épaule, le cheval regardant des deux yeux en arrière. L'affaissement de l'encolure devait précéder et accompagner le ramener. L'emploi des éperons était sévère et souvent renouvelé ; les effets d'ensemble, d'une grande fréquence, et c'est au talon du dehors qu'il fallait faire appel pour les « tourner », les départs au galop et les changements de pied.
Les flexions de la mâchoire, en allant jusqu'à la complète ouverture de la bouche, dépassaient le nécessaire ; le détachement moelleux de la mâchoire, qui peut n'être qu'un discret et léger murmure, suffisant à constater sa parfaite soumission. De plus, dans le cours du travail, cette légère mobilité de la mâchoire doit bien se produire dès qu'elle est provoquée, mais non lorsque rien ne la sollicite, le cheval ne devant être ni muet, ni bavard.
Je crois devoir m'étendre sur les conséquences qu'entraînaient les flexions de l'encolure, telles qu'elles étaient alors pratiquées.
Poussées à ce point, elles amollissaient, affaissaient l'encolure dont l'attitude, le ressort exercent une si grande influence sur l'ensemble des forces de l'animal, sur ses dispositions impulsives particulièrement. Le cheval se trouvait alors atteint dans son perçant, dans son ambition du mouvement en avant, qui doit se manifester constante.
D'autre part, ces flexions allaient au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la soumission de l'encolure, et elles dépassaient le but sans l'atteindre efficacement. En effet, l'encolure, à laquelle un rôle si important est dévolu dans l'exploitation du cheval, ne pouvait présenter, après le travail auquel on l'avait soumise, le soutien et l'élasticité nécessaires à la facilité, à la justesse de son emploi.
D'une manière générale, on peut dire que, dans le travail en place, on dénouait trop. Alors, une fois en mouvement, il fallait savoir renouer.
C'était à l'impulsion qu'il appartenait de donner du ton, de rendre la vie, l'élasticité aux ressorts amollis.
Mais la franchise d'impulsion s'obtenait difficilement, par suite du travail même auquel l'encolure avait été soumise, de son affaissement surtout, qui, en outre, prédisposait les jarrets à s'engager sous la masse plutôt qu'à chasser en avant.
L'obligation de maintenir constamment le ramener venait encore, surtout avec des mains peu habiles s'opposant au passage des forces en avant, prendre souvent sur l'impulsion, et l'acculement était toujours à redouter.
De là, nécessité d'actions persistantes et énergiques des jambes, puis des éperons. Ceux employés à cette époque avaient les mollettes fortement dentelées, et les flancs des chevaux en portaient les traces sanglantes. Baucher reprochait alors volontiers aux chevaux de manquer de chasse. Il disait que tout le cheval est dans l'arrière-main et répétait sans cesse aux cavaliers montant sous sa direction d'entretenir l'impulsion.
Cette énergie et cette continuité dans la pression des jambes, puis des éperons, n'étaient pas sans présenter des inconvénients. Le cheval finissait par se blaser, s'endurcir aux éperons, et le cavalier lui-même avait parfois à en souffrir.
Ainsi, il arriva à Baucher d'être obligé, en descendant de cheval, de s'envelopper les cuisses avec des bandes de toile mouillées et fortement serrées, pour remédier aux conséquences fâcheuses qu'avait entraînées la persistance de leurs efforts.
Des années plus tard, Baucher, se reportant l'époque dont je parle, me disait : « Je me demande comment nous avons encore des jambes, après l'abus que nous en avons fait. »
Pendant un temps, pour soulager ses jambes, il fit usage de la cravache. Il l'employait par coups répétés, appliqués avec plus ou moins de force sur la cuisse droite. Agissant ainsi directement sur l'arrière-main, la cravache, tout en réveillant les forces impulsives, contribuait à ramener promptement les jarrets, lorsqu'ils s'éloignaient plus que ne le comportait le mouvement à exécuter. Il est aussi à remarquer que les coups qui fouettent chassent le cheval en avant plus naturellement et mieux que les coups qui piquent.
Baucher avait écrit, sur cet emploi de la cravache, une trentaine de pages et comptait en écrire encore autant, puis réduire le tout à une dizaine de lignes.
Sa tournure d'esprit le portait à résumer ses idées dans de courtes formules et, pour les exposer, la forme de dictionnaire avait ses préférences.
Il en fut de cet usage de la cravache, comme il en est souvent de l'emploi d'un moyen nouveau. Impressionnant le cheval d'une façon inaccoutumée et mettant le plus souvent en jeu des forces nouvelles, il donne d'abord de fort bons résultats, puis à mesure que le cheval s'y accoutume, les résultats vont s'amoindrissant.
En exposant les conséquences fâcheuses résultant des flexions exagérées, il ai été entraîné à m'étendre sur l'impulsion. Mais j'en reste là et n'aborderai pas les considérations pouvant se rapporter aux autres moyens employés alors par Baucher et sur lesquels, d'ailleurs, j'aurai l'occasion de revenir.
Toutefois, je crois utile, pour l'instant, de faire le portrait du cheval
Baucherisé, comme cela se disait, tel qu'il se présentait en 1849.
Les moyens mis en usage, enserrant le cheval dans l'embrassement des aides, avaient pour conséquence de le tenir constamment renfermé et de tendre au rapprochement de ses extrémités.
L'équilibre artificiel, qui en découlait, rendait le cheval essentiellement propre aux mouvements concentrés, ascensionnels, à toits ceux où l'animal doit revenir sur lui-même, tels, par exemple, que les suivants : piaffer, passage, pirouettes au galop, changements de pied rapprochés. Mais le cheval n'était pas mis en situation de chasser avec aisance et franchise sa masse en avant.
Le cavalier, il est vrai, ne portait rien dans les bras, mais il portait son cheval dans les jambes.
Or, la véritable légèreté consiste, pour le cavalier, à avoir le cheval léger aux jambes autant qu'à la main, c'est-à-dire à l'avoir toujours coulant et comme insaisissable dans les talons, à moins toutefois que la main ne s'oppose an mouvement en avant.
C'est là qu'ont abouti, en définitive, les recherches de Baucher, et c'est alors qu'il fit résider la perfection dans la pureté du travail, même le plus simple.
Mais, à l'époque dont je m'occupe, la direction de l'esprit de Baucher, par suite de son travail de cirque, le portait vers la recherche de mouvements nouveaux, et, d'autre part, dans ses visées, les hautes difficultés de l'art occupaient une grande place. Il aborda celles qui, avant lui, n'avaient nième pas été entrevues et les surmonta toutes.
Le portrait, que j'ai fait du cheval Baucherisé, témoigne d'ailleurs que les chevaux du maître étaient alors tout préparés à répondre à ses exigences et à exécuter le travail particulier auquel il les soumettait.
On a cru voir là le but même que se proposait la méthode Baucher. Il n'en est rien. Ce travail, tout spécial, destiné surtout à frapper le publie, ne représentait pas autre chose, en réalité, que des applications particulières de la série de moyens de domination enseignés et si habilement exploités par le maître.
CHAPITRE IX Baucher (Suite)
Portrait et travail spécial de « Kléber », « Turban », « Bloc », « Picarde », « Shandor », « Stades », « Partisan, « Capitaine », « Neptune », « Buridan », « éricault ». - Pari Gagné par Lancosme-Brèves. - « éricault » dressé en vingt-neuf jours. - Perspicacité de Baucher concernant le travail de ses chevaux. - Le talent du cavalier, le dressage du cheval sont indéfiniment perfectibles. - Formule de leur perfection. - Marche suivie par mon intimité avec Baucher.
Pour préciser, en partie au moins, les difficultés équestres abordées par Baucher, ainsi que les divers mouvements de jambes, tirés pour la plupart de soit imagination, qu'il faisait exécuter à ses chevaux, je vais indiquer ce que présentait de plus particulier le travail propre à chacun des chevaux qu'il possédait à Lyon en 1849. Je donnerai, en même temps, quelques détails sur chacun d'eux.
Kléber, gris clair, était haut sur jambes, avait de la taille, du sang, l'encolure bien greffée et un beau port de queue, d'où ressortait un certain éclat.
Mais, en réalité, c'était une rosse. Baucher l'avait trouvé, relégué dans le coin d'une écurie d'un manège de Lyon. Personne ne voulait plus le monter à cause de la défectuosité de ses allures et de son peu de solidité.
Lorsque Baucher le produisit pour la première fois en publie, il le possédait depuis vingt-huit jours et l'avait monté deux fois par jour. Le cheval, au cours de ce premier dressage, avait été indisponible pendant quatre jours.
Kléber était entier ; le voisinage des juments causait chez lui une grande surexcitation ; mais, une fois entre les jambes de Baucher, il semblait indifférent à leur approche.
Particularités de son travail :
Balancer des hanches à droite et à gauche eu marchant, les épaules suivant une même direction.
Pirouettes renversées sur trois jambes, le membre levé se présentant dans sa plus grande extension.
Pirouettes ordinaires, avec enlevé du devant, l'appui se faisant alternativement sur l'une et l'autre épaule, le membre opposé restant au soutien.
Transition, sans temps d'arrêt, du galop en arrière au passage.
Galop en arrière sur trois jambes, une jambe de devant restant au soutien.
Turban, alezan doré, pur sang, de petite taille.
Ses difficultés découlaient de son tempérament très nerveux. Il était extrêmement chatouilleux.
Particularités de son travail :
Piaffer dépité en se campant. Le cheval exécutait cette sorte de trépignement avec une extrême rapidité, et une violence telle, que la poussière couvrait le cavalier.
Changements de pied au temps, du devant, étant campé.
Toute une reprise, comprenant les pirouettes sur les hanches, en changeant de pied au temps. Turban faisait facilement, sans interruption, deux cents changements de pied au temps.
Bloc était de robe grise, et intitulé cheval de labour. Il avait l'aspect commun, de longs poils aux jambes et représentait assez bien le cheval de trait léger.
L'encolure était courte, mais bien greffée, le rein long, les jarrets étroits, mais les hanches étaient puissantes.
Particularités de son travail :
Les rênes étant nouées sur l'encolure, le cheval, sans l'aide de la main, se présentait dans une position correcte, en exécutant les changements de direction, les diverses pirouettes, les changements de pied aux deux temps.
En marchant au pas, les membres antérieurs, complètement étendus, restaient un instant au soutien avant de toucher le sol.
Ayant une épaule au soutien, Bloc s'enlevait, sur les hanches et, dans cette position, lançait un violent coup de sabot, avec la jambe primitivement levée. Aussitôt que le devant avait regagné le soi, le même mouvement se répétait.
Picarde, baie, commune, de taille moyenne, ne révélait aucun degré de sang.
La mâchoire avait présenté des résistances particulières. Pour arriver à son écartement, Baucher, étant à Trieste, avait eu recours à la langue serpentine, et trois mois avaient été nécessaires pour bien l'obtenir.
Particularités de son travail :
Succession de pirouettes renversées et ordinaires au galop et au passage.
En marchant au pas, les membres antérieurs s'élevaient vivement et frappaient fortement le sol à chaque foulée.
Piaffer, en se campant.
Shandor. Lorsque Baucher était en Autriche, à Vienne, le comte Shandor lui avait donné ce cheval.
Il avait le cachet oriental, était entier, gris truité, de taille moyenne et de nature un peu molle.
Particularités de son travail :
Transition du piaffer, absolument sur place, au piaffer en avançant et en reculant.
Piaffer dépité.
Reculer, en exécutant, à droite et à gauche alternativement, un quart de pirouette renversée, les épaules suivant une même direction.
Succession de pirouettes renversées à droite et à gauche, sur trois jambes et en avant, la jambe levée posant à terre dans toute son extension.
Trot avec grande élévation et extension des plus énergiques des membres antérieurs.
Changements de pied au temps.
Pirouettes au galop, exécutées avec rapidité, le devant ne touchant le sol que deux ou trois fois dans une pirouette complète.
Stades, baie, de taille moyenne, bien construite, mais ayant très peu de sang.
Atteinte du vertigo, la jument présente pendant deux ans des difficultés. Au début, elle secouait la tête par côté, avec violence. Au cours du dressage, les attaques de vertigo disparurent et les mouvements de tète finirent par ne plus se produire que rarement.
Achetée 150 francs, elle fut vendue à Paris 6,000 francs et mourut peu de temps après.
De tous les chevaux de Baucher, Stades avait le travail le plus particulier, on pourrait dire le plus riche.
Particularités de son travail :
Piaffer-balancer, continué en appuyant, Cet air, exécuté avec une rare perfection, réunissait trois difficultés : la cadence et l'élévation du piaffer, le balancer, la prédominance des forces décidant la marche par côté.
Ronds de jambes en avançant. Mêmes mouvements en reculant, chaque pas de reculer étant précédé de l'extension complète du membre qui exécutait, ensuite seulement, son mouvement circulaire.
Étant de pied ferme, déplacement en arrière, puis en avant, d'un bipède diagonal, l'autre diagonal se mobilisant sur place.
Étant de pied ferme, rapprochement des pieds de derrière jusqu'à 20 centimètres environ des pieds de devant, et prise d'un camper extrême, en partant de cette position.
Changements de pied au temps des plus brillants. De tous les chevaux qu'a possédés Baucher, Capitaine, seul, les a exécutés avec autant d'éclat. Mais, en raison de l'énergie qu'elle mettait dans les changements de pied, de son manque de sang surtout, Stades ne pouvait, sans perdre la légèreté, eu faire plus de cinquante de suite au temps, tandis que le pur-sang Turban en faisait, comme je l'ai dit, facilement deux cents.
Partisan, bai-châtain, avec une étoile en tête, pur sang, avait une construction légère et des formes élégantes. La greffe de l'encolure, le port de queue ne laissaient rien à désirer. Le cheval, dans son ensemble, était des plus séduisants.
Venu d'Angleterre, il avait été pavé un gros prix à son arrivée en France. Lorsque, pour 500 francs, Baucher s'en rendit acquéreur, le cheval avait été perverti dans ses allures, autant que dans son caractère.
Particularités de son travail :
Transition du piaffer précipité et près de terre au piaffer le plus noble, lent, élevé et merveilleusement rythmé.
Trot en arrière.
Arrêt instantané, avec une épaule au soutien, en marchant de deux pistes.
Balancer du devant.
Reculer au galop.
Changements de pied au temps.
C'est sur Partisan que Baucher pratiquait tout d'abord ses essais, et le maître me disait que, si ce cheval, bien âgé lorsque je l'ai connu et monté, avait le don de la parole, il étonnerait fort, en faisant connaître les moyens, si divers, auxquels il avait été soumis.
En même temps que Partisan, Baucher avait possédé et monté en public Capitaine, Neptune et Buridan. C'est avec ces quatre chevaux qu'il fonda sa réputation.
Ils étaient de natures dissemblables, deux surtout ; c'était Partisan, le noble pur-sang, et Buridan, lourd et épais carrossier, sans énergie.
Aussi, pour prouver que ses moyens de dressage pouvaient être appliqués victorieusement à tous les chevaux, quelle que fut leur nature, ce sont ces deux chevaux que Baucher fit venir et monta à Saumur, lorsqu'en 1843 il fut appelé à faire connaître et à enseigner sa méthode à l'école de cavalerie.
Quelle que soit la quantité de chevaux qu'un écuyer ait dressés, au cours de sa carrière, il y en a toujours un ou deux, qui marquent d'une manière particulière.
Il en a été ainsi de Baucher et il en a été de même du comte d'Aure, comme je le ferai voir lorsque je vous entretiendrai de celui qui fut mon autre maître d'équitation.
Les deux chevaux, dressés par Baucher, qu'il y a lieu de signaler d'une façon spéciale, sont Partisan et Géricault.
Des mains inhabiles avaient vicié les riches qualités dont Partisan était doué. Elles furent remises au jour et exploitées de la manière la plus brillante par Baucher. Il fit de ce cheval, pris rétif, raide et disgracieux dans ses allures, l'animal le mieux soumis, le plus noble dans ses attitudes, le plus gracieux, le mieux cadencé dans ses mouvements.
Quant à Géricault, il avait désarçonné maints cavaliers, et des plus réputés. Ses difficultés de caractère, ses défenses étaient telles, que son propriétaire, lord Henry Seymour, avait parié, mettant le cheval pour enjeu, qu'aucun cavalier ne pourrait tenir sur lui un tour du bois de Boulogne.
Ce pari, que gagna le comte de Lancosme-Brèves, est raconté tout au long par le baron d'Etreillis dans son livre intitulé : Écuyers et cavaliers et dans La Vie sportive d'août 1884. La relation du baron d'Etreillis a été rectifiée, en certains points, par un témoin du pari, Maxime Gaussen, dans des articles de la Revue des Haras, parus en avril, mai et novembre 1884, janvier 1885.
Vous trouverez ces documents dans ma bibliothèque. Mais comme les prémisses du pari ne s'y trouvent pas relatées, je vais vous les rapporter, telles que de Brèves lui-même me les a racontées.
C'était un soir, au cirque, Baucher venait de monter et avait recueilli les applaudissements qui, chaque jour, étaient son partage. Lord Seymour qui marquait parmi les opposants de Baucher, était près du passage des écuries, au milieu d'un groupe d'hommes de cheval où se trouvait de Brèves.
Au moment où Baucher mit pied à terre, lord Seymour dit, à haute voix, qu'il avait dans ses écuries un cheval de pur sang de trois ans, sur lequel M. Baucher, malgré tout son talent, ne tiendrait pas, et qu'il était prêt à en faire le pari.
Alors s'avança de Brèves, disant que pour tenir le pari, il n'y avait pas besoin de faire appel au maître, que l'un de ses élèves s'en chargerait, et que cet élève était lui, de Brèves.
Le pari fut alors établi, tel que Maxime Gaussen l'a rapporté. De Brèves regretta, un instant, de s'être ainsi avancé, en songeant que, si un accident l'atteignait, les conséquences pourraient en être graves pour Mme la comtesse de Brèves, qui alors était grosse. Mais cette réflexion venait trop tard. Le pari était engagé, il fallait le tenir.
Il fut tenu et gagné. Le gagnant pria alors Baucher d'accepter Géricault, disant fort galamment que c'était grâce à ses conseils qu'il avait gagné le pari et que la réputation du maître grandirait encore, s'il dressait et produisait en publie ce cheval, qui avait été réputé immontable.
Rester en selle un tour du bois de Boulogne sur un cheval comme Géricault, dont les rudes défenses n'ont pu être paralysées qu'en partie, cela est fort beau assurément et témoigne d'une puissante tenue. C'est cette qualité, qu'il possédait à un haut degré, que de Brèves mit en évidence en gagnant le pari.
Toutefois, si l'on en reste là, rien ne dit, tant s'en faut, que les défenses ne reparaîtront pas, tout aussi énergiques, et dès le lendemain, surtout si le cavalier, ne se bornant plus à se faire porter, veut imposer au cheval les moindres exigences.
Mais ce qui devient merveilleux, c'est de monter un pareil cheval, aux lumières, au bruit d'un orchestre et des applaudissements d'un publie nombreux, le vingt-neuvième jour de son dressage, et sans qu'il manifeste la moindre volonté de se défendre, sans même faire une faute.
Rien, certes, ne pouvait mieux prouver la puissance des moyens révélés par Baucher, la valeur de son dressage méthodique et mettre en évidence le talent incomparable du maître.
Pendant ces vingt-neuf jours de dressage, Géricault, dont la qualité essentielle était le fonds, avait été monté deux et trois fois par jour.
C'est le cheval qui a présenté le plus de difficultés à Baucher, surtout pour paraître en public. Il me le disait, tout en me dépeignant l'émotion qui l'étreignit, la première fois qu'il monta Géricault au milieu du bruit et des lumières.
Le travail qu'il lui fit faire ce soir-là, fut simple assurément, il fut court aussi, mais absolument correct. De nombreux témoins, l'oeil aux aguets, suivant le cheval dans tous ses mouvements, ont été unanimes à le constater, et, parmi eux, se trouvaient lord Seymour, ses tenants, et des adversaires déclarés de Baucher.
Cette soirée a marqué un triomphe mémorable dans la vie du grand artiste.
Bien que ne présentant plus aucune difficulté sous la main savante de Baucher, pendant longtemps encore Géricault ne put être considéré comme devenu le cheval de tout le monde. Ainsi, un matin qu'il était monté par une femme, -Mme Pauline Cuzent, effrayé du bruit que fit la chute d'une tente, il s'emporta et ne put être arrêté qu'après avoir fait un nombre incalculable de tours de cirque.
A propos du travail particulier à chacun des chevaux de Baucher, et sur lequel j'ai donné des indications, je signalerai la perspicacité du maître, qui lui faisait saisir, avec promptitude et sûreté, la prédisposition du cheval à tel ou tel mouvement.
Ainsi, le trépignement si extraordinaire de Turban, qui frappait d'étonnement les spectateurs, lui fut suggéré par la nervosité extrême du cheval.
C'est dans la disposition de Kléber à s'enlever du devant qu'il trouva pour ce cheval, qui ne présentait presque aucune ressource, des mouvements dissimulant son manque de moyens.
Le rapprochement des pieds de derrière de Stades, qui en arrivaient presque à toucher les pieds de, devant, lui fut inspiré par la facilité avec laquelle la jument répondit, dès le principe, aux effets d'ensemble par l'engagement de ses jarrets sous la main, ses pieds de devant se mobilisant à peine.
Baucher remédiait aux imperfections de ses chevaux, tout aussi bien qu'il savait profiter de leurs prédispositions.
Ainsi, la facilité avec laquelle Stades s'engageait du derrière ayant eu pour conséquence de porter préjudice au piaffer, par suite du peu d'action que prenaient les épaules, Baucher donna à la jument un piaffer-balancer qui, tout en dominant l'inertie des épaules, les forçant à l'action, constitua un air des plus élégants.
La critique peut s'exercer en toutes choses. Si elle est justifiée parfois, parfois aussi elle est mal fondée. J'ai entendu reprocher à Baucher de ne pas soumettre tous ses chevaux au même travail, bien qu'ayant avancé que sa méthode était applicable aux chevaux de toute nature.
Or, il y a une distinction à faire, entre les moyens d'amener le cheval à la soumission, moyens qui sont le propre de la méthode Baucher et peuvent être appliqués à tous les chevaux, et l'emploi des forces du cheval, une fois qu'elles sont soumises au cavalier.
Ici, il y a lieu de tenir compte des aptitudes particulières de chaque cheval. L'écuyer, qui sait les découvrir, donne déjà une preuve de la justesse de son sentiment.
Et puis, pour soutenir l'intérêt du publie, n'était-il pas nécessaire aussi que Baucher variât le travail de ses chevaux ? J'ai dit avec quelle sagacité il y parvenait et savait hâter leur dressage, en profitant des dispositions naturelles particulières à chacun d'eux.
Lorsque le moment vint, où les chevaux de l'élève purent entrer en comparaison avec ceux de son maître, la remarque fut faite que certains de mes chevaux, tels que Zégris, Sicambre, avaient un travail plus riche que les siens. Baucher lui-même, dans nos entretiens, s'étendait avec complaisance sur ce sujet.
Les chevaux que je dressais aux allures et mouvements artificiels ne représentaient que des exceptions, parmi le grand nombre de chevaux que je montais. J'en détaillerai les raisons lorsque j'en serai à mon temps d'écuyer en chef de l'Ecole de cavalerie. Il était donc naturel d'enrichir le plus possible le travail de ceux que je soumettais à ce dressage spécial - qui était en dehors de celui que mes devoirs professionnels d'officier de cavalerie m'imposaient - pour ce qui m'était personnel et surtout pour mon enseignement.
Quant à Baucher, il en était autrement. Tous ses chevaux étaient destinés à paraître en publie, et si, allant au-delà du nécessaire, il avait réuni sur un même cheval un plus grand nombre de mouvements, il se serait trouvé dans l'obligation, pour satisfaire les spectateurs, de mettre tous ses chevaux au même diapason. Certes, ce n'était pas la possibilité de le faire qui lui manquait. Mais, au lieu de s'imposer une pareille tâche, n'était-il pas tout naturel de répartir, sur l'ensemble de ses chevaux, les mouvements variés que son imagination, si féconde, lui suggérait ? C'est ce qu'il faisait.
Le grand talent de Baucher, bien que s'étant promptement révélé, n'a cessé de grandir avec le temps. En voici la preuve dans les paroles mêmes du maître, prononcées à l'approche du terme de sa carrière équestre.
Je venais de monter ses chevaux sous ses yeux comme d'habitude, et à peine avais-je mis pied à terre qu'il me dit : « Si, à ce moment, vous montiez mes anciens chevaux, Partisan, Capitaine, Neptune, Buridan, si admirés pourtant autrefois, vous ne les trouveriez pas dressés, tant est grande la différence qui les sépare de mes chevaux d'aujourd'hui. » Puis le maître s'étendit sur les raisons qui justifiaient ses paroles.
Il me disait même, forçant un peu la note : « Avec Partisan, j'en avais plein les bras. Capitaine était peut-être un peu plus léger. »
Ses anciens chevaux, certes, étaient dressés, et bien dressés. Seulement, son talent avait grandi avec le temps. Avec le temps, son sentiment, de plus en plus affiné, lui avait fait sentir de mieux en mieux ce que devait être la perfection, et ce qui le satisfaisait autrefois ne l'attrait plus satisfait au jour où il nie tenait ce langage.
C'est que, pour tout écuyer qui a le vrai sentiment de son art, le talent qui lui est propre, de même que le dressage du cheval, est indéfiniment perfectible.
La perfection rêvée, réside, tant pour le talent du cavalier que pour le dressage du cheval, bien moins dans l'exécution de ce qu'on est convenu d'appeler les difficultés équestres, que dans la pureté des mouvements.
Cette pureté repose sur la mise en jeu par le cavalier, et sur l'emploi que fait le cheval, des seules forces utiles au mouvement envisagé.
Pour l'obtenir avec cette perfection, il faut donc avoir fait disparaître toutes les contractions qui lui sont contraires, inutiles, c'est-à-dire toutes les résistances.
Le travail qui en découle, d'une grande délicatesse, réclame les combinaisons d'aides les plus diverses et soutient l'intérêt de l'écuyer dans l'exécution des mouvements même les plus simples.
C'est dans la perfection que petit atteindre l'emploi des forces du cheval, et que je viens de définir, que se trouve l'expression de la suprême légèreté.
Mais, quelque bien acquise qu'elle puisse être, elle ne saurait se conserver entière, lorsque sera abordé un mouvement qui n'aurait pas encore été demandé. La légèreté s'altèrera alors immanquablement, car bien des forces inutiles seront d'abord mises en jeu, et ce n'est que peu à peu qu'on parviendra à les éteindre, pour ne laisser subsister que les seules forces utiles.
En supposant la légèreté moins parfaite - car elle a ses degrés - des conséquences analogues se rencontreraient.
Aux dernières époques de sa vie surtout, Baucher insistait sur les mouvements simples, sur leur perfection et me disait : « Autrefois, j'abordais promptement les mouvements compliqués. Aujourd'hui je mets six mois pour amener mes chevaux à marcher droit et à bien -tourner. Lorsque la légèreté complète est obtenue en marchant sur le droit, l'impression que fait ressentir au cavalier la parfaite harmonie des forces est telle, qu'on hésite à passer à des mouvements qui modifieraient la combinaison des forces. » Il ajoutait : « Il en sera de vous comme de moi. Après avoir abordé toutes les difficultés de l'art, vous trouverez vos grandes jouissances dans la parfaite légèreté, quelque simples que soient les mouvements. » Et mon maître prédisait juste. J'en suis là depuis bien des années.
Lorsqu'aucun des ressorts du cheval ne résiste ou ne reste inerte sous nos actions, lorsque toits peuvent être mis en jeu, s'animer et vibrer à l'effleurement de nos aides, point n'est besoin de rechercher des mouvements compliqués pour éprouver des jouissances infinies.
Elles se trouvent dans l'impression toute suave que fait ressentir au cavalier la flexibilité élastique et moelleuse de tous les ressorts de l'animal que l'impulsion anime, dans l'harmonie des mouvements que donne le juste emploi des aides, enfin dans la légèreté qui en découle.
C'est elle qui donne, à la fois, à l'équitation savante, à la haute équitation, son véritable cachet, et à l'écuyer qui la pratique, le vrai caractère de son talent.
Dans ce que je viens de vous dire sur l'équitation, sur Baucher, ayant abordé des questions se rapportant an terme de sa carrière équestre, j'ai été entraîné bien au-delà des jours où je reçus ses premières leçons. Cependant, à cette époque déjà, j'étais un peu entré dans son intimité.
Non seulement, du mois d'octobre au mois de décembre 1849, je recevais ses leçons, mais encore, chaque matin, lorsque mon service m'en donnait la possibilité, je me rendais au cirque vers huit heures. Je savais qu'il eût été tout à fait indiscret d'y paraître plus tôt Et là, souvent enveloppé dans mon manteau, je restais jusqu'à dix heures à contempler le maître montant ses chevaux, et je m'efforçais de pénétrer les secrets de cet art qu'il avait poussé à un si haut degré de perfection.
Mes visites matinales ont dît, dans les premiers jours, l'importuner. Mais mon assiduité finit par le frapper, et lui, tout silencieux d'habitude en dehors de ses, cours, en arriva à prendre fréquemment la parole dans ces tête-à-tête, qui devinrent pour moi des plus instructifs.
Peu à peu il me donna sa confiance, me prit en affection, enfin vit ma passion pour son art, passion qui ne s'est jamais affaiblie, et c'est à cela que je dois d'être devenu, par la suite, son élève préféré.
Baucher était avare de ses lettres, et, pour ses réponses, avait souvent recours à une main étrangère. Vous trouverez cependant, dans ma correspondance, de nombreuses lettres écrites de sa main Il y en a une, entre autres, très intéressante, qui date de 1855, alors qu'à Versailles, il donnait leçon aux Cent-Gardes. Elle est très longue et expose l'ensemble de sa méthode.
Je possède deux mors venant de lui. L'un est un mors de bride sans gourmette, dont le mouvement de bascule est arrêté par un prolongement du haut des branches, s'engageant dans les montants de la bride. C'est à Lyon qu'il m'en fit présent. L'autre est un mors de bridon, dont les larges bossettes, portent un B. Il me fut donné quinze ans plus tard, lorsque Baucher ne faisait plus usage que du bridon pour dresser ses chevaux.
Les particularités concernant Baucher, dans lesquelles je suis entré, sont déjà nombreuses. Néanmoins, dans la suite de mon récit et après m'être étendu sur le comte d'Aure, j'en aurai beaucoup d'autres à ajouter, pour pouvoir, avec complète connaissance de cause, mettre mes deux maîtres en présence et les comparer.
CHAPITRE X
L'enseignement de Baucher développe le jugement. - Je sais écouter. - Se mettre en garde contre les compliments. - Mon premier dressage ayant une valeur. - « Sabine ». - Je vais à Saumur comme lieutenant d'instruction. - Ma division. - Le colonel Jacquemin. - Le général de Goyon ; ses démêlés avec le colonel Ambert.
L'équitation, telle que Baucher la professait, me passionna. Les principes, de même que les moyens d'action enseignés par le maître, faisant appel au raisonnement, leur étude, dans laquelle je m'absorbais, servit à exercer ma réflexion et eut une grande influence sur le développement de mon jugement. Je ne négligeais, d'ailleurs, aucune occasion, aucun moyen d'accroître mon instruction équestre.
Lorsque le moment vint où j'eus acquis un certain talent, un jour, Baucher me dit : « Vous irez loin en équitation, non seulement à cause de vos aptitudes, de votre force de volonté et de votre amour de l'art, mais parce que vous savez écouter. » Il ajouta que, depuis longtemps, il avait été frappé de l'attention avec laquelle j'écoutais toujours ses paroles, de mon désir d'en pénétrer toute la portée, et sans que jamais elles aient éveillé de ma part une observation inopportune.
Le comte d'Aure fit une remarque analogue. Son fils Olivier lui ayant reproché de me donner un enseignement équestre plus complet qu'à lui-même, le comte d'Aure répondit : « Mais certainement, parce que L'Hotte a confiance dans mes paroles. Il sait que j'ai plus d'expérience que lui, et, lorsque je lui donne un conseil, il s'efforce aussitôt, sans le discuter, d'en faire l'application, tandis que toi lorsque je te donne un avis, tu y réponds tout d'abord par des objections. »
Je savais écouter, en effet. Dans ma carrière équestre, souvent J'en ai tiré profit, non seulement lorsque je recevais les leçons de mes deux maîtres, mais encore dans d'autres circonstances.
Ainsi, lorsqu'après avoir monté mes chevaux pour d'autres que pour moi seul, j'avais reçu les compliments d'usage, je prenais à part, parmi les hommes de cheval présents, celui que je savais pouvoir porter le jugement le plus éclairé sur le travail de mes chevaux et je lui demandais, comme un service, de me signaler ce qu'il avait jugé d'imparfait. Plus d'une fois, une simple observation m'a été bien utile, et, le plus souvent, elle s'appliquait, avec toute raison d'ailleurs, à la partie du travail qui avait le plus séduit les ignorants et les demi-connaisseurs. En équitation, ils sont nombreux et il faut se mettre en garde contre leurs appréciations, contre leurs éloges surtout, que notre amour-propre n'est que trop souvent enclin à accueillir.
Le premier dressage, dont j'ai pu produire les résultats avec quelque satisfaction d'amour-propre, fut celui de ma jument d'armes, nommée Sabine, qui m'avait été donnée lorsque j'entrai aux Guide d'état-major et que j'ai conservée pendant plusieurs années.
Son véritable dressage avait été commencé à Lyon, sous la direction immédiate de Baucher, en même temps que celui d'une jument de troupe, nommée Marianne. Celle-ci n'avait aucun degré de sang. Douée de très peu d'action naturelle, vous comprendrez d'après ce que je vous ai dit du cheval baucherisé en 1849, dans quel état je devais mettre ses flancs. Jamais je n'en suis descendu sans que mes éperons ne soient rouges de sang.
Quant à Sabine, puisqu'elle a marqué dans mes débuts équestres, je vais vous faire son portrait et son historique. La jument était près du sang ; elle était baie, avait de la taille, l'encolure de cygne, un très beau dessus et des actions d'une élasticité, d'une élégance rares.
Douée de la nature la plus généreuse, elle était toujours prête à aller au-devant des demandes de son cavalier. Mais son impressionnabilité était poussée à ce point, qu'au cours de son dressage, si je la montais sous l'influence d'une contrariété ou de tout autre cause portant atteinte au moelleux dé ma position, elle manifestait de l'inquiétude, aussitôt que j étais en selle.
Ses riches qualités prenaient surtout leur essor dans le passage, que je pouvais étendre ou raccourcir à mon gré. Maintenu dans son développement moyen, il se faisait avec une élasticité, un moelleux accompagné d'un léger balancer, qui donnaient à cet air une grâce, un charme que je n'ai jamais retrouvés chez les chevaux que j'ai dressés depuis.
C'est avec cette jument que j'ai fait à Saumur mon cours de lieutenant d'instruction, puis elle me suivit au le, Cuirassiers, où je fus nommé capitaine-instructeur. Lorsque ce régiment a été remonté en chevaux de robe grise, j'ai dû abandonner ma belle jument. Ce fut un grand chagrin pour moi.
La veille de son départ pour le régiment des Guides auquel elle était destinée, je la montai une dernière fois, au petit jour, dans une solitude absolue, sur la promenade de La Roche dominant la ville de Verdun. Je ne saurais oublier cette matinée, où j'ai éprouvé l'une des plus grandes jouissances équestres qu'il m'ait été donné de ressentir. Jamais ma jument ne s'était montrée sous un aspect plus brillant, n'avait répondu à mes désirs avec plus de générosité. Lorsque je mis pied à terre et que je lui donnai une dernière caresse, j'avais les larmes aux yeux.
Au régiment de Guides, Sabine fut prise par un officier, par le porte-étendard, je crois. Bien que son impressionnabilité se fût beaucoup atténuée, elle n'en était pas moins restée assez nerveuse. Elle s'emporta plusieurs fois, entre autres, un jour de revue, causa diverses mésaventures et, finalement, la jument fut envoyée au manège de Saint-Cyr, avec la pensée que, là, on saurait en tirer parti.
Le capitaine Dijon commandait alors ce manège. Il m'écrivit pour savoir quel était le travail spécial de Sabine, qui avait pris nom d'Actéonie, et la mit à son rang.
Un Anglais, grand connaisseur en chevaux et dont j'ai oublié le nom, étant venu visiter les écuries du manège de Saint-Cyr, Dijon lui fit présenter Actéonie. La jument avait pris de l'âge, se ressentait des assauts qu'elle avait subis et, vue au repos, semblait confiner à la ruine. L'opinion de l'Anglais, naturellement, lui fut peu favorable. Dijon monta alors la jument. Elle avait conservé toute sa vaillance, et lorsque son cavalier l'eut mise dans la plénitude de ses moyens, dans son passage si éclatant, l'Anglais, sortant de son flegme et transporté, cria à Dijon, tout en agitant son chapeau : « Cheval d'empereur ! monsieur, cheval d'empereur !»
Lorsque j'ai pris le commandement de la section de cavalerie de Saint-Cyr, j'ai retrouvé Sabine, mais ne l'ai pas montée, voulant en rester sur mes souvenirs d'antan. Au moment où j'ai quitté Saint-Cyr pour prendre le commandement du manège de Saumur, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même et, si la réforme ne l'avait pas déjà atteinte, ce n'était qu'en souvenir de ce qu'elle avait été.
J'en reviens à 1849. Baucher venait de quitter Lyon lorsque je partis pour Saumur, où j'allais faire un cours de lieutenant d'instruction. Sa durée était de deux ans. J'arrivai à l'école de cavalerie, le 1er janvier 1850.
Ma division, dans laquelle figuraient les lieutenants d'artillerie, comptait vingt-cinq officiers. Sa composition était exceptionnelle et cette division a laissé longtemps trace dans les souvenirs de l'école. Parmi les lieutenants qui la composaient, deux avaient obtenu le numéro un et trois le numéro deux, à leur premier cours fait à Saumur en qualité d'officier-élève ; cinq, seulement, ne sortaient pas de Saint-Cyr ou de Polytechnique.
Cette division, dans laquelle j'obtins le numéro un, a donné ce qu'elle promettait : Quatre généraux de division et quatre généraux de brigade en sont sortis.
Lorsque j'arrivai à Saumur, le général Budan de Russé venait de quitter le commandement de l'école, qui était momentanément exercé par le commandant en second, le colonel Jacquemin, remarquable par sa brillante intelligence, ses rares et hautes facultés.
Le commandement de Saumur fut pris au mois d'avril par le général comte de Goyon. Entré au service sous la Restauration, il sortait de Saint-Cyr, avait fait à Saumur un cours d'officier d'instruction, et commandait le 2e Dragons lorsque les étoiles lui furent données., Plus tard, il devint aide de camp de l'empereur, commanda la division de cavalerie de Lunéville, puis les troupes d'occupation de Rome.
Il avait beaucoup d'énergie et d'excellentes manières, mais, chez lui, la vanité se faisait souvent jour. Elle n'avait pas échappé à l'esprit, parfois mordant, du commandant en second qui ne se trouvait pas toujours en communion d'idées avec le général ; et le colonel Jacquemin disait : « Il suffit de faire glou, glou, glou, pour que le général de Goyon fasse aussitôt la roue ». Dans plusieurs circonstances cette vanité le servit mal. En voici une entre autres :
Lorsque le général de Goyon quitta le commandement du 2e Dragons, il fut remplacé à la tête de ce régiment par le colonel Ambert. Les officiers du 2e Dragons n'étaient, pas unis dans un même sentiment à l'égard de leur ancien colonel, et, comme il arrive généralement, lorsque le nouveau colonel prit son commandement, les officiers, qui n'avaient pas donné leurs sympathies à son prédécesseur, vinrent à lui, tandis que les autres se tinrent sur la réserve. Le énéral de Goyon avait conservé des relations avec quelques-uns de ces derniers et il en résulta des lettres aigres-douces échangées entre l'ancien et le nouveau colonel. La position était donc assez tendue entre eux, lorsque le général de Goyon eut l'idée d'envoyer son épée de colonel à son successeur, lui demandant, dans la lettre qui accompagnait l'envoi, de réunir les officiers du 2e Dragons pour remettre, en leur présence et en son nom cette épée au plus ancien capitaine du régiment. La réponse du colonel Ambert, dont la plume était souvent bien acerbe, contenait cette phrase : « Votre épée, mon général, n'étant ni l'épée de César ni l'épée de Napoléon, mais un simple objet de passementerie, comme la mienne, je l'ai remise au vaguemestre pour qu'il la portât au capitaine auquel elle était destinée... »
Le colonel Ambert trouva deux autres occasions de satisfaire sa rancune. Devenu énéral et conseiller d'Etat, il fut chargé des rapports à établir lorsque le général de Goyon fit valoir ses titres pour être prolongé au-delà de la limite d'âge, comme ayant commandé les troupes d'occupation de Rome ; puis, lorsqu'il demanda que son second fils prît le nom et le titre de duc de Feltre, qui avait appartenu au grand-père maternel de Mme la comtesse de Goyon. Les conclusions du rapport furent tout à fait défavorables à la première demande qui échoua. La deuxième eut un meilleur sort, mais les considérants, contenus dans le rapport qui la concernait, étaient loin de se présenter sous un jour favorable à Clarke, duc de Feltre, dont le général de Goyon voulait relever le nom et le titre.
CHAPITRE XI
D'Aure. - Ses états de services. - Son portrait. - Sa position à cheval. -Caractères de la belle assiette à la française. - Selles, en usage à Versailles. - Premiers essais de la selle anglaise. -Le due d'Aumale et Lançon. - Réflexions sur le port de J'étrier. -Manière de prendre la selle. - Position des jambes de d'Aure. ~ Sa tenue de rênes. - Ses aphorismes. - Sa préférence pour le mors. - Sa légèreté de main. - Ce qu'il exige avant tout. — Le point d'appui. - Caractères de ses dressages. - Adresse de ses chevaux de chasse. - Le comte d'Artois et l'écuyer cavalcadour. - Les deux d'Abzac. - La chambrière du vicomte. -L'ancienne chambrière et le fouet. - Les écuyers sous l'ancienne monarchie. - Manèges de Versailles, des Chevau-légers de la garde, de l'école militaire.
Le manège avait pour écuyer en chef le comte d'Aure. Comme je vous l'ai dit déjà, je l'avais vu à cheval une première fois, pendant le séjour que je fis à Saumur, au moment de la formation des Guides d'état-major. De cette époque datait mon ardent désir de m'instruire à son école, et le moment est venu de vous entretenir du célèbre écuyer.
J'ai transcrit, au jour le jour, ses enseignements, tout ce qu'il m'a dit de sa vie équestre, tout ce qu'il m'a appris touchant le manège de Versailles, et j'ai écouté, appliqué ses leçons avec une passion égale à celle que Baucher m'inspirait.
J'ai eu la bonne fortune de m'instruire près du comte d'Aure, non seulement pendant ces deux années que je venais passer à Saumur, mais encore plus tard, lorsque devenu chef d'escadrons, je fus nommé au commandement de la section de cavalerie de Saint-Cyr (1860). J'eus alors avec lui les relations les plus intimes, et l'intimité de nos rapports subsista jusqu'à la mort de mon maître, survenue le 6 avril 1863. Il avait soixante-quatre ans.
J'ai beaucoup appris de lui, à cette époque. Il me suffisait de provoquer ses souvenirs, de l'encourager dans l'exposé de ses idées équestres, pour qu'aussitôt, avec sa mémoire si précise, son sentiment si éminemment cavalier, il répondît à mes questions, et je ne les ménageais pas.
J'aurai donc à vous entretenir du célèbre écuyer, non seulement dans les pages qui vont suivre, mais encore par la suite.
Le comte d'Aure avait succédé au commandant de Novital dans le commandement du manège de Saumur. Sa nomination d'écuyer en chef, due à son grand talent, à sa réputation européenne, avait été patronnée par Mgr le due de Nemours qui avait été son élève.
Il entra en fonctions au mois de février 1847. Au mois de mars de l'année suivante, il crut devoir donner sa démission à la suite de la révolution de février qui exilait de France la famille d'Orléans. Rappelé à l'école au mois de juillet de cette même année 1848, il conserva les fonctions d'écuyer en chef jusqu'au mois de juillet 1855, époque à laquelle il donna définitivement sa démission.
Cartier d'Aure (Antoine-Philippe-Henry-Léon) était né à Toulouse le 30 juin 1799 et avait été nommé sous-lieutenant d'infanterie en sortant de l'école de Saint-Cyr,' dite alors « petite école ». Mais aussitôt, au le, septembre 1816, il était nommé Garde du corps surnuméraire dans la compagnie de Gramont, où il ne faisait que passer, et, en 1817, il était élève écuyer au manège de Versailles. Pourvu de la charge d'écuyer ordinaire le 31 janvier 1821. écuyer cavalcadour de LL. MM. Louis XVIII et Charles X. écuyer en chef de l'école de cavalerie, du 26 février 1847 au 17 juillet 1855. Inspecteur des écuries impériales et écuyer de S. M. Napoléon III en 1858. Inspecteur général des haras en 1861. Nommé chevalier de la Légion d'honneur, le 15 août 1823, à la suite d'une mission en Espagne, il recevait la croix d'officier de la Légion d'honneur le 31 juillet 1849. Décédé à Saint-Cloud le 6 avril 1863.
D'Aure avait donc cinquante ans lorsque j'arrivai à Saumur. Son extérieur répondait à son âge. Doué physiquement d'une façon merveilleuse pour l'équitation, il en possédait le sentiment au suprême degré.
Sa physionomie, des plus expressives, s'éclairait souvent d'un sourire un peu railleur qu'accentuaient, autant que les lèvres, les yeux légèrement bridés. La bouche, très fine, était, d'ailleurs, d'habitude souriante. Le nez était prononcé et se recourbait légèrement sur la lèvre. Le comte d'Aure faisait usage de tabac en poudre et, comme dernier souvenir de mon maître vénéré, Mme la comtesse d'Aure me donna l'une des dernières tabatières dont il s'était servi, ainsi que son binocle. Il avait, dans la mâchoire, un léger tic qui se produisait surtout dans les moments de préoccupation ; on aurait cru alors que son col le gênait.
Sa nature primesautière, toute d'intuition et d'initiative, était peu portée à la réflexion et à la méditation. Il n'en possédait pas moins la faculté d'assimilation dont il savait bénéficier, bien que paraissant ne pas y viser. Tout, d'ailleurs, semblait facile en lui. Aussi peu pédant que peu routinier, il n'avait rien de gourmé, ni annonçant l'apprêt.
Charmant causeur, homme du monde jusqu'au bout des ongles, il avait la plume alerte et en usait beaucoup. Son esprit était inventif, parfois gaulois ou aimablement railleur, parfois aussi dédaigneux, mais avec bonhomie. Il l'avait également plein d'à propos et marqué au cachet de l'homme de bonne compagnie, comme on peut en juger par sa lettre sur l'équitation adressée en 1833 à Mme la duchesse de ***. L'esprit, chez lui, l'emportait sur le caractère.
Si son impressionnabilité l'empêchait d'être toujours suffisamment maître de lui et si son parler parfois était rude, ceux qui le connaissaient bien ne s'y trompaient pas, sachant qu'il n'y avait là qu'une surface et que le fond de cette nature d'élite reposait sur la générosité unie à la plus grande bonté.
Bien fait de sa personne, sa taille, au-dessus de la moyenne, atteignait à peu près la limite qui ne saurait être dépassée sans désavantage pour l'écuyer. Le cou, le rein surtout, étaient un peu longs. Mais le dégagement du cou ajoutait à la grâce du cavalier, et la longueur du rein favorisait, à la fois, sa souplesse et le glissement de l'assiette sous soi. Avant les genoux un peu en dedans, le long pantalon lui allait mieux que la botte, d'autant plus qu'à cette époque la botte comportait la culotte ajustée et non à jupe comme aujourd'hui.
Sa position à cheval, des plus élégantes et, d'habitude, éloignée de toute prétention, de tout apprêt, révélait, au premier coup d'oeil, une nature équestre des plus privilégiées. Mais c'est an dehors surtout qu'elle apparaissait dans tout son éclat. Et lorsqu'on voyait le comte d'Aure, avec sa grande aisance, n'ayant les jambes ni trop plaquées, ni tendues, passer au galop de chasse ou au trot enlevé qu'il pratiquait avec tant de liant et de grâce, l'étrier complètement chaussé, ainsi qu'il le portait alors volontiers, on avait devant les yeux le tableau du cavalier-homme du monde rêvé.
Au manège, partant au point de vue académique, il y avait une petite observation à faire sur la direction de ses cuisses, qui auraient pu être plus descendues.
Il est à remarquer que, chez les cavaliers très assis, et c'était le cas de d'Aure, les genoux sont disposés à remonter, tandis que les fesses ont une tendance à sortir de la selle chez les cavaliers qui ont les cuisses très descendues. La belle assiette à la française se caractérise par l'engagement des fesses sous soi uni à la descente des cuisses.
La petite imperfection de position que je viens de signaler était due principalement à deux hernies inguinales dont d'Aure souffrait depuis longtemps, depuis l'époque où il était écuyer à Versailles. Voici dans quelles circonstances il en fut atteint.
Au manège de Versailles, on ne faisait usage que de la selle à piquer, la seule avec laquelle les élèves montaient pendant longtemps, de la selle à demi-piquer qui eut aussi les préférences du vicomte d'Abzac, et de ses dérivés qui allaient jusqu'à la selle rase dite « à la française ». La selle anglaise n'était pas employée.
Or, un jour, l'occasion se présenta à d'Aure de faire usage de cette selle, pour une promenade et sur un cheval à réactions senties. Il se trouva alors tout désorienté et sa solidité fut compromise. Humilié, ne voulant pas qu'en aucune circonstance un écuyer de Versailles pût se trouver au-dessous de ce qu'on était en droit d'attendre de lui, il se procura une selle anglaise et, avec la confiance que lui donnaient ses puissants moyens de tenue, il s'appliqua à monter avec cette selle les chevaux les moins commodes. C'est en dépassant, dans ces essais multipliés et parfois violents, la mesure de ses forces, qu'il contracta ces deux hernies. Son domestique, le premier, les lui fit apercevoir, un jour qu'il sortait du bain.
La position un peu remontée des genoux de d'Aure me rappelle une anecdote que je tiens de Mgr le due d'Aumale.
Le prince, tout jeune homme alors, avait pour maître d'équitation Lançon, piqueur sortant du manège de Versailles.
Dans ce manège, les plus grands soins étaient donnés à la rectitude, à l'élégance de la position, à ce point qu'il suffisait de voir passer un cavalier sortant de cette école pour pouvoir dire : « C'est un élève de Versailles. » A cette époque, on disait : « Celui qui n'est pas bel homme à cheval ne peut être bon homme de cheval. »
Le portrait du vicomte d'Abzac qui se trouve dans le traité d'équitation de d'Aure, troisième édition, 1847, présente le type de la position recherchée à Versailles. L'un de ses caractères est d'être très descendu des genoux, les jambes étant abandonnées à leur propre poids et tombant avec moelleux.
La descente très accentuée des cuisses était d'ailleurs recherchée par la plupart des écuyers de cette époque. Les portraits du temps en témoignent et j'ai pu encore en juger par mes yeux, en voyant monter le commandant Rousselet, le capitaine Brifaut, le vieil écuyer Aubert.
Pour y parvenir, il fallait étriver très long, plus long que ne le faisait d'Aure, et la pointe du pied, ne pouvant plus que frôler l'étrier, en arrivait souvent à être plus basse que le talon, ainsi que je l'ai vu et que l'indique d'ailleurs le portrait du vicomte d'Abzac.
Il en était ainsi de Lançon qui, demeuré tout imbu des principes de Versailles, désapprouvait le port de l'étrier de d'Aure, et le voyait, d'ailleurs, d'assez mauvais oeil, aller, dans sa pratique et son enseignement, au-delà de la voie tracée par ses maîtres.
Bien que novateur, d'Aure n'en tenait pas moins à l'opinion des hommes appartenant à l'école d'où il sortait lui-même.
Or, un jour qu'il faisait monter Mgr le duc d'Aumale, il lui dit : « Demandez donc à Lançon ce qu'il pense de moi ». A cette demande que le prince transmit à Lançon, celui-ci se borna à répondre, et d'une voix un peu rude, qui était du reste assez dans ses habitudes : « Vous direz à d'Aure qu'il est raccroché. » Le jeune prince, naturellement, n'était pas empressé de transmettre cette réponse au comte d'Aure et ce n'est que sur ses instances qu'il lui rapporta l'appréciation de Lançon. Le maître y riposta en disant : « Ah ! s'il montait les chevaux que je monte ! »
En effet, ce n'est qu'avec des chevaux d'école, ou en montant des chevaux faciles, doux de réactions sur un terrain uni, et lorsqu'on n'a pas à leur, demander de grands efforts, que les étriers, ainsi que les portait Lançon, peuvent être tenus avec aisance et sans que le cavalier soit préoccupé de les conserver sous la pointe des pieds. Ils ne sont pas autre chose alors que l'ornement du pied.
Mais, par suite de leur longueur, loin d'être une aide, ils deviennent une gêne avec les chevaux difficiles et à réactions dures, lorsqu'on a à parcourir des terrains accidentés, à franchir des obstacles, à mettre le cheval dans la plénitude de ses moyens, ou à pratiquer le trot enlevé sur un cheval à hautes actions. En tout état de cause, ils rendent aussi moins aisée la pression énergique et prolongée des jambes.
Si d'Aure avait les genoux un peu remontés au manège, du moins était-il parfaitement assis en toutes circonstances et, dans cette partie de sa position, il avait dû satisfaire pleinement son maître, le vicomte d'Abzac, dont le mot favori, qu'il répétait à tout instant à ses élèves, était : « Assis ! Assis ! »
La manière de prendre la selle en chassant les fesses sous soi était tout à fait dans la tradition de Versailles. Un vieil écuyer de ce manège, dont j'ai oublié le nom, se signalait à cet égard d'une façon particulière. Il ne prenait jamais place sur un fauteuil, me disait d'Aure, sans chasser d'abord les fesses sous lui, comme il l'aurait fait s'il eût enfourché un cheval.
Cet engagement sous soi de l'assiette, si caractéristique dans la position de d'Aure, et qui provoque une légère voussure du rein, tout opposée à sa cambrure préconisée autrefois, avait entraîné chez le célèbre écuyer une tendance à incliner légèrement le corps en arrière, particulièrement lorsque, montant au manège, il prenait une pose un peu étudiée.
Le baron de Curnieu, avec sa parole satirique, disait, en comparant la position de d'Aure à celle de Baucher, qui, beaucoup moins assise, donnait alors au corps une tendance à se porter en avant : « D'Aure monte sur le dos, Baucher monte sur le ventre. »
La position des jambes de d'Aure se distinguait de celle du vicomte d'Abzac, qui, de même que celle de la plupart des anciens écuyers, présentait un certain abandon. Moins tombantes, plus près des côtes, ses jambes complétaient son parfait rapport avec le cheval. Elles étaient placées de manière à se trouver toujours prêtes à décider la franchise du mouvement en avant, et, au besoin, avec l'aide des éperons qui, suivant la parole du maître, « devaient acquérir assez de puissance sur le cheval pour le faire passer dans le feu. »
Dans la tenue des rênes, il se faisait remarquer par une adresse de doigts surprenante. Que de fois l'ai-je vu, dans nos promenades, tenir dans sa main gauche, avec les quatre rênes, sa cravache, sa tabatière et son mouchoir, tout en conduisant son cheval avec une parfaite aisance !
Au manège, sa manière de tenir les rênes et de les employer ne lui venait pas de ses maîtres et lui était toute personnelle.
Dans sa position de la main de la bride, le pouce était plus près du corps que le petit doigt. L'allongement de la rêne droite était ainsi évité.
Cet allongement se produit lorsque la main de la bride affecte une position inverse, les rênes ayant été ajustées en glissant la main droite jusqu'au bouton fixe.
À Versailles, dans les écuries du Roi, la rêne droite de la bride était d'un point, un centimètre et demi, plus courte que la rêne gauche, pour les chevaux des veneurs. Ceux-ci conduisaient leurs chevaux toujours d'une seule main, la main droite étant employée à porter la trompe.
Je dois dire que, tout en conservant à la main de la bride la position généralement adoptée, le petit doigt un peu plus près du corps que le pouce, l'allongement de la rêne droite peut être évité, si l'on place l'index de la main droite entre les rênes lorsqu'on les ajuste, ce qui donne le moyen d'agir sur l'une ou l'autre rêne, et, par suite, de raccourcir la rêne droite. Alors on ne s'en rapporte plus au bouton fixe pour ajuster les rênes, et c'est en partant du mors qu'on leur donne même longueur.
La main droite de d'Aure, placée en avant et au-dessous de la main gauche, les doigts allongés, posait à plat sur les rênes de la bride. Elle se trouvait ainsi toute disposée pour pouvoir agir efficacement sur l'une ou l'autre rêne, en pesant sur elle.
Cette position de la main droite était justifiée, non seulement par la facilité qu'elle offrait pour donner le pli à l'encolure, mais encore et surtout par le grand usage que l'habile écuyer faisait de la rêne d'opposition pour faire dévier les hanches, les redresser ou les contenir. Son tact si fin lui faisait sentir que c'est aux hanches surtout qu'il faut s'adresser, soit pour dominer les résistances, les détruire, soit pour donner la direction.
La main gauche ne participait en rien à ces effets d'opposition. « Chacun a sa marotte, disait le maître, la mienne est d'avoir la main de la bride bien en face du milieu du corps ; elle ne doit se déplacer que dans les changements de direction, de manière à se trouver toujours dans la direction à suivre. »
Il faut voir, dans l'importance que mettait d'Aure à avoir la main gauche bien en face du milieu du corps, autre chose que la main de la bride prise isolément, mais bien la position droite du cheval, dont il connaissait toute l'importance et qui était l'un de ses objectifs.
Pour s'en convaincre, il suffisait de le suivre des yeux lorsqu'il faisait une reprise de manège à la tête des écuyers. Lui seul, de toute la reprise, galopait et faisait les changements de pied sans traverser son cheval.
On voyait alors sa main gauche, toujours placée suivant son principe, dans la direction à suivre, donner la direction générale, et il appartenait à la main droite, en agissant sur l'une ou l'autre rêne, de plier l'encolure ou de venir en aide aux talons pour donner au cheval la disposition répondant au mouvement recherché.
« Il en est du cheval, disait-il, comme du bateau, on le mène par les deux bouts. »
D'Aure faisait une merveilleuse et constante application de cet aphorisme, si juste et si fécond. Celui-ci, certes, sent le maître, mais il en était de même de beaucoup d'autres que son sentiment lui inspirait et qu'il traduisait en paroles imagées.
Il négligeait d'habitude le filet et faisait un usage presque constant du mors de bride. Lorsqu'en 1838, il vint à Saumur sur l'invitation du général de Brack, commandant l'école, il observa que les chevaux n'étaient pas aussi bien sur la main que dans l'école des d'Abzac et que cela venait, disait-il, d'un trop grand usage du filet, motivé par la fausse pensée que fixer le cheval sur le mors serait trop l'assujettir.
Sa préférence pour le mors était toute naturelle. Travaillant ses chevaux sur des résistances, c'est-à-dire avec une soumission incomplète des ressorts ; agissant surtout sur la masse, dont il obtenait la bonne répartition en établissant la balance entre la force qui chasse en avant et celle qui modère et en renvoyant le poids là où il était utile pour en arriver à sa bonne distribution, un frein d'une certaine puissance lui était nécessaire, soit pour fixer la tête, soit pour déterminer dans l'équilibre de la masse, qui cédait surtout dans son ensemble, les modifications que comportaient la construction du cheval ou le mouvement recherché.
L'effet une fois produit, sa main, tout en demeurant fixe, devenait d'une légèreté extrême, une main de coton, et, par des pressions de doigts moelleuses, il jouait avec les rênes comme avec de légers rubans qu'on craindrait de casser.
Pour rendre l'action de la main aussi progressive et moelleuse que possible, lorsqu'il demandait le ralentissement de l'allure ou l'arrêt, il se bornait à incliner le corps légèrement en arrière, la main ne faisant que suivre le corps sans s'en rapprocher.
Dans sa pratique, d'Aure exigeait, avant tout, la franchise d'impulsion.
Il renvoyait le cheval sur la main et l'y recevait, la main demeurant en rapport constant avec la bouche du cheval, le degré de tension des rênes répondant au degré d'énergie de l'allure.
Puis, il donnait à l'encolure une élasticité suffisante pour pouvoir l'étendre ou la ployer en raison de l'allongement ou du raccourcissement des mouvements.
Ses chevaux se montraient tous francs devant eux, libres dans leurs allures, fidèles à la main, francs et fidèles à l'attaque de l'éperon.
Il montait pendant plusieurs heures le cheval qu'il dressait en vue du travail d'extérieur, disant que ce cheval, appelé à obéir à toutes mains, se dresse surtout par l'habitude.
Il rappelait, à ce sujet, pourquoi, lorsqu'il était écuyer cavalcadour, ses chevaux de chasse étaient particulièrement appréciés. Marchant au côté du roi, pour laisser au souverain le beau chemin, il mettait toujours son cheval dans l'ornière et, par ce fait seul, souvent renouvelé, ses chevaux acquéraient une grande adresse, qui les faisait rechercher par l'entourage du roi. Ce qu'il taisait, c'est que, par son talent, il complétait merveilleusement ce que le terrain apprenait à ses chevaux.
Ceci me rappelle une anecdote. Un jour que d'Aure accompagnait à la chasse le comte d'Artois, le prince, après avoir franchi un fossé assez large, se tourna vers d'Aure, disant : « Eh bien ! Monsieur l'écuyer, voilà comme un prince saute. » Près delà, se trouvait un ruisseau à rives escarpées, présentant un obstacle autrement sérieux que le fossé sauté par le comte d'Artois. D'Aure s'élance, franchit le ruisseau, puis une seconde fois, en revenant vers le prince et disant : « Monseigneur, voilà comme saute un écuyer. »
Il est bon de savoir que d'Aure, alors tout jeune, plein de charme et de grâce, avait été pris en affection toute particulière par Louis XVIII et que, traité à la cour en enfant gâté, il pouvait se permettre certaines libertés de langage.
J'ai vu au château de Montlieu, situé près de Rambouillet et appartenant alors au fils du comte d'Aure, un tableau se rapportant à cet épisode. La jument que montait l'écuyer cavalcadour, très fidèlement représentée, disait-on, n'avait pas beaucoup de taille, était assez ordinaire d'aspect et n'aurait eu de grandes aptitudes que pour le saut.
Bien qu'ayant été instruit par les d'Abzac et, pendant dix ans, par le vicomte, d'Aure ne saurait être, considéré comme le continuateur scrupuleux des doctrines de ses maîtres, qui, d'ailleurs, n'étaient pas identiques chez les deux frères, non plus que le talent.
Celui du vicomte dépassait de beaucoup celui du chevalier. Pour preuve, il suffirait de rappeler un mot du vicomte, qui disait de son cadet, moins âgé que lui de quelques années, et alors que le chevalier était Ecuyer ordinaire à la Grande écurie : « Oui, il commence à monter à cheval. »
Ces paroles trouvent leur explication, quand on sait qu'âgé de plus de quatre-vingts ans, le vicomte d'Abzac disait que, chaque jour, il apprenait encore.
Lorsque d'Aure me rapporta cette affirmation de son maître, je crus alors à de l'exagération. Aujourd'hui, je suis assuré de son bien-fondé, car que de fois, en descendant de cheval, j'ai quelques lignes à ajouter à mes innombrables notes équestres, et j'ai plus de soixante-dix ans !
Ce que disait d'Abzac sur ses progrès incessants, m'a aussi été confirmé par le général Michaux, jadis sous-écuyer au manège de Saumur.
Il fut témoin d'une conversation, où l'interlocuteur de d'Abzac ayant avancé qu'en équitation « tout était connu », le doyen des écuyers répondit : « Eh bien ! moi, tous les jours encore, j'apprends quelque chose de nouveau. »
À l'époque où d'Aure était l'élève de d'Abzac, son sentiment le portait déjà plutôt vers le genre d'équitation du chevalier, qui brillait surtout dans la pratique du dehors, que vers celui du vicomte, dont l'enseignement et la pratique lui semblaient trop méthodiques.
Plus d'une fois, celui-ci, dont la sévérité était connue, reprocha à son élève de violer ses préceptes et de se faire casse-cou.
Un jour que d'Aure abusait de sa puissance équestre pour obtenir d'un cheval des mouvements auxquels l'animal ne semblait pas préparé, le vicomte d'Abzac, le désignant du doigt, dit de sa voix grave et un peu rude à Bellanger, alors piqueur au manège : « Vois-tu celui-là ? Eh bien, ne fais jamais comme lui. » Bellanger, dans la suite, rappelait volontiers ces paroles de d'Abzac.
À cette époque, on disait, en employant des expressions fort en vogue alors, que d'Aure s'était mis à la tête de l'école romantique, tandis que le vicomte d'Abzac était resté le fidèle représentant de l'école classique.
L'élève n'en admirait pas moins son maître. Longtemps après la mort de ce dernier, des années après la suppression du manège de Versailles, d'Aure avait encore la chambrière du vicomte d'Abzac, qu'il conservait précieusement et sur laquelle il s'appuyait en donnant la leçon.
L'ancienne chambrière ne ressemblait en rien à celle d'aujourd'hui. Elle se composait d'un jonc assez gros, à poignée de velours, auquel était fixée une longue lanière de cuir, large et sans mèche. Lorsque l'écuyer n'avait pas à faire l'emploi de la chambrière comme aide, il la tenait d'habitude ainsi qu'une canne, la lanière traînant à terre. La chambrière en usage aujourd'hui, simple fouet, appelé autrefois « torti » par les uns, « dia » par le marquis Ducroc de Chabannes, n'était employée que pour châtier les chevaux vicieux.
Au cours de l'ancienne monarchie, et plus qu'en tout autre pays, l'équitation était en honneur en France ; les écuyers y étaient entourés de prestige et élevés aux honneurs.
Mais c'est au dix-huitième siècle que notre équitation atteignait son apogée.
À cette époque, les manèges de Versailles, de l'école des Chevau-légers de la Garde, de l'école militaire représentaient les trois grands centres de l'équitation française, qui servait alors de modèle à toute l'Europe.
Si, remontant vers ce passé, on recherchait les affinités de l'équitation de d'Aure, peut-être, plutôt qu'au manège de Versailles, les trouverait-on chez les écuyers militaires, qui ont toujours devancé les écuyers civils dans la voie de la simplicité : ainsi, dans les doctrines professées au manège de l'école militaire par le fameux lieutenant-colonel d'Auvergne et qui ont été interprétées par ses élèves, les Bohan, Boisdeffre, Ducroc de Chabannes. D'Auvergne avait simplifié encore, rendu plus naturelle, l'équitation professée par son maître, le comte de Lubersac.
Celui-ci, après avoir été écuyer à la Grande écurie, avait dirigé la fameuse école des Chevau-légers de la Garde, et ses principes nous ont été transmis par son élève, Montfaucon de Rogles, qu'il avait mis à la tête du manège de cette école.
Quant aux doctrines professées au manège de Versailles et qu'on a voulu rattacher aux préceptes de La Guérinière, elles n'existaient, en réalité, que dans la tradition, et aussi bien sous la Restauration qu'avant la Révolution de 1789.
Lorsqu'à la suite de cette révolution, les anciens piqueurs du manège de Versailles, les Coupé, Gervais, Jardin, furent appelés à professer, ainsi que l'avaient fait les écuyers, leurs maîtres, dispersés par la tourmente révolutionnaire, il est certain que c'est le livre de Montfaucon - qui par sa simplicité répondait à l'enseignement donné par les d'Abzac - et non celui de La Guérinière, conçu dans un tout autre esprit, dont ils recommandaient la lecture à leurs élèves.
CHAPITRE XII
D'Aure (Suite). - équitation des d'Abzac. - D'Aure se met à la tête du mouvement équestre de son époque et fait école. - Son équitation. - L'équitation instinctive régularisée. - Usage de la rêne d'opposition. - Utilisation des résistances. - L'improvisation. - Achat des chevaux destinés aux écuries royales ; leur classement. - Prouesses de d'Aure sur les champs de foire de Normandie et au haras du Pin. - Ses aptitudes équestres. -« Le Cerf ». - Le « tête à queue ». - D'Aure fantaisiste. -Vogue du trot. - Le traquenard. - Séjour à Saumur en 1838. - « Sans pareil » - D'Aure faussement accusé de brutalité, - Le poney gris de lord Seymour. - L'ancien sauteur. - Le caveçon de longe employé comme châtiment sur « Corbeau ».
D'Aure comprenait l'équitation tout autrement que La Guérinière et que les maîtres qui donnaient le livre de Montfaucon de Rogles comme un prototype équestre.
Alors qu'il s'instruisait à l'école des d'Abzac, toute de grâce et de finesse, celle du vicomte surtout, il sentait déjà ce que Versailles avait encore d'incomplet et de trop stationnaire dans une partie de son enseignement.
Ses maîtres, tout en continuant les traditions de la vieille école de Versailles, les avaient, il est vrai, modifiées et simplifiées. Ils en avaient rejeté beaucoup de superfluités. Leur équitation était moins restreinte, moins assise.
Pour les d'Abzac, le talent de l'écuyer consistait à mettre le cheval d'aplomb et à le rendre liant, à régulariser et à perfectionner ses allures naturelles, à calculer et à ménager ses forces, en ne recherchant que le « tride », nécessaire pour donner au cheval de l'élasticité et du mouvement. Enfin, ils s'étaient rapprochés de la simplicité, du naturel préconisés déjà dans le siècle précédent par les écuyers militaires.
Ce n'était pas encore assez pour marcher d'accord avec le mouvement équestre qui s'accentuait alors. Il voulait une équitation plus large, apprenant aussi au cavalier la manière d'employer le cheval dans le plus grand développement de ses moyens.
D'Aure le comprit, et au lieu de se mettre à sa remorque, ou d'y résister, comme la plupart des écuyers de l'époque, un moment vint où il se plaça à sa tête et fit école.
Voulant concilier les anciennes doctrines avec les exigences nouvelles, il continua à s'appuyer sur les anciens principes pour amener le cheval à l'obéissance, régulariser ses mouvements ; mais il fit une part plus large aux moyens qui tendent à provoquer et à maintenir la franchise des allures, à développer la vitesse, en un mot, à rendre le cheval perçant.
Les passages et sauts d'obstacles prirent une place marquée dans son équitation. Il y fit entrer l'équitation de chasse, de course, et se mit en complet accord avec le courant équestre de son époque.
Pour lui, le manège n'eut plus un but, fermé en quelque sorte, et n'envisageant rien au-delà des murs où il était pratiqué. Il représenta surtout un moyen.
Ainsi, d'Aure voulut que son cheval fût, à la fois, cheval de manège l'hiver, de promenade l'été, de chasse l'automne.
Pour lui, également, l'écuyer devait savoir tirer parti de tous les chevaux, mais en limitant ses exigences aux moyens propres à chaque sujet.
Entrant de plain-pied dans l'équitation usuelle, il comprit que l'art, en se généralisant, devait se simplifier autant que possible ; qu'il était utile, pour éviter des exigences si souvent funestes dans des mains peu habiles, de se borner aux actes de soumission nécessaires à l'emploi habituel du cheval, et, tout en lui laissant son énergie naturelle, de l'aider seulement à développer les qualités propres à chaque sujet.
Il savait aussi qu'avec des principes on pouvait faire mieux qu'avec l'habitude du cheval pour seul guide.
Partant, l'équitation qu'il préconisait particulièrement fut l'équitation instinctive régularisée, et le but essentiel qu'il poursuivit fut de faire des cavaliers plutôt que de parfaire le talent chez les écuyers.
La direction que d'Aure imprimait à l'équitation, peut être assimilée à la simplification apportée, le siècle précédent, par d'Auvergne, dans l'équitation militaire.
Son équitation personnelle, si élégante et hardie, son aisance et sa tenue admirables en faisaient un cavalier incomparable lorsqu'on le voyait au-dehors.
Écuyer tout à fait dans le goût de l'époque, il apparaissait comme brillant cavalier, plus encore que comme bel académicien.
Au manège, bien que toujours brillant, la séduction qui l'entourait était cependant moins grande. On sentait que là il ne se trouvait pas dans son milieu de prédilection.
Le travail spécial, qui a en vue la complète disparition des résistances et qui est nécessaire à la perfection des exercices du manège, n'entrait pas dans sa manière.
Il ne s'attardait pas dans ce travail, ses visées allant vers des résultats plus promptement atteints.
Il savait néanmoins obtenir avec facilité le mouvement qu'il ambitionnait: le mouvement lui-même, plutôt que son obtention avec une position et une légèreté parfaites, étant son but.
Avec une merveilleuse adresse, il savait user de la rêne d'opposition, pour gagner les hanches, jouer avec les résistances, leur faire des concessions, les opposer les unes aux autres, et obtenir le mouvement, non seulement malgré elles, mais souvent avec leur concours.
Cette habileté à exploiter les résistances, jointe à sa puissante tenue, à son caractère entreprenant et à ce qu'il y avait d'instinctif chez lui au point de vue équestre, devait le conduire vers l'improvisation qui, dans son acception élevée, tient de l'inspiration.
L'improvisation, pour l'écuyer vraiment artiste, est, assurément une grande et belle chose, malgré ce qu'il peut y avoir d'irrégulier et d'incorrect dans le travail qui en découle, puisqu'elle comporte, au premier aspect du cheval et aussitôt monté, la divination de son moral, puis des moyens à employer pour mettre en jeu ses forces et les diriger, moyens qui varient suivant les sujets.
Mais, si l'improvisation fait briller le cavalier, je dois dire qu'à l'opposé du dressage méthodique, elle est sans avenir pour le cheval qui en est l'objet.
Dans tous les cas, l'improvisateur doit se renfermer dans de sages limites.
Si, sortant des mouvements les plus simples, le cavalier portait un peu loin ses exigences, s'il demandait des mouvements serrés, surtout des changements de pied répétés, qui alors ne s'obtiendraient que par des renversements d'épaules et des traversements de hanches plus ou moins violents, les conséquences en seraient désastreuses, dans le cas où le cheval serait quelque peu énergique et surtout si l'improvisation se renouvelait. Il arriverait alors fatalement que le cheval, pour s'opposer à des actions auxquelles il a obéi une première fois par surprise et qui l'ont fait souffrir, combinerait ses moyens de résister, et, si le cavalier insistait, les défenses surgiraient.
Lorsque d'Aure était écuyer au manège de Versailles, les achats de chevaux étaient laissés aux courtiers attachés an service des écuries.
Dans leur classement, les chevaux de selle les meilleurs, ou chevaux de tête proprement dits, étaient désignés sous le nom de Brides d'argent, et de Brides d'or, lorsqu'ils passaient au rang des chevaux du Roi.
À une époque, l'éleveur recevait, comme prime, 500 livres pour une bride d'argent et 1000 livres pour chaque bride d'or.
Les jeunes chevaux restaient pendant dix-huit mois ou deux ans dans les « réserves » et ce n'était qu'une fois « mis au point », qu'ils étaient classés au rang où ils devaient compter.
Jugeant que les écuyers, appelés à dresser les chevaux et à les classer suivant leurs aptitudes, devaient les choisir eux-mêmes, d'Aure se rendit de sa personne aux grandes foires de Normandie, à celle de Guibray entre autres.
C'est alors qu'on le vit, chose étonnante et toute nouvelle pour un écuyer du manège méthodique de Versailles, enfourcher et faire aller, avec une maestria surprenante, des jeunes chevaux qui, jusqu'alors avaient été livrés à eux-mêmes dans les herbages et « n'avaient porté que des mouches », ainsi que disent les éleveurs normands.
Pouvoir rester sur pareils animaux avec aisance, les faire marcher avec entrain aux trois allures, était un spectacle digne de l'admiration des témoins de ces audaces.
Mais avec ces jeunes chevaux, dominés par le puissant centaure et non dressés, d'Aure ne faisait pas de haute équitation, quoi qu'en aient pu dire quelques enthousiastes, peu éclairés sur la matière.
Pour aborder ce genre d'équitation, un dressage progressif est de toute nécessité.
Et puis, il en était tout autrement de ces jeunes chevaux normands, peu généreux de leur nature, que des étalons de pur-sang, dont je vais parler, chevaux d'élite, à grands moyens, qui avaient subi l'entraînement, livraient leurs forces. Avec des animaux de si haute qualité et ainsi préparés, une improvisation plus étendue qu'avec les poulains normands pouvait être abordée.
Au cours de sa jeunesse et des débuts de son âge mûr, car l'âge impose une limite à ces prouesses, de 1818 à 1840, d'Aure monta au haras du Pin, sans préparation aucune, un grand nombre d'étalons de pur-sang, dont il pouvait et savait tirer un tout autre parti que de ces poulains pris au hasard sur les champs de foire normands.
Parmi ces étalons d'élite, il y a lieu de citer Tigris, le cheval le plus remarquable que d'Aure ait jamais monté et qui arrivait d'Angleterre; Eylau, né au haras du Pin, qu'il entreprit quelques jours après ses succès remportés sur les hippodromes en 1839. Après cinq jours de dressage, il fit sur ce célèbre étalon une reprise de manège. Il fallait un cheval aussi privilégié, aussi exceptionnel qu'Eylau, pour obtenir, en si peu de temps, un semblable résultat.
Lorsque j'étais chef d'escadrons à Saint-Cyr, je fis avec mon maître un séjour au haras du Pin, où il était envoyé par le général Fleury, alors Premier écuyer, pour prendre les mesures qui comportaient de nouvelles dispositions à prendre pour une écurie d'entraînement.
Au cours de ce séjour, il me retraça ses souvenirs, me fit visiter en détail le haras, ses entours, son manège, et me montra la carrière où, les jours de courses, il montait, aux applaudissements d'un nombreux publie, les étalons les plus distingués du haras.
Après s'être étendu sur ses séances pleines d'éclat, il ajouta : « Ce sont des chevaux comme ceux-là qu'il vous faudrait, des chevaux pleins d'esprit. » Ainsi disait-il, employant l'expression usitée chez les anciens écuyers. Il attribuait à la haute qualité de ces étalons la promptitude des résultats qu'il obtenait et ses succès.
En souvenir de ses nombreux séjours sur le théâtre de ses exploits, le nom de « cour d'Aure » fut donné à la cour avoisinant le manège.
Le Pin possède un tableau, représentant d'Aure montant un étalon du haras, l'Éclatant, devant Mme la Dauphine, lors d'un voyage que cette princesse fit au Pin.
Le chevalier d'Abzac avait été directeur de ce haras et j'ai vu, conservée avec grand soin, la selle française en velours rouge brodé d'or qui lui servait dans les grandes circonstances.
En improvisation, d'Aure a fait des tours de force et des tours d'adresse.
Il avait aussi une aptitude particulière pour donner du brillant à ses chevaux et savait saisir, avec un à-propos rare, les circonstances qui s'y prêtaient. Son talent, certes, ne se limitait pas là, tant s'en faut.
Toutefois, ce qu'on est convenu d'appeler les difficultés équestres n'entrait pas dans sa manière.
Ces difficultés consistent dans le fait de pouvoir varier, pour ainsi dire à l'infini, dans leur expression et leur direction, les mouvements du cheval, bien que l'exerçant dans des espaces restreints.
Ces exercices tout particuliers, rentrant dans l'équitation artistique, sont du domaine de l'art pur, se trouvent en dehors de l'emploi usuel du cheval et exigent une possession des ressorts plus complète que celle qui suffisait à l'équitation simple et large que d'Aure pratiquait.
Pour pouvoir obtenir cette variété dans les mouvements, avec facilité pour le cavalier, sans efforts exagérés de la part du cheval, il faut être maître des forces de l'animal, au point de pouvoir jouer avec elles.
On n'y parvient qu'avec une parfaite soumission de tous les ressorts, qui exige la disparition des moindres résistances. Or, je l'ai dit déjà, d'Aure, dans sa manière, travaillait ses chevaux sur des résistances et une soumission aussi absolue n'était pas dans les buts qu'il poursuivait.
Cependant, avec plusieurs de ses chevaux, surtout dans ses débuts, il n'a pas été sans sortir de la simplicité de mouvements qui devait caractériser ses habitudes équestres . ainsi, avec Le Cerf, appartenant au manège de Versailles, et avec lequel il commença à fonder sa renommée d'écuyer. À un moment, mû par l'amour du changement, il voulut abandonner ce cheval, qu'il montait depuis longtemps, pour en mettre un autre à son rang. Le vicomte d'Abzac s'y opposa, lui disant qu'il ne trouverait jamais un cheval pouvant entrer en parallèle avec celui-là. Il mérite donc d'avoir son historique.
Le Cerf était entier, de robe baie et de race limousine. Avec lui, d'Aure faisait une reprise compliquée et sans arrêt, en galopant alternativement juste ou faux à volonté. Toujours à cette allure, il exécutait une série de contre-changements de main, de plus en plus serrés, qui en arrivaient à descendre à trois, puis deux temps de galop et aboutissaient à quelques changements de pied à chaque temps.
Ces exercices, qui frappaient alors d'admiration les spectateurs, n'auraient pas éveillé la surprise chez les cavaliers qui ont vu Baucher. Mais il faut se reporter à l'époque dont je parle, époque à laquelle le travail merveilleux, que Baucher devait un jour produire avec ses chevaux, n'était pas même soupçonné.
Lorsqu'en 1830 le manège de Versailles fut supprimé et les chevaux vendus aux enchères, Le Cerf fut acheté par un maître de manège de Paris, nommé Kuntzman. Quelques années plus tard, d'Aure, sur la demande de lord Seymour, avec qui il vivait dans une certaine intimité, monta devant lui son ancien cheval d'école. Ce fut le chant du cygne du noble animal. Lord Seymour, sous le coup du beau spectacle auquel il venait d'assister, ne voulut pas que Le Cerf en arrivât à l'état de misère qui attend le cheval de louage. Il l'acheta séance tenante et le fit abattre.
Aubry, dans son album intitulé Histoire pittoresque de l'équitation, montre d'Aure, en tenue d'apparat d'écuyer cavalcadour, montant Le Cerf. Dans la quatrième édition du traité d'équitation de d'Aure publiée après sa mort, en 1870, par son fils Olivier, se voit également Le Cerf, monté par d'Aure, en petite tenue d'écuyer. Mais le cheval s'y trouve beaucoup moins bien représenté que dans l'album d'Aubry.
Il y avait un mouvement, sortant tout à fait de l'ordinaire, très brillant, que d'Aure affectionnait particulièrement et qu'il pratiquait avec une remarquable adresse. C'est le tête à queue, en partant d'un galop décidé.
Non seulement Le Cerf, mais la plupart de ses chevaux d'école étaient familiarisés avec ce mouvement ; entre autres, Maître de Danse, cheval irlandais, qui s'y faisait remarquer par l'énergie avec laquelle il l'exécutait. Ce cheval, très puissant, sortait des écuries de lord Seymour. Réputé indomptable, d'Aure le transforma en un cheval d'école des plus soumis et le fit monter à ses élèves.
La fantaisie, parfois, a trouvé place dans ses pratiques.
Il en a donné un premier exemple avec Le Cerf. Étant au galop, il le désunissait, soit du devant, soit du derrière, à l'indication qui lui en était faite.
Un autre exemple se trouve dans les mouvements désordonnés du trot.
Le trot a eu son heure de vogue pour le cheval de selle. À une époque qui n'est pas éloignée, sa vitesse était fort recherchée et en grand honneur.
La position que d'Aure avait prise à la tête du mouvement équestre lui commandait peut-être de marcher dans la vole tracée par la mode du jour. Dans tous les cas, son talent se montra là, aussi supérieur que dans d'autres circonstances, et c'est avec une grande adresse qu'il donnait du trot aux chevaux qui, de leur nature, étaient le moins portés vers cette allure.
On petit dire qu'il y avait là pour lui une véritable spécialité.
Mais il voulut forcer la rapidité du trot, et je dois dire à quel prix furent obtenus les résultats extraordinaires de vitesse qu'il atteignit, particulièrement avec Madame Putiphar, appartenant à lord Seymour.
L'harmonie des mouvements disparaît forcément, lorsque la vitesse du trot est poussée au-delà des limites marquées, chez chaque cheval, par les moyens qui lui sont particuliers pour marcher à cette allure.
Le trot alors se brise et dégénère en un traquenard à mouvements plus ou moins précipités et désordonnés. Si cette allure forcée était longtemps soutenue, elle aurait pour conséquence la ruine prématurée du cheval.
Pour obtenir ce traquenard, d'Aure abandonnait le mors, pour lequel, comme je l'ai dit, il avait une préférence marquée. Il faisait alors usage du filet, dans le but de donner au cheval plus de facilité pour prendre un appui dont la fermeté devait répondre à l'énergique tension de l'encolure, réclamée par l'énergie même de l'allure.
Dans cette dégénérescence du trot qui, Il est vrai, permet d'atteindre une grande vitesse, aussi bien que dans le galop désuni du Cerf, se trouvent caractérisées des perversions d'allures, aussi contraires à la beauté du cheval qu'à sa conservation, et que la fantaisie seule peut expliquer.
Elles sont, en réalité, le contre-pied de l'objectif que doit se proposer l'écuyer.
Celui-ci, loin de porter atteinte à l'harmonie des mouvements, qui, d'ailleurs, est naturelle chez le cheval bien construit marchant librement, doit, au contraire, s'efforcer de l'établir, lorsque le cheval qu'il monte n'en est pas doté. Elle ne peut découler que de la régularité des actions, jointe à leur souplesse.
D'Aure, comme fantaisiste, se montra sous un aspect tout autre, dans une circonstance que je vais rapporter. La scène, qui en découla, eut un grand retentissement et Saumur en a gardé longtemps le souvenir.
En 1838, le général de Brack invita d'Aure à venir passer quelques jours à Saumur. Son but était de montrer à l'école, et dans sa pratique personnelle, le grand cavalier qui personnifiait si hautement l'équitation du jour, afin que les écuyers de Saumur, dont le général trouvait l'équitation arriérée, en tirent profit.
D'Aure monta cinq fois, dont quatre isolément et une en tête de la reprise des écuyers. Quatre fois, ce fut à l'admiration générale.
L'exception qui se produisit eut lieu la première fois que le célèbre écuyer monta Sans-Pareil, le cheval d'école du lieutenant sous-écuyer Michaux, qui devait devenir général.
Sans-Pareil, que j'ai connu et monté nombre de fois, était entier, ainsi que tous les chevaux alors affectés au service du manège. Sa taille était élevée, son poil alezan brûlé. Né au haras de l'école, il était fils d'un précédent Sans-Pareil, qui avait été cheval d'école du commandant Rousselet, et de Milady, jument de pur-sang renommée comme trotteuse, ayant appartenu au général Oudinot. C'était l'un des chevaux les mieux mis et les plus brillants du manège.
Vous le verrez très exactement représenté dans un portrait au crayon que je possède. Il est monté par le commandant Rousselet, qui l'avait dressé, et n'a pas de bride. Il est conduit au moyen d'un simple ruban passé dans la bouche, ce qui témoigne à la fois de la finesse de son dressage et du talent du cavalier.
La première fois que d'Aure le monta, peut-être voulut-il frapper d'étonnement les nombreux spectateurs qui se pressaient dans la tribune du manège ; peut-être voulut-il prouver que, s'il savait monter avec une grande supériorité un cheval d'école bien mis, ainsi qu'il l'avait fait la veille, il pouvait également sortir des chemins battus et, grâce à la puissance de sa tenue et de ses moyens d'action, tirer parti d'un cheval d'école lorsque, par des moyens violents, il le sortait de ses habitudes.
Toujours est-il qu'à peine en selle, il enveloppa l'encolure de Sans-Pareil de deux coups de cravache. Jamais le noble animal, dont la nature était généreuse mais très irritable, n'avait subi pareil traitement.
Le travail qui s'en suivit, on le devine. D'une part, le cheval exaspéré n'agissant qu'avec colère ; d'autre part, son cavalier l'étreignant de toute sa puissance et le forçant à l'obéissance. La scène se prolongeait dans ces conditions et il fallait qu'elle eût un terme.
Pour finir, d'Aure tenta d'arracher à Sans-Pareil quelques changements de pied rapprochés en suivant la ligne du milieu. Mais presque aussitôt, le cheval, s'y refusant, s'arrêta, puis se déroba en se jetant vers le garde-botte, et, après une lutte des plus violentes, dans laquelle le cavalier finit par reporter le cheval sur la ligne du milieu, d'Aure mit pied à terre et, caressant Sans-Pareil, blanc d'écume, les flancs en sang, dit à haute voix : « Va, tu es un noble animal, je t'ai monté comme un massacre. » Dans l'assistance, une voix fit écho, disant : « C'est vrai. » C'était la voix du sous-écuyer Michaux.
Le lendemain, d'Aure remonta Sans-Pareil, mais alors avec toute la mesure que comportait son dressage délicat. Bien que le cheval fût encore sous l'impression des sévices subis la veille, d'Aure triompha de sa nervosité avec un tact qui était en opposition complète avec les moyens violents dont il avait fait usage le jour précédent. L'écuyer se montra alors dans tout son éclat, en même temps qu'il fit briller les hautes qualités de Sans-Pareil, dans un travail irréprochable comme correction et plein d'animation. Cette fois, des applaudissements unanimes accompagnèrent le grand cavalier lorsqu'il mit pied à terre.
Si d'Aure a été un jour violent avec Sans-Pareil, il ne faudrait pas en inférer que la brutalité, comme on l'a avancé, fût dans sa manière habituelle, et surtout qu'il ait été, comme l'ont proclamé certains de ses adversaires, un contempteur de l'art, un bousculeur de chevaux.
Qu'il ait eu parfois des exigences extrêmes, je ne le nie pas. Quel est l'homme de cheval qui, un jour ou l'autre, n'est pas tombé dans la même faute ? J'affirme que tout cavalier, tant soit peu énergique, qui n'a eu aucun reproche à se faire à cet égard, n'a monté, à coup sûr, ni cherché à dresser beaucoup de chevaux.
À Versailles même, où les effets de force, les moyens violents et de contrainte étaient si sévèrement interdits, un témoin, qui l'a rapporté, n'a-t-il pas vu, un jour, le chef de ce manège, le vicomte d'Abzac, frapper sur la tête, avec le manche de la chambrière, un sauteur qu'il dressait dans les piliers.
Quel est donc, le cavalier qui, dans sa vie, malgré tout ce qu'ils ont de blâmable, n'a pas cédé aussi à quelques mouvements d'impatience ou de colère ? Si une exception était à faire, peut-être y aurait-il lieu de l'appliquer au commandant Rousselet.
Certainement, d'Aure, dans sa jeunesse surtout, a dû parfois abuser de sa puissance équestre : ainsi, à l'époque où, écuyer à Versailles, il recherchait les chevaux difficiles pour affermir sa tenue, à la suite de la mésaventure qui lui survint, la première fois qu'il fit usage de la selle anglaise, et que j'ai racontée. La nature des chevaux qu'il recherchait alors exigeait que le cavalier leur imposât sa domination, et certainement le jeune écuyer cavalcadour, dans plus d'une circonstance, a dépassé la mesure.
Mais - et, d'Aure me l'a répété plusieurs fois - si, comme on l'a dit, il avait usé de brutalité envers les jeunes chevaux qu'il montait dans les foires normandes et les étalons du haras du Pin, à chaque épreuve, c'est sa vie qui eût été en danger.
La brutalité entraîne à sa suite une idée de méchanceté, et mon maître avait coutume de dire que les véritables hommes de cheval ne sauraient être des hommes méchants.
Seulement, il n'aimait pas qu'on lui joue de mauvais tours et sa riposte a été parfois sévère. Je vais en donner deux exemples qui se rapportent à l'époque où, après la suppression de Versailles, il tenait manège à Paris.
Un jour, lord Seymour lui donna à monter, pour une promenade à faire de concert an bois de Boulogne, un double poney dont le caractère ambitieux se montrait dans toute sa violence lorsqu'étant en compagnie il ne tenait pas la tête.
Lord Seymour, dans une intention peu courtoise, prit les devants à une allure vive, et d'Aure, après quelques efforts infructueux pour contenir le poney, le laissa aller à toute sa fougue ; les allées du bois le permettaient.
Un moment vint où le poney, ayant dépensé sa vigueur, commença à souffler et à se ralentir. D'Aure, alors, lui mit les éperons aux flancs et le fit courir beaucoup plus longtemps qu'il lie l'eût voulu.
Le cheval était à bout de forces et d'haleine, sa robe grise était devenue bleue sous l'intensité de la sueur, lorsque d'Aure, rejoignant lord Seymour, lui dit de son ton railleur : « Votre poney a besoin de rester un peu au pas car, après avoir couru pour son compte, je l'ai fait courir un peu pour le mien. Il a un bon galop et, si vous le désirez, on pourra en faire un cheval de femme. »
Si l'assaut qu'avait subi le poney n'entraîna pour lui qu'un excès de fatigue, les conséquences furent tout autres pour le cheval dont on se servit dans le but de jouer à d'Aure un mauvais, tour d'un genre différent.
Il avait accepté de monter un cheval qui, disait-on, présentait assez de difficultés et qu'il ne connaissait aucunement. Lorsque le cheval fut conduit au manège, son propriétaire, accompagné de quelques amis, y prit place.
Aux premières exigences, le cheval répondit par des bonds rappelant les sauts du cheval dressé en sauteur en liberté. D'Aure ne s'y méprit pas, lui qui avait monté et dressé des sauteurs à Versailles. Il jugea de suite qu'il avait entre les jambes un ancien sauteur et le laissa faire.
Après avoir supporté une série de bonds qui le secouèrent assez rudement, son regard se porta sur le propriétaire du cheval, qu'il vit sourire, ainsi que ses amis.
Alors il appela son domestique, Pierre, qui a été longtemps à son service et que j'ai connu lorsque son ancien maître le fit entrer aux écuries impériales, en qualité de piqueur de la selle. « Pierre, cria-t-il, donne-moi mon bâton », et Pierre lui remit sa forte canne. Puis, s'adressant au propriétaire du cheval, il lui dit : «Monsieur, votre cheval vient de sauter pour vous. Eh bien maintenant, il va sauter pour moi. » Alors éperons et bâton entrèrent enjeu, tant et si bien que le cheval y gagna une fluxion de poitrine dont il mourut.
Les deux faits, que je viens de rapporter et dont j'ai donné les causes, servirent à accréditer la réputation de brutalité faite à d'Aure. Le premier, en raison surtout de la haute situation que lord Seymour occupait dans le monde du sport ; le second, par suite de la gravité de ses conséquences, qui eurent un grand retentissement.
Pendant que j'étais à Saumur, lieutenant d'instruction, au cours de deux années par conséquent, il n'y a pas une circonstance où j'aie vu mort maître faire acte de brutalité. Si, une fois pourtant, mais c'était pour notre instruction.
Il s'agissait de nous montrer comment la longe à trotter, munie du caveçon, devait être employée lorsqu'on voulait en faire usage comme moyen de châtiment. Ceux qui ont dressé des chevaux vicieux savent que le cas peut se présenter.
Si le coup de caveçon est donné lorsque le cheval tend la longe ou porte la tète en dehors du cercle, il n'a que peu d'effet. Il faut amener la tête du cheval un peu en dedans du cercle, puis donner du flottement à la longe, en même temps qu'on élève la main, et l'abaisser ensuite plus ou moins vivement, suivant la force qu'on veut donner ait coup de caveçon.
D'Aure, après avoir fait la démonstration, prit la longe en main et nous montra combien ce moyen de châtiment, employé avec un peu d'adresse, pouvait être violent.
Le cheval choisi pour la démonstration, l'un des plus médiocres de la Carrière, s'appelait Corbeau. Parmi mes camarades, des âmes sensibles s'apitoyèrent sur le sort de Corbeau. Il subissait un châtiment immérité, c'est vrai, mais cet acte de brutalité, si on le juge tel, n'était-il pas justifié par le but que le maître lui avait assigné ?
CHAPITRE XIII
D'Aure (suite). - Divers jugements portés sur son équitation personnelle. - Elle a varié suivant les milieux. - Son enseignement a varié également. - A Versailles ; importance donnée à la position ; les Pages. - A Paris. - A Saumur ; grande importance qu'il acquiert. - Nombre restreint des élèves de Versailles. - Bellanger et Bergeret. — Catégories des élèves de Saumur. - Durée des cours. - L'étude de l'équitation avant et après 1870. - Prestige dont le manège était entouré. - D'Aure joint à son talent les connaissances hippiques les plus variées. - énoncé de ses écrits. - Supériorité de son cours de 1853 sur son traité de 1834. - Nécessité de l'expérience.
D'Aure a été très diversement jugé au point de vue de son équitation personnelle.
La diversité de ces jugements trouve son explication dans les différentes manières du maître, car il y a eu le d'Aure des jeunes années et le d'Aure mûri par le temps et l'expérience.
Le d'Aure des jeunes années apparaît à Versailles, alors qu'instruit par les d'Abzac, il se livrait conjointement à l'improvisation et se faisait « casse-cou », suivant la sévère expression du vicomte, qui blâmait certaines de ses pratiques comme n'étant pas suffisamment méthodiques et parfois trop osées,
Il n'en est pas moins vrai qu'après la mort du vicomte d'Abzac, et au manège comme au-dehors, il était de beaucoup l'écuyer le plus en renom de Versailles et qu'une grande réputation l'entourait déjà lorsqu'éclata la Révolution de 1830.
Après la suppression du manège de Versailles, entraînée par la chute de l'ancienne monarchie, d'Aure, plein de jeunesse encore tenait manège à Paris et successivement rues Cadet, Duphot, de la Chaussée-d'Antin. Ce dernier manège, reconstruit pour d'Aure, se faisait remarquer par ses belles dimensions et son architecture.
Se trouvant alors complètement libre de ses actions, plus que j i il s'engagea dans le mouvement équestre du moment.
À Paris, sur ce nouveau théâtre, il sut prouver qu'avec les aptitudes qui lui étaient propres et ce qu'il avait acquis au manège de Versailles, mieux que tout autre, il savait tirer parti d'un cheval dressé ou non.
Il avait alors des relations, journalières avec un homme tout à fait en vedette dans le monde en vue, parmi les sportsmen particulièrement, et qui était son élève : lord Henry Seymour, dont le nom s'est déjà trouvé sous ma plume et qui a été l'un des quatorze membres fondateurs du Jockey-Club, fondé à Paris en 1833. Possesseur d'une fortune considérable, il avait une écurie princière. D'Aure montait ses chevaux et c'est à lui qu'il dédia son traité d'équitation paru en 1834.
À cette époque, l'ancien écuyer de Versailles dominait d'une grande hauteur le monde équestre, au milieu duquel il vivait et qui admirait surtout en lui la confiance illimitée dans sa tenue, la puissance et l'à-propos de ses moyens de domination, ses courageuses et brillantes improvisations.
D'Aure se montre sous un jour tout autre lorsqu'en 1847 il prend le commandement du manège de Saumur. Il atteignait alors la maturité de son talent ; l'âge arrivait et l'heure des audaces équestres était passée pour lui.
Le lieu eut été peu propice d'ailleurs pour se livrer à des improvisations comportant parfois des luttes qu'une sage équitation réprouve et qui, à Paris, avaient ébloui, même dans leurs écarts, ses élèves et ses admirateurs.
À l'école de cavalerie, il se trouvait dans un milieu tout différent. D'abord, chaque jour, il aurait rencontré là pour le juger, sinon un sévère d'Abzac, du moins des juges éclairés, des écuyers tels que Rousselet, Guérin, et un groupe d'hommes de cheval de mérite et d'expérience.
Puis, son exemple, qui pouvait être sans danger, lorsqu'il professait à la jeunesse dorée de Paris, eut été des plus funestes pour les officiers qu'il était appelé à instruire à Saumur.
À Paris, en effet, si ses brillantes improvisations frappaient l'imagination de ses élèves, leurs conséquences, du moins, en restaient là, par suite du bu t limité que se proposait la jeunesse élégante qui venait s'instruire à son école. Mais, à Saumur, il en eût été tout autrement. D'Aure n'aurait trouvé que trop d'imitateurs, plus ou moins heureux, chez nos jeunes officiers, pleins d'entrain, d'énergie, et dont beaucoup ne demandaient qu'à tout oser. Il était trop clairvoyant pour ne pas s'en rendre compte.
À l'école de cavalerie et d'accord avec son âge, son expérience, sa raison, son équitation personnelle fut ce qu'elle devait être, énergique, mais sage en même temps et visant surtout l'exploitation du cheval dans son emploi usuel.
À part sa fantaisie d'exagération du trot, dont j'ai parlé, d'Aure pouvait, en tout, servir de modèle aux officiers qu'il était appelé à instruire, et c'est magistralement qu'il conduisait la reprise des écuyers, dans une succession de mouvements larges et bien dessinés ; là était leur caractère.
Si d'Aure a varié dans son équitation personnelle son enseignement non plus n'a pas été uniforme. Il s'est ressenti des milieux dans lesquels le célèbre écuyer a été appelé à professer.
À Versailles, son enseignement fut tout à fait méthodique. Il ne pouvait en être autrement, professant sous la direction du vicomte d'Abzac, qui voulait une instruction des plus progressives et ne souffrait aucune dérogation à ses principes, lorsqu'il s'agissait de donner la leçon.
Pour se rendre compte de la progression que suivait l'instruction et de l'importance qui, tout d'abord, était attachée à l'assiette du cavalier, point de départ de toute bonne position, il suffit de savoir que les pages, qui montaient au pendant trois ans, ne prenaient les étriers que la troisième année seulement. Il en était de même des éperons.
Les pages formaient deux classes d'élèves, la haute et la basse. La première, sous la direction de d'Abzac ; la seconde, sous celle de d'Aure.
Lorsqu'après la mort de d'Abzac, survenue en 1827, d'Aure eut la direction de l'instruction, qu'il conserva jusqu'en 1830, il était trop jeune et les principes suivis à Versailles émanaient d'un maître trop illustre, avaient des racines trop profondes dans tout le personnel du manège, pour qu'il pût songer à modifier l'enseignement. Aussi est-il resté, après la mort du vicomte d'Abzac, ce qu'il était de son vivant.
C'est le comte de Boisfoucaud qui, étant le plus, ancien écuyer, a été nominalement le chef du manège en remplacement du vicomte d'Abzac. Mais la direction de l'enseignement fut placée dans les mains de d'Aure qui, au manège de Versailles, « Se trouve actuellement être le seul homme d'un véritable talent ». Telles sont les expressions contenues dans un document officiel concernant les mutations qu'entraîna la mort du vicomte d'Abzac et qui se trouve dans les archives de la Grande écurie.
Après la suppression du manège de Versailles, lorsque d'Aure se mit, à Paris, à la tête d'un manège privé, son enseignement se modifia.
Non seulement il avait alors les coudées tout à fait franches pour sortir du méthodisme de Versailles qui l'avait enserré, mais les conditions dans lesquelles se présentaient ses nouveaux élèves, venaient encore l'y inciter.
C'étaient des jeunes gens de fortune, flattés, en général, de prendre leçon près de celui qu'entourait le prestige d'avoir « montré aux pages », comme on disait alors. Ils apprenaient seulement pour eux-mêmes et non pour transmettre ensuite l'instruction qu'ils recevaient.
Ils voulaient aussi apprendre vite et d'Aure fit avec eux de l'instruction hâtive, suffisante toutefois pour, satisfaire à ce que demande l'équitation des gens du monde.
Il brisa avec la progression méthodique de Versailles et ne s'attarda pas dans les moyens mis en usage par son maître pour parfaire la position.
Mais, tenant à faire de ses élèves des cavaliers hardis, entreprenants, il ne pouvait y parvenir sans éveiller leur énergie et les pousser vers certaines hardiesses. Aussi, ces jeunes gens, peu préparés pour la plupart à une école aussi sévère, trouvaient-ils leur maître peu tendre pour eux.
Quoi qu'il en soit, en sortant de ses mains, ses élèves possédaient tout ce qui est nécessaire à l'homme du monde pour se servir largement du cheval, employé comme cheval de campagne.
À Saumur, lorsque, écuyer en chef, d'Aure eut le commandement du manège de l'école de cavalerie, son enseignement prit un autre caractère.
Mais, avant d'entrer dans les détails le concernant, il va d'abord lieu de constater qu'il présentait là une importance tout autre qu'à Versailles et à Paris.
Pour ce qui est de Paris, ce que je viens d'en dire suffit à le prouver. Quant à Versailles, un coup d'oeil jeté sur les élèves instruits à ce manège mettra en évidence l'importance bien autrement grande du manège de Saumur.
À Versailles, les élèves étaient en nombre restreint. Ils comprenaient :
Quelques jeunes gens de famille, aptes à devenir élèves-écuyers ou écuyers. Les élèves-écuyers étaient employés spécialement au service du manège. Les écuyers étaient de différentes sortes, répondant à des charges de cour. Les écuyers de manège étaient les moins nombreux.
Quatre gardes du corps, envoyés par les compagnies pour faire des instructeurs. Un refus formel avait été opposé aux demandes réitérées d'admettre un plus grand nombre de Gardes du corps et des officiers de la garde royale.
Quelques élèves, en très petit nombre, qui, par faveur toute spéciale, venaient apprendre pour eux-mêmes et sans autre but ;
Les pages du roi, futurs officiers de cavalerie, dont l'organisation datait seulement de novembre 1820. La durée des études était de trois ans et le recrutement annuel de vingt-deux, en moyenne. En comprenant la dernière admission, celle de 1830, les pages furent, en tout, deux cent dix-huit. Ils ne montaient au manège que trois fois par semaine et la leçon n'avait pas plus de vingt à vingt-cinq minutes de durée;
Les gens du service des écuries, destinés à être un jour sous-piqueurs ou piqueurs.
Ces élèves-piqueurs se divisaient en deux catégories, en « élèves bleus » et « élèves galonnés ». Ils tiraient leur nom de leur uniforme même, simplement bleu pour les premiers ; de même couleur, mais rehaussé de galons aux manches et aux poches, pour les seconds.
Ils étaient attachés au service de la selle, à celui du manège et, par exception, au service des attelages.
À la réorganisation des écuries du roi, en 1816, il y avait sept « élèves bleus » et, six « élèves galonnés ». Par la suite, leur nombre a varié.
Les vacances de piqueurs étaient rares et des raisons d'économie en firent encore diminuer le nombre. Ainsi, de 1819 à 1830, et laissant en dehors les services de la selle et des attelages qui réclamai un service de piqueurs plus nombreux, le manège de Versailles proprement dit n'eut pour son service particulier qu'un piqueur, Bellanger, et qu'un sous-piqueur, Bergeret. J'ai connu Bergeret, je l'ai vu à cheval, et, dans sa position, il réalisait bien complètement le type recherché au manège de Versailles. Son nom reviendra sous ma plume lorsque je parlerai de la mort du comte d'Aure.
L'exposé que je viens de faire des différentes catégories d'élèves de Versailles, montre que l'enseignement donné dans ce manège se limitait, à bien peu d'exceptions près, à la maison et au service des écuries du roi ; tandis que c'est à la cavalerie entière, à l'artillerie, à toutes les troupes à cheval que s'étendait l'instruction donnée à Saumur. Comme importance, il n'y a donc pas de comparaison possible entre le manège du Roi et celui de l'école de cavalerie.
Lorsque d'Aure en eut le commandement, la durée des cours d'officiers, réduite depuis, était de deux ans, ou, pour parler tout à fait exactement, de vingt et un mois. On ne croyait pas alors que ce fût donner trop de temps aux études que comportent la connaissance et l'emploi du cheval.
Avant la réorganisation de l'école, qui suivit la guerre de 1870, l'équitation, le cheval et tout ce qui s'y rapporte occupaient dans l'enseignement de Saumur une place tout autre qu'aujourd'hui.
Le manège était alors entouré d'un assez grand prestige pour que je me demande si, à cette époque, la position d'écuyer en chef ne pouvait pas rivaliser avec celle de général commandant l'école. Je suis autorisé à m'exprimer ainsi, ayant occupé les deux positions.
À l'appui de mon opinion, je dirai que, nommé écuyer en chef, étant chef d'escadrons, j'ai conservé cet emploi, étant lieutenant-colonel, puis colonel, ce qui paraîtrait bien étrange aujourd'hui. Depuis près de deux ans, j'avais ce dernier grade, lorsque la guerre de 1870 éclatant, je quittai mes fonctions d'écuyer en chef pour prendre le commandement d'un régiment.
Toujours est-il que d'Aure prit alors une situation trop importante à l'Ecole de cavalerie et vis-à-vis de l'armée pour que je ne m'étende pas sur ses connaissances spéciales et sa manière d'exercer le commandement du manège de Saumur, avant de parler de son enseignement dans cette école.
À son grand talent d'exécution dans les différents genres d'équitation, d'Aure joignait une parfaite connaissance du cheval et une instruction hippique des plus variées.
Il avait acquis ces connaissances, d'abord à Versailles, tant au manège du Roi que dans ses fréquents séjours en Normandie, ce grand centre d'élevage, au haras du Pin, dans les achats qu'il faisait aux foires normandes pour la remonte des écuries du Roi ; ensuite à Paris, dans le monde du sport où il brillait, dans son intimité avec des hommes tels lord Henry Seymour, ayant une écurie de course réputée ; puis, en fondant une société dans le but d'exercer sur le cheval de commerce l'influence qu'exerce le Jockey-Club sur le cheval de course.
Cette tentative, qui avait particulièrement en vue de remettre en faveur les chevaux de races indigènes, le cheval normand surtout, ne fut pas heureuse ; elle échoua.
Les aptitudes administratives et commerciales, qui eussent été tout d'abord nécessaires pour mener l'entreprise à bonne fin, n'étaient pas dans la nature de d'Aure, et l'expérience, qu'il y acquit au point de vue de la connaissance du cheval et de ses différents emplois, se fit aux dépens de sa fortune.
C'est à cette époque qu'il forma le projet de quitter la France et qu'il écrivit : « Je me suis décidé à aller chercher à l'étranger de nouvelles lumières sur un art qui sera, jusqu'à la fin, l'objet de mes études. »
On peut avancer qu'aucune des questions concernant le cheval ne lui était étrangère. L'énoncé de ses écrits suffirait à en témoigner. Le voici :
De l'industrie chevaline en France et des moyens pratiques d'en assurer la prospérité - 1840.
U*tilité d'une école normale d'équitation. De son influence sur l'éducation du cheval léger, sur les besoins de l'agriculture et sur les ressources qu'elle peut offrir à la classe pauvre -* 1845.
Des haras et de la situation chevaline - 1852.
Question chevaline. Dans cet écrit se présente, esquissée ; la question des haras. On y trouve ce qui se faisait autrefois, ce qui se fait, ce qu'il serait nécessaire de faire pour l'avenir. La question du service des remontes de l'armée y a aussi sa place - 1860.
Encore la question chevaline. Cette publication -vise la défense des haras et établit leur nécessité -1860.
Traité d'équitation, suivi d'une lettre sur l'équitation des dames. Il eut quatre éditions, portant les dates de 1834, 1843, 1847 et 1870. Celle-ci fut publiée par les soins d'Olivier d'Aure, fils de mon maître. Les trois dernières éditions sont précédées d'un aperçu sur les diverses équitations depuis le seizième siècle jusqu'à nos jours. Dans cet aperçu, la méthode Baucher se trouve souvent visée.
Observations sur la nouvelle méthode d'équitation. Méthode Baucher - 1842.
Réponse à un article parti dans le Spectateur militaire en faveur de la nouvelle méthode d'équitation. Méthode Baucher - 1843.
Cours d'équitation, faisant suite au cours d'hippologie de M. de Saint-Ange, écuyer chargé de la direction du haras d'études de l'école de cavalerie.
Ces deux ouvrages étaient destinés à remplacer le « Cours d'équitation militaire » à l'usage des corps de troupes à cheval, approuvé par le ministre de la guerre, enseigné à Saumur depuis 1825. Il avait été rédigé par MM. Cordier et Flandrin, l'un, écuyer-commandant et l'autre, écuyer-professeur à l'école de cavalerie.
Une première rédaction du Cours d'équitation du comte d'Aure fut publiée en 1851. Une seconde rédaction, beaucoup plus complète, lui succéda.
Ce cours fut alors adopté officiellement et enseigné à l'école de cavalerie, ainsi que dans les corps de troupes à cheval, par décision du ministre de la guerre, en date du 9 avril 1853. Il devrait être toujours en vigueur, aucune décision ne l'ayant mis hors d'usage.
Tout homme de cheval qui portera soit examen sur les oeuvres équestres de d'Aure sera frappé de la supériorité de son Cours d'équitation de 1853 sur son Traité d'équitation de 1834. Ces deux ouvrages se différencient, en quelque sorte, par tout t ce qui distingue l'oeuvre d'un élève, d'un élève de talent il est vrai, doué d'imagination et d'une belle intelligence, de l'oeuvre d'un maître.
Cependant le traité de 1834 a été écrit lorsque d'Aure sortait des mains du vicomte d'Abzac, le premier des maîtres de l'époque.
On pourrait aussi être porté à croire que sa nature si privilégiée, douée au plus haut degré du sentiment équestre, et qui se distinguait par l'inspiration plus que par la réflexion, devait lui -révéler promptement et sans grand labeur les secrets de l'art. La Providence semblait vraiment avoir tout fait en sa faveur et ne vouloir lui laisser rien acquérir, lui refusant même certains dons utiles pour progresser.
Néanmoins, si une grande supériorité est acquise à son deuxième ouvrage, c'est parce qu'il a été écrit une vingtaine d'années après le premier, alors que d'Aure avait cinquante-trois ans.
Pour l'écuyer, même le mieux doué, instruit à la meilleure des écoles, l'expérience est nécessaire pour écrire avec conviction, certitude et autorité, sur son art, n'avoir pas à se déjuger et à regretter peut-être ce qu'il aura écrit et publié trop hâtivement.
Cette expérience, indispensable à l'écuyer pour sa pratique personnelle autant que pour son enseignement, exige le temps et ne se transmet guère. Elle ne petit être acquise, en réalité, que par l'écuyer lui-même, à ses dépens, et à l'aide de longues années de travail, de méditations et d'observations ; chaque cheval, d'ailleurs, présentant, pour ainsi dire, un objet d'étude particulier.
Il est à remarquer que la troisième édition du Traité d'équitation, bien que publiée peu de temps avant que d'Aure fût désigné pour prendre le commandement du manège de Saumur, des années, par conséquent, après la première, ne diffère cependant, de celle-ci que par quelques retouches qu'il y aurait à peine lieu de signaler. En voici les raisons :
Lorsqu'après la suppression du manège de Versailles, d'Aure tenait manège à Paris, il n'avait pas d'émules dans le monde équestre, au milieu duquel il vivait, qu'il dominait et, les admirations de son entourage aidant, l'utilité d'écrire un nouvel ouvrage sur l'équitation ne s'était pas fait sentir pour lui ; d'autant moins qu'un éditeur lui avait offert de publier à ses frais une seconde édition de son Traité d'équitation.
Puis survint sa polémique avec Baucher, qui eut suffi à empêcher la publication d'un ouvragé différent de celui qui était attaqué ; cette polémique, comme toutes celles du même genre, ayant eu pour conséquence, d'une part, l'attaque passionnée des écrits de l'adversaire, d'autre part, leur défense obstinée.
Ces temps étaient déjà loin lorsqu'en 1853 d'Aure publia son Cours d'équitation.
Depuis six ans, il était à Saumur, dans ce grand centre de cavaliers et d'écuyers ayant leur valeur. Des chevaux de toute provenance, et en grand nombre, avaient passé journellement sous ses yeux et avaient été soumis à son examen, à ses pratiques.
Avec sa facilité d'assimilation, il avait su profiter de tout ce qui se passait autour de lui, de ce qui se disait et se faisait dans ce monde équestre, au milieu duquel il vivait. Les observations et questions qui lui étaient adressées par des lieutenants, ses élèves, cavaliers déjà expérimentés et désireux de s instruire, n'avaient pas été non plus sans porter quelque fruit. Même l'opposition, qu'il avait rencontrée chez certains écuyers, avait eu son utilité.
À l'école de cavalerie, ses connaissances équestres, d'accord avec son expérience, allèrent grandissant et, lorsqu'il écrivit son cours de 1853, sa valeur l'emportait sensiblement sur ce qu'elle était à son arrivée à Saumur.
Toutefois, avant sa venue à cette école, son grand talent de praticien s'était affirmé d'une façon trop éclatante pour qu'il ne fût pas accueilli, dès son arrivée à Saumur, comme un grand maître dans l'art équestre.
CHAPITRE XIV
D'Aure (Suite). - Il est indispensable que l'écuyer en chef ait un grade. - Condamnation des écuyers civils. - Flandrin. -D'Aure et le colonel Jacquemin. L'enseignement de d'Aure influencé par l'absence de grade. - Il s'occupe particulièrement des lieutenants. - Fonctions des capitaines-instructeurs. -D'Aure me confie ses chevaux. - « Marcellus ». - « Endymion ». - « Chasseur ». - « Angevin ». - Buts poursuivis par le maître avec ses chevaux d'extérieur. - Chevaux d'élite qu'il a montés. - Dressage de ses chevaux au manège. - « Néron » - Ses difficultés ; son mors spécial ; son travail. - Le cheval droit, - Ce que l'écuyer en chef doit faire personnellement. - Manière de faire de Novital ; de d'Aure ; la mienne. - Innovations de d'Aure à Saumur. - Ses exigences essentielles concernant la position. - Moyen employé pour vaincre la raideur des ducs d'Orléans et de Nemours.
Si, pour occuper la position d'écuyer en chef, d'Aure avait, à un haut degré, le talent que cette fonction réclame, il lui manquait le grade qu'elle comporte lorsque c'est un officier qui en a la charge.
Malgré la supériorité de son talent reconnue de tout le monde, les ressources que lui offrait son esprit si délié, ses qualités exceptionnelles d'homme du monde, il lui était difficile d'exercer, dans sa plénitude, son commandement sur les écuyers et les officiers qu'il avait à diriger ou à instruire.
La nécessité du grade, pour commander à qui porte l'épaulette, entraîne une objection presque décisive contre l'intrusion des écuyers civils au manège de Saumur, malgré la supériorité de talent qu'on pourrait attendre d'hommes consacrant leur vie à l'équitation.
Soumis à un homme ne portant pas l'épaulette, l'officier est toujours prêt à se cabrer, lorsque celui, auquel il devrait obéir, veut lui imposer son autorité.
Plutôt que d'employer la fermeté dans l'exercice de son mandat, l'écuyer civil avait recours aux concessions, et surtout aux sentiments qu'il savait inspirer aux officiers, ses élèves, par sa bienveillance et son aménité. Ainsi en était-il de Bachon, écuyer civil, dont j'aurai l'occasion de parler lorsque je m'occuperai du personnel du manège.
Si l'écuyer qui n'a pas l'épaulette pour affirmer son autorité agit à l'encontre de ce que je viens de dire, les conséquences peuvent en être déplorables. En voici un exemple :
M. Flandrin, que je vis à Saumur, pendant qu'il y faisait un séjour en observateur critique et alors que je m'y trouvais comme lieutenant, était un homme fort instruit et de grand savoir hippique. Il avait pris une large part à la rédaction du* Cours d'équitation militaire* de 1825 et le professait avec distinction lorsque, attaché au manège de Saumur avec le titre d'écuyer-professeur, il était chargé de cet enseignement.
Mais M. Flandrin avait l'esprit caustique ; les nombreuses brochures qu'il a publiées depuis sa mise à la retraite, qui date de 1834, suffiraient à en donner la preuve. Il blessa, par des traits d'esprit, des officiers qu'il était chargé d'instruire. Ceux-ci ripostèrent, et les rapports entre l'écuyer civil et ses élèves s'envenimèrent à ce point que, pour assurer l'autorité de M. Flandrin sur les officiers, un capitaine dut être commandé, pour assister à son cours.
D'Aure avait, dans ses attributions d'écuyer en chef, la direction de tout le service du manège et cette responsabilité lui causa plus d'un ennui.
D'une manière générale, et par le fait même de sa, nature, l'ordre lui faisait défaut. Son commandement, non plus, ne s'exerçait pas toujours avec assez de fermeté et d'uniformité. Le service du manège en subit les conséquences.
Le colonel Jacquemin, père du général actuel et qui devint lui-même officier général, était alors commandant en second de l'école. À ce titre, il fut appelé à faire à d'Aure des observations, d'ordre intérieur, sur la régularité du service dont il était chargé, la discipline qui devait y régner. Ces observations blessèrent, au delà de leur portée, l'écuyer en chef et en voici les raisons :
Lorsque d'Aure était écuyer au manège de Versailles, il avait connu Jacquemin maréchal des logis, et aux hussards de la Garde, si j'ai bonne mémoire. La distance était grande alors entre le brillant écuyer cavalcadour, enfant gâté du roi, remarqué à la cour, y ayant de grands succès et lé simple sous-officier.
D'Aure ne pouvait perdre le souvenir de son ancienne supériorité et, un jour, à la suite d'une observation- qui l'avait froissé, il me dit : « Ah ! ne faites pas comme moi, ne donnez jamais votre démission. Pour pouvoir entrer au manège de Versailles, j'ai dû sacrifier ma position d'officier, mais, si j'étais resté dans l'armée, aujourd'hui je serais le supérieur de Jacquemin et, au lieu de recevoir ses observations, ce serait à moi à lui en faire. Lorsqu'il m'a blessé, je rentre chez moi, je me jette sur mon lit et, fermant les yeux, je revis dans le passé, me voyant à la cour, écuyer cavalcadour du roi, et Jacquemin à la caserne. »
Les observations du commandant en second, ai-je besoin de le dire, ne visaient jamais l'enseignement équestre. L'écuyer en chef professait de sa personne et dirigeait l'instruction donnée au manège, tout à fait comme il l'entendait.
Son enseignement personnel subit l'influence de sa position d'écuyer civil, qui ne lui conférait pas l'autorité indiscutable que donne la supériorité du grade.
Et puis, par caractère, l'écuyer en chef n'était pas enclin à s'imposer. Loin de là. Pour que son enseignement prît son essor, d'Aure avait besoin d'être mis en confiance, encouragé, ou au moins accepté sans résistances.
Il n'aimait pas à entrer dans la discussion et, après avoir donné son opinion qui, d'habitude, n'avait rien de dogmatique ni de tranchant, il gardait le silence ou abordait aussitôt un autre sujet inspiré par son esprit d'homme du monde et exposé parfois avec une certaine bonhomie railleuse.
S'imposer aux écuyers, aux maîtres, ou discuter avec eux, n'était donc pas dans sa nature. Il les laissait professer et enseigner à peu près à leur guise. Mais, se trouvant tout à fait à l'aise avec ses élèves, il leur donnait tous ses soins.
Il s'occupait spécialement des lieutenants d'instruction, cavaliers en général assez expérimentés pour apprécier la valeur de son enseignement et l'appliquer. Ils étaient aussi tout portés à l'accepter, étant venus à Saumur surtout pour compléter leur instruction équestre dont les régiments devaient ensuite bénéficier, la plupart de ces lieutenants étant destinés à devenir capitaines-instructeurs.
À cette époque, le capitaine-instructeur était chargé de l'instruction équestre et militaire, du dressage des chevaux de tout le régiment.
D'Aure confia à des lieutenants d'instruction - j'étais du nombre - le cours d'équitation théorique et pratique des cavaliers élèves-instructeurs. Jusqu'alors cette mission était restée dans l'apanage exclusif du personnel du manège.
C'était donc des lieutenants, en réalité ses élèves propres, bien qu'ils eussent un capitaine-écuyer attitré - le mien était Darnige, dont je parlerai plus loin - qu'il chargea, par ce fait même, de transmettre son enseignement.
C'est également avec des lieutenants qu'il composa la reprise de manège entrant dans les exercices du carrousel de fin d'année, et qui, jusqu'alors, avait été réservée aux écuyers seuls. Au carrousel de 1851, j'étais conducteur de cette reprise.
Lorsque l'écuyer en chef s'absentait, c'est encore à des lieutenants d'instruction qu'il s'adressait pour monter les chevaux à son rang. Avec quel plaisir je montais ceux qu'il me confiait, et aussi avec quel soin, pour qu'à son retour le maître les retrouvât tels qu'il les avait quittés!
Je vais parier de quelques-uns d'entre eux, en commençant par ses chevaux d'extérieur, et je m'étendrai surtout sur Marcellus, qui pouvait être considéré comme réalisant le mieux le type du dressage du cheval de campagne, tel que d'Aure l'entendait.
Ce cheval, vous devez vous en souvenir, a déjà apparu dans mon récit, lorsque je vous ai entretenu de mon temps d'officier-élève. J'ai alors donné son origine.
Marcellus était bai-châtain foncé, d'assez grande taille, élégant, léger dans son ensemble, un peu enlevé. Il avait un très beau dessus, l'encolure bien greffée et était doué de grands moyens.
Sous le cavalier, il se présentait toujours disposé à se porter en avant : « Il en est de l'impulsion comme de la vapeur, disait le maître, le cavalier tient dans sa main la soupape de la chaudière et il laisse échapper plus ou moins la vapeur qui doit se présenter d'une manière constante. »
C'est sur la franchise d'impulsion que reposait, avant tout, la soumission de Marcellus. Avec cela, ses ressorts étaient liants et présentaient en même temps une fermeté, une trempe, qui allaient grandissant avec la vitesse, l'énergie de l'allure.
Tout en se tendant alors davantage, les ressorts n'en conservaient pas moins de l'élasticité et ne présentaient pas dans leur jeu, cette raideur, cette sécheresse qui, dans l'équitation de campagne, caractérisent les résistances.
Pour ce genre d'équitation, la parfaite légèreté, nullement nécessaire d'ailleurs, ne saurait être recherchée. Il suffit que, sans efforts marqués de la part du cavalier, les forces déterminant le mouvement ambitionné l'emportent sur les forces contraires.
Marcellus était coulant dans les talons et son obéissance aux aides répondait à toutes les exigences auxquelles doit satisfaire le cheval de campagne, qui est destiné à se mouvoir dans de grands espaces, soit à des allures modérées, soit aux grandes allures, et à passer ou franchir des obstacles de natures diverses.
Les trois allures pouvaient être réglées, avec toute facilité, dans les différents degrés de vitesse propres à chacune d'elles. Leur allongement se faisait sans précipitation, le cheval n'ayant pas l'air de se dépêcher, de vouloir aller vite.
Qu'il s'agît d'allongement ou de ralentissement, aucun à-coup n'apparaissait dans les mouvements qui ne se heurtaient jamais, et leur harmonie était assez suivie pour que- le cheval, dans son galop allongé, semblât passer comme une ombre.
Le trot, avec le secours d'un ferme appui sur le filet, atteignait une vitesse extrême, mais Marcellus était fidèle à la main et, dès que l'action du mors de bride se faisait sentir, l'encolure reprenait de la flexibilité, en même temps que l'allure se modérait.
Endymion, bai clair, d'une grande élégance, avant-main légère, encolure haut greffée, cheval de galop. Doué de beaucoup d'action, il avait des dispositions à s'emporter.
Pendant un temps, il fut le cheval préféré de d'Aure, qui fixa et développa son trot en reportant le poids vers les épaules.
L'écuyer en chef savait faire briller ce cheval de tout son éclat, sans qu'il parût jamais vouloir gagner à la main.
Chasseur, noir mal teint, près de terre, très corsé, chargé d'épaules, cheval de trot. Entraîné par son poids, il dominait souvent le cavalier en tombant sur la main.
D'Aure équilibra cette lourde masse, en reportant de son poids vers les hanches, puis refusa au cheval l'appui sur la main, dont il abusait.
Chasseur était conduit par l'écuyer en chef avec une légèreté de main telle qu'il paraissait être mené, pour ainsi dire, à rênes flottantes, tout en semblant se complaire dans un galop cadencé.
Angevin, bai très clair, de grande taille, bien corsé, puissant dans ses hanches. Ancien cheval de chasse, en représentait bien le type.
D'Aure prouva avec ce cheval qu'il savait, au besoin, user d'une patience qu'on lui refusait jadis.
Écrasé sur son arrière-main, la tête en l'air, *Angevin *n'avait aucune régularité d'allure et ne présentait que désordre dans ses mouvements, surtout lorsqu'on voulait lui faire prendre le trot. Des mains indiscrètes, en luttant contre la grande action naturelle du cheval, l'avaient mis en cet état.
D'Aure s'occupa d'abord de rasséréner son moral, de le calmer, le montant jusqu'à trois heures par jour.
Dans le début, il fit usage de la martingale à anneaux, d'abord unie à la martingale fixe, pour faire baisser la tête au cheval et commencer ainsi à décharger son arrière-main du poids qui l'écrasait.
Pour en compléter la décharge, il faisait descendre à Angevin des pentes, le caressait près des oreilles en inclinant le corps en avant, de façon à porter son propre poids sur les épaules.
Le cheval en arriva à trottiner à peu près régulièrement. Des changements de direction plus ou moins brusques, la marche dans des terrains accidentés y aidèrent.
Enfin, un jour, en descendant une côte dans les landes de Saint-Florent voisines de Saumur, le cheval accusa quelques temps de véritable trot. La difficulté était vaincue, l'équilibre du poids rétabli et, en même temps que son bien-être, Angevin recouvrait la régularité de l'allure, ainsi que sa rapidité qui le fit signaler parmi les chevaux de carrière.
Un fait, concernant ce cheval et que je vais rapporter, viendra à l'appui de ce que j'ai dit plus haut, que, chez d'Aure devenu écuyer en chef de Saumur, la sagesse et la mesure avaient remplacé ses témérités d'autrefois.
Je venais de faire, en tête-à-tête avec mon maître, une promenade où il m'avait charmé, comme toujours par sa conversation équestre, émaillée d'anecdotes. La promenade terminée, nous étions engagés dans la rue conduisant aux écuries de l'école, lorsque d'Aure, ne voulant pas que je l'accompagne jusqu'à sa demeure, me quitta pour aller mettre pied à terre chez lui.
Je continuais donc à me diriger vers les écuries, lorsque le bruit d'un trépignement me fit tourner la tête. Angevin, voulant suivre mon cheval et gagner son écurie, s'était collé à une maison et, battant le pavé des pieds, se refusait obstinément à faire demi-tour.
J'allai aussitôt vers mon maître qui, sans violence, mais avec mesure et à l'aide d'une fermeté persistante dans ses oppositions, parvint à dominer le cheval. Alors, en souvenir des luttes que jadis il soutenait, que parfois même il provoquait, d'Aure me dit : « Ah ! quand j'avais trente ans, les choses ne se seraient pas passées comme ça ! »
Les détails dans lesquels je suis entré sur les quatre chevaux que je viens de citer et qui présentent chacun -une nature particulière bien tranchée, peuvent servir à donner un aperçu des buts essentiels que d'Aure poursuivait avec ses chevaux d'extérieur, dont le dressage reposait sur la bonne distribution du poids, plus encore que sur la flexibilité des ressorts.
Ces buts peuvent se résumer ainsi:
Rendre le cheval franc devant lui, le mettre d'aplomb, régulariser ses allures et les développer, le soumettre assez pour le tourner facilement à droite et à gauche et pouvoir régler l'emploi de ses forces dans les grands espaces où il est appelé à se mouvoir.
Ces buts restreints peuvent être ambitionnés avec tout cheval, quelle que soit sa nature.
Ils sont suffisants, une fois atteints, pour mettre le cheval en état de satisfaire à ce que demande l'équitation courante, l'équitation vraiment utile, et le cavalier pourra se servir activement du sujet ainsi préparé, tout en prolongeant sa durée.
Celui-ci pourra aussi être monté avec agrément par tout homme ayant l'habitude du cheval.
Il en est autrement des sujets dont le dressage, dépassant l'emploi usuel du cheval, vise la haute équitation. Chacun de ces chevaux devient, pour ainsi dire, personnel au cavalier qui l'a dressé et ne peut être monté avec succès, du moins dans son travail spécial, que par des cavaliers ayant une valeur et une préparation particulières.
Sous une main bien préparée et habile, les exigences peuvent être poussées loin chez ces derniers, tandis que, chez le cheval dressé en vue du travail d'extérieur, sa fidélité aux aides disparaîtrait du moment où le cavalier chercherait à dépasser les limites dans lesquelles l'équitation usuelle se renferme.
Bien que d'Aure s'attachât à tirer parti de tous les chevaux et que, dans sa vie, comme il l'avançait, il en eût monté plus de mauvais que de bons, l'écuyer en chef n'en disait pas moins : « Dans toute l'école, je ne trouve pas mon cheval. »
C'est qu'en effet les écuries du manège ne possédaient pas de sujets pouvant entrer en parallèle avec plusieurs de ses chevaux d'autrefois.
J'en ai cité quelques-uns : Le Cerf, ce cheval limousin de qualité exceptionnelle ; Le Sano, autre cheval de Versailles, sur lequel d'Aure a brillé ; Maître de danse, ce hunter puissant, la perle de son manège de Paris ; Tigris, Eylau, ces étalons du Pin, de haute qualité, qui, tout d'abord, s'offraient généreusement au cavalier assez habile pour exploiter a priori leurs riches moyens, et d'Aure y excellait.
Les buts que l'écuyer en chef proposait au dressage de ses chevaux d'extérieur étaient naturellement dépassés avec ses chevaux de manège. Il exigeait chez ceux-ci une soumission plus grande, mais sans cependant jamais poursuivre, comme je l'ai dit, leur parfaite légèreté,
Les résistances, à l'aide de la répétition des mouvements, allaient bien s'amoindrissant, mais sans disparaître complètement.
D'autre part, d'Aure critiquait volontiers les chevaux de manège, tels qu'ils se présentent souvent après un long séjour dans les reprises.
Dans son livre l'Industrie chevaline en France, publié en 1840, et qui contient une critique du manège de Saumur, se trouve même cette boutade - « Les officiers n'auront plus, heureusement pour eux, l'occasion de rencontrer, dans le reste de leur carrière, de ces chevaux brisés et routinés. »
Il n'aimait pas non plus les chevaux entiers, et tous les chevaux de manège l'étaient : « J'en ai trop monté, à Versailles, de ces criards », disait-il.
Ses chevaux destinés au travail d'extérieur étaient l'objet de ses prédilections et, une fois mis, il les changeait volontiers.
Il n'en était pas de même de ses chevaux de manège et Néron sera le seul cheval de cette catégorie dont je parlerai.
Néron était entier, de race navarine et de robe grise, comme tous les chevaux de manège des écuyers. De taille moyenne, très corsé, l'encolure bien placée, pris dans un carré parfait, il ne pouvait cependant être classé parmi les chevaux les plus brillants du manège.
Néron avait compté au rang des chevaux du capitaine-écuyer Brifaut qui, plusieur fois, comme faveur spéciale, me l'avait fait monter.
Je connaissais donc bien les difficultés que présentait ce cheval, dont j'ai déjà dit quelques mois, lorsque j'ai parlé de mon cours d'officier-élève. Les chevaux de Brifaut n'étaient pas légers à la main, tant s'en faut. Néron surtout pesait sur les bras d'une façon désespérante et parfois les forçait.
Lorsque d'Aure l'entreprit, la tâche était difficile, il s'agissait de déraciner des habitudes invétérées.
Pour ménager la barbe de Néron, souvent blessée par la gourmette, et reporter sur le chanfrein une partie de l'action du mors, d'Aure fit adapter à la partie supérieure des branches une muserolle très étroite, garnie d'une petite lame de fer reposant sur le chanfrein. Les extrémités de cette muserolle se croisaient sous l'auge, l'extrémité droite allant se fixer à l'oeil de la branche gauche du mors, et vice versa, de façon que l'action de la muserolle se faisait sentir aussitôt que le mors basculait sous la tension des rênes.
Bien que le cheval ait eu souvent la bouche ensanglantée, son plaisir de quitter l'écurie était tel que, chose étonnante, dès qu'il voyait qu'on allait le brider, il se mettait à hennir.
Les résistances à la main que présentait Néron étaient vraiment d'une énergie exceptionnelle et son ambition, lorsque d'autres chevaux le précédaient, les exagérait encore. Aussi, ce n'est qu'après l'avoir monté assez longtemps en tête de reprise que d'Aure put le conduire avec facilité en se plaçant en queue de reprise.
Le dressage de ce cheval aboutît, en définitive, au rétablissement du bon équilibre de sa masse, plutôt qu'à la souplesse de ses ressorts.
Néanmoins, seul de tous les écuyers composant la reprise qu'il conduisait, d'Aure sur Néron, galopait et changeait de pied sans traverser son cheval.
J'ai déjà dit l'importance, bien justifiée, qu'il attachait à la position droite du cheval. Un jour que, j'assistais avec mon maître à une représentation donnée dans un cirque, il revint sur cette question, me faisant remarquer que l'écuyer, qui montait en haute école, suivant l'expression consacrée, avait constamment son cheval traversé. Cela, disait-il, aurait sauté aux yeux si le manège eût été rectangulaire, mais cette fausse position ne frappait pas parce que la piste était circulaire.
Il faut dire que la ligne courbe, longtemps suivie dispose le cheval à laisser tomber les hanches en dedans et tout cavalier, qui a monté dans un manège circulaire, sait la difficulté qu'il a rencontrée pour amener les hanches sur la ligne suivie par les épaules, qui est la bonne.
D'Aure terminait habituellement la reprise, qu'il conduisait, par quelques changements de pied assez rapprochés, en suivant la ligne du milieu.
Dans son travail isolé, l'écuyer en chef avait coutume de faire le tête à queue que Néron exécutait avec prestesse, le galop conservant toute son énergie.
Le passage avait été abordé, mais ce n'est pas par sa parfaite régularité que le cheval brillait, et puis cette allure artificielle était en dehors des pratiques habituelles de d'Aure et des principes qu'il professait.
Cependant, à mon sens, l'écuyer en chef doit, de sa personne, aborder les difficultés, rentrant dans les allures artificielles, ne serait-ce que pour avoir plus d'autorité encore pour les proscrire, afin que, s'il les défend, on sache bien que c'est par principe et non, comme, je l'ai entendu dire, parce qu'il ne peut les aborder.
Aussi, lorsque j'ai été moi-même écuyer en chef, l'un de mes chevaux a toujours été mis aux allures artificielles. Mais c'était l'un des chevaux m'appartenant en propre et, par conséquent, non employé à l'instruction, pour bien préciser que c'était là de l'équitation personnelle, et non de l'équitation d'école qui, à Saumur, doit envisager uniquement l'emploi du cheval de guerre.
Pour se rendre compte de la révolution, des progrès que d'Aure apporta dans l'instruction équestre de l'école de cavalerie, il faut se reporter aux pages concernant mon cours d'officier-élève, se rappeler ce que j'ai dit de cette instruction lorsque la direction en appartenait à Novital, le prédécesseur de d'Aure dans le commandement du manège ; puis, mettre en présence des lacunes que j'ai alors signalées, ce que j'ai rapporté de d'Aure sur ses tendances dès ses débuts à Versailles, sa manière si large et si pratique d'envisager ensuite l'équitation, et l'on sera convaincu qu'en prenant le commandement du manège de Saumur et en y faisant l'application de ses idées, c'est une véritable révolution que le célèbre écuyer apportait dans les vieilles traditions de ce manège.
Avec d'Aure, des steeples d'exercices, présentant des obstacles de diverses natures et des difficultés graduées, furent établis.
Le trot enlevé, loin d'être proscrit, fut enseigné et préconisé.
Le dressage des jeunes chevaux prit une part beaucoup plus large dans l'instruction et surtout fut enseigné d'une manière plus pratique.
L'entraînement, l'équitation de course eurent leur place dans l'enseignement, et, à partir de 1850, la ville de Saumur ayant été dotée de courses publiques, l'école y prit une position prépondérante en y participant pour la plus large part.
La Carrière, si médiocrement remontée du temps de Novital, reçut de brillantes remontes, qui mirent les chevaux de cette catégorie à la hauteur des chevaux de manège.
À l'inverse de ce qui avait lieu précédemment, le travail de carrière prit le pas sur le travail de manège. Il reçut une grande extension et des applications multiples.
Le travail sur les routes, au lieu de se borner à peu près à de simples promenades, fut l'objet d'exercices variés, et les cavaliers y apprirent tout d'abord à marcher en compagnie. Ceci demande explication.
Le trot était alors en grande faveur et, lorsque les officiers, livrés à eux-mêmes, se promenaient plusieurs réunis, il était de mode, chez ceux qui se piquaient d'entrer dans le mouvement équestre du moment, que chacun mît son cheval dans tout son trot, sans se préoccuper du voisin. Cela se voyait journellement. Cette mauvaise pratique, aussi peu courtoise que peu profitable à l'équitation et à la conservation du cheval, fut réformée par d'Aure, par ses conseils et aussi à l'aide d'exercices particuliers faits sous sa direction.
Divisés en groupes, de quatre en général, les cavaliers durent marcher alignés, celui-ci avant à activer son cheval, celui-là à modérer le sien pour conserver l'alignement et en se réglant toujours sur le cheval le moins vite.
Les cavaliers furent aussi exercés à se détacher de la ligne, tantôt en allongeant, tantôt en ralentissant l'allure.
L'alignement du groupe restait toujours le premier et le plus essentiel but à poursuivre. Mais, une fois atteint, les cavaliers étaient souvent appelés à lutter entre eux. C'était généralement à qui irait le plus vite au pas, au trot, le plus lentement au galop. Ces derniers exercices étaient de courte durée, de manière à se faire sans excès de fatigue pour les chevaux.
Le peu d'aptitude des chevaux de carrière pour le travail de manège et leur dressage des plus élémentaires pour les exercices du dedans furent utilisés d'une manière particulière.
Le travail de manège, pratiqué avec ces chevaux, servit à apprendre aux officiers ce qu'il est nécessaire qu'ils connaissent en fait d'improvisation, c'est-à-dire les moyens à employer pour tirer parti d'un cheval brut ou incomplètement dressé.
Ces exercices, maintenus dans de sages limites, n'envisageaient aucun tour de force, mais exigeaient nécessairement une certaine énergie dans l'emploi des aides.
Le cavalier y apprenait la mise en jeu des différents moyens dont il dispose pour porter le cheval en avant, le diriger en agissant sur ses deux bouts, l'emploi fréquent à donner à la rêne d'opposition pour dominer et gagner les hanches. Cette rêne venait alors en aide aux talons, auxquels le cheval de carrière n'obéissait qu'imparfaitement, étant loin de se trouver dans leur balance.
En ce qui concerne la position du cavalier, la première exigence de d'Aure était d'être bien assis, en chassant les fesses sous soi le plus en avant possible.
Puis, il recommandait la plus grande aisance, de façon que la souplesse qui en découlait amenât le cavalier à se fondre en quelque sorte dans son cheval. « Laissez-vous aller comme un sac de farine », disait-il aux cavaliers qui manifestaient quelque raideur.
Il en est, pourrait-on dire, de l'assiette du cavalier, selon que celui-ci est raide ou souple, comme d'une pomme crue ou cuite placée sur la selle. La première roulera facilement, n'ayant que peu d'adhérence avec la selle, tandis que la deuxième y restera d'autant mieux fixée, l'épousera d'autant mieux, qu'elle pourra s'épandre et augmenter ainsi ses points de contact.
La raideur du cavalier, non seulement porte atteinte à sa solidité, mais elle provoque sa fatigue et tend à se communiquer au cheval.
La souplesse, dans tout son être, est d'ailleurs nécessaire au cavalier pour pouvoir, tout en s'identifiant avec son cheval, graduer ses actions, les accorder et, par suite, obtenir l'harmonie des mouvements de sa monture.
D'Aure ne se bornait pas à recommander au cavalier l'aisance. Son imagination si fertile lui inspirait aussi des moyens pour l'obtenir. En voici un exemple :
C'était vers 1833, le roi Louis-Philippe avait alors fait choix de Laurent Franconi pour donner des leçons d'équitation à ses deux fils aînés, le duc d'Orléans et le duc de Nemours.
Laurent Franconi, dont le fils, Victor, dirige encore aujourd'hui le cirque des Champs-élysées, était un écuyer de cirque de grande réputation, et la popularité, dont il jouissait à l'époque, n'avait peut-être pas été étrangère au choix du roi-citoyen.
Il était peu tendre pour ses élèves habituels, mais tout l'inverse se produisit lorsqu'il eut à faire monter les deux princes. En face d'élèves de si haute naissance, Laurent Franconi non seulement sortit de ses habitudes, dures parfois, mais il fut dominé par la crainte constante d'un accident. Il s'ensuivit, pour les deux princes, une grande timidité et, partant, une raideur s'opposant à tout progrès.
Le roi, qui avait été un cavalier distingué, ayant un jour voulu assister à la leçon donnée à ses fils, fut frappé de ces fâcheux résultats. Louis-Philippe dit alors au comte de Cambis, qui a été à la tête des écuries du due d'Orléans et accompagnait le roi dans sa visite - « Jamais mes fils, si bien bâtis cependant pour monter à cheval, ne pourront, d'après ce que je vois, se présenter avantageusement et avec assurance devant les troupes ; il faut les mettre entre les mains d'un autre maître, mais lequel ? » Le comte de Cambis répondit : « L'écuyer le plus en renom et le plus capable de donner aux princes la confiance qui leur manque, c'est le comte d'Aure qui a montré aux pages. Depuis la suppression du manège de Versailles, il se tient à l'écart et a cessé tout rapport avec le service des écuries, mais, si on lui en faisait l'ouverture, peut-être accepterait-il de donner leçon aux princes. » Et le comte d'Aure, pressenti, accepta.
Pour faire disparaître promptement et sans peine la raideur de ses nouveaux élèves, il fit préparer dans le parc de Saint-Cloud une allée présentant çà et là des branches assez basses pour obliger un cavalier à s'incliner sur l'encolure de son cheval, puis il prit avec lui les princes.
Après avoir commencé à les distraire de la préoccupation que leur causait le cheval par quelques-unes de ces anecdotes qu'il racontait si bien, il prit une allure un peu vive et s'engagea dans l'allée préparée, tout en continuant sa conversation.
Pour éviter les branches, il fallait forcément s'incliner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et ces mouvements répétés, pour ainsi dire inconsciemment, par les jeunes princes, toujours soumis au charme de la parole de leur maître, commençaient à diminuer leur raideur, qui disparut en même temps que la confiance leur revint.
Le duc de Nemours, en contribuant à faire placer d'Aure à la tête du manège de Saumur, montra qu'il n'avait pas oublié ce qu'il devait à son ancien maître. Comme souvenir particulier, le prince lui avait donné une riche cravache qui, à la mort dit célèbre écuyer, passa dans les mains de son fils Olivier.
CHAPITRE XV
D'Aure (Suite). - Importance primordiale de l'impulsion. Puissance des éperons. - « Moins on fait, mieux on fait - Le lieutenant Deshorties et « Angevin ». - Cheval redoutant les omnibus. - Un moyen de mettre le cheval d'aplomb. - Mettre le cheval en situation de faire de lui-même. - Appel aux actions instinctives. - Influence de la direction du regard. - « Connaître le cheval pour le mieux monter ; le monter pour le mieux connaître ». - Age du véritable cheval de selle. - Jeunes chevaux mis à l'attelage. - Les quatre percherons du duc d'Hamilton. - Moyens de monter à première vue un cheval difficile. - - « Cours d'équitation » de 1853. - Demande de J'éditeur Le Neveu. - Jugements des contemporains sur d'Aure.
De toutes les prescriptions de d'Aure se rapportant à la conduite du cheval, la première, la plus instante, concernait l'impulsion : « En avant ! En avant ! » disait-il. « Chassez le cheval sur la main. » C'est le cheval, en effet, qui doit aller chercher la main, non la main venir chercher le cheval.
Avant tout, d'ailleurs, et quel que soit le genre d'équitation que l'on pratique, le chevaI doit être mis franchement dans le mouvement en avant. C'est en lui que réside la base même de l'emploi du cheval, son exploitation, et, demander un mouvement, quel qu'il soit, sans avoir préalablement provoqué l'impulsion, c'est comme si l'on voulait diriger un navire, sans que le vent souffle dans ses voiles, ou que ses chaudières soient en action.
La comparaison peut se continuer, en suivant le navire dans ses évolutions et le cheval dans le cours de son travail.
Autant le vaisseau se meut lourdement, péniblement, lorsque la force motrice est insuffisante ; autant il évolue avec facilité et promptitude lorsque cette force est ce qu'elle doit être.
Il n'en est pas autrement du cheval, chez lequel la constance de l'énergie de l'impulsion est indispensable à la facilité, à la rapidité de ces changements de direction, qui s'alourdissent et deviennent pénibles dès que l'impulsion perd de son activité.
L'obtention de la franchise du mouvement en avant est d'autant plus importante que le refus du cheval à la produire et à nous livrer ainsi ses forces, qu'alors il retient, est le point de départ de tous ses manques d'obéissance.
Pour que le cavalier soit toujours maître de provoquer l'impulsion et qu'il puisse, au besoin, l'obtenir dans toute son énergie, d'Aure exigeait que le cheval fût soumis à la puissance des éperons. Il voulait qu'on s'en servît rarement, mais vigoureusement, et toujours pour chasser le cheval en ayant. Il répétait volontiers ces paroles, que j'ai déjà eu l'occasion de mettre dans sa bouche : « Les éperons doivent pouvoir faire passer le cheval dans le feu. »
L'écuyer en chef insistait sur la marche directe, n'aimait pas qu'on « tournaillât » les chevaux et voulait qu'on leur laissât beaucoup d'initiative.
« Le cavalier fait presque toujours trop », disait-il, et ses exigences, bien souvent, vont à l'encontre du but qu'il poursuit. À l'appui de ces paroles du maître, qui peuvent se résumer ainsi : « moins ou fait, mieux on fait », je citerai trois anecdotes.
Angevin, dont j'ai déjà parlé, n'était pas toujours facile à mettre au pas et se montrait parfois un trottineur obstiné. Le cheval se présentait ainsi, un jour que le lieutenant Deshorties le montait dans une promenade où il marchait au côté de d'Aure.
Le maître, après avoir laissé Deshorties se livrer à des efforts infructueux pour mettre Angevin au pas, lui dit : « Voyons, ne vous occupez plus de votre cheval et parlez-moi du bal auquel vous avez assisté, l'autre jour, à Angers. »
Deshorties commença son récit et, lorsqu'il l'acheva, Angevin, à l'étonnement de son cavalier, marchait au pas. « En vous demandant vos impressions sur ce bal, dit alors l'écuyer en chef, je pensais bien que, tout à vos souvenirs, vos aides deviendraient inactives, que vous vous laisseriez aller librement sur votre cheval et que cela suffirait pour obtenir un résultat que vos efforts ne faisaient qu'éloigner. »
Lorsque d'Aure tenait manège à Paris, il avait, dans ses écuries, un cheval qui s'effrayait à la rencontre des omnibus.
Sans désigner ce cheval par son nom et surtout sans faire connaître ses frayeurs, d'Aure le fit monter, pour une promenade au Bois de Boulogne, par l'un de ses élèves, qui ne comptait pas parmi les meilleurs, en raison surtout de sa forte corpulence, et qui se signalait par un grand laisser aller. C'était le fils d'un grand restaurateur, alors bien connu, nommé Véry.
Le cheval croisa les omnibus, sans qu'il en fût pour ainsi dire préoccupé : « Même avec moi, me disait d'Aure, ce cheval manifestait de l'inquiétude à l'approche de ces grandes voitures, parce qu'à ce moment-là, instinctivement, mes aides le surveillaient de plus près, tandis qu'il s'était rasséréné sous le complet abandon de son pesant et peu habile cavalier. Celui-ci devint blême lorsque, en mettant pied à terre, il apprit quel était le cheval qu'il venait de monter et qu'il ne connaissait jusqu'alors que de réputation. »
Un jour qu'un lieutenant d'instruction montait son cheval isolément dans le manège des écuyers, d'Aure y entra inopinément. Il suivait des yeux l'officier, qui, sans doute, avait des exigences inopportunes, lorsque celui-ci vint à l'écuyer en chef, disant : « Mon commandant, que faire pour mettre mon cheval d'aplomb ? je n'y arrive pas. »
D'Aure appela alors le palefrenier portier du manège, le père Le Camus, comme nous l'appelions, vieux et digne serviteur : « Apportez une vanette d'avoine, lui dit-il, présentez-la au cheval et faites-le marcher, la bouche dans la vanette, après l'avoir débridé. » Puis, après que le cheval eut fait quelques pas, s'adressant à l'officier : « Le voilà d'aplomb, votre cheval. »
Le fait fut rapporté, commenté et d'aucuns se livrèrent à certaines plaisanteries, sur la manière employée par l'écuyer en chef pour mettre les chevaux d'aplomb.
Cependant, il y avait à tirer de là un grand enseignement, particulièrement utile aux lieutenants d'instruction, futurs capitaines-instructeurs, chargés, à ce titre, du dressage des jeunes chevaux de leurs régiments, et à l'aide de- cavaliers n'ayant pas ce qu'on appellerait du talent.
Combien de fois, en accomplissant leur tâche ont-ils pu se rendre compte de futilité de faire fréquemment tout rendre aux chevaux, dans le cours du travail ! Ils ont pu se convaincre alors que les chevaux, du moment où cessait la contrainte exercée par des mains indiscrètes qui faussent si souvent leur aplomb, le reprenaient d'eux-mêmes et, avec lui, la liberté et la régularité d'allure qui en découlent.
En principe, d'Aure rejetait les effets de force et voulait qu'on mît le cheval en situation de faire de lui-même.
Montant, sous ses yeux, un jeune cheval auquel je demandais pour la première fois le changement de pied, je m'efforçais, sans succès, d'y contraindre ce cheval par l'énergie de mes actions. « Vous employez dix fois trop de force, me dit le maître ; mettez votre cheval en situation de changer de pied de lui-même, au lieu de vouloir l'y contraindre. Vous y arriverez en bornant vos actions au redressement des hanches qui tombent en dedans, sans chercher à aller au-delà, et la position droite conduira insensiblement votre cheval à changer de pied de lui-même. » C'est ce qui se produisit.
L'écuyer en chef faisait parfois appel aux actions instinctives.
« Pensez au mouvement que vous voulez exécuter, disait-il, et vous verrez que cela ira tout seul. »
En effet, en est souvent ainsi. Avec la pensée de tourner à droite, par exemple, instinctivement le cavalier regardera à droite, et le corps prendra, dans son ensemble, la position mettant en jeu les aides qui doivent déterminer le tourner de ce côté.
À ce propos, il v a lieu de remarquer l'importance qu'acquiert la direction du regard, par suite de l'influence qu'elle exerce sur l'ensemble du corps.
Ainsi, en dirigeant le regard à droite, le corps entier est incité à se tourner de ce côté. C'est d'ailleurs en faisant regarder droit devant lui qu'on place le cavalier carrément à cheval et, si son côté Gauche par exemple se refusait, il le ramènerait dans sa bonne direction en regardant à droite. C'est pour ce motif, et d'autres encore, que le cavalier se place à la droite de la femme qu'il accompagne.
Un fait, qui se rencontre journellement, prouve que le corps est instinctivement entraîné dans la direction du regard. Vous voulez éviter de heurter une personne que vous allez croiser. Si votre regard se fixe sur cette personne, vous serez entraîné à vous diriger toujours sur elle, la suivant dans ses propres hésitations sur la direction à prendre pour vous éviter vous-même. Que votre regard cesse de la suivre, et l'entraînement qui vous portait à sa rencontre cessera aussitôt.
C'est en raison de cette influence de la direction du regard, qu'ayant à franchir un passage étroit, c'est son milieu, non ses bords, que le cavalier doit regarder, et que l'acrobate, faisant ses exercices sur la corde raide, fixe un point dans la direction de la corde, afin de garder plus facilement son équilibre.
D'Aure appelait l'attention des officiers sur l'utilité de l'examen du cheval avant de le monter, pour en déduire le mode d'action que sa conformation réclamait, ce qu'on pouvait exiger de lui, les concessions à lui faire, et il répétait l'adage : « Connaître le cheval pour le mieux monter, le monter pour le mieux connaître. »
Lui, connaissait les chevaux à merveille ; à tout instant, il nous en donnait la preuve et, dans ses jugements sur eux, il avait parfois recours à l'image, ce qui rendait encore plus saisissantes ses appréciations.
Ainsi il disait : « Le cheval de selle doit être bâti en brouette et en sauterelle. » C'est-à-dire qu'il doit aller en s'amincissant des quartiers au poitrail, et qu'il doit présenter une grande distance de la pointe de la hanche au jarret. Celui qui connaît le cheval sait quelles conséquences heureuses en découlent pour l'ensemble de sa construction.
Pour d'Aure, le véritable cheval de selle, destiné à fournir un service courant actif, devait avoir de sept à huit ans.
« À cet âge, disait-il, on peut demander au cheval tout ce qu'il est capable de donner. Ses actions ont acquis l'étendue et le soutien dont elles, sont susceptibles. Devenu attentif, assagi, son caractère est formé et sûr. Il va tout seul, s'il a passé par de bonnes mains. Le cavalier se trouve d'autant plus agréablement porté que la selle a fait sa place sur le dos de l'animal, qui a perdu cette rondeur du jeune âge, si désagréable parfois pour le cavalier. »
L'écuyer en chef était partisan de l'attelage pour les chevaux qui retiennent leurs forces, pour les jeunes chevaux, parce qu'en les mettant dans les traits on les disposait à porter leur poids vers les épaules et, par suite, à se mettre dans le mouvement en avant, tout en ménageant leurs jarrets.
Les connaissances en chevaux de d'Aure furent contestées, bien à tort d'ailleurs, comme on le verra, dans une circonstance qu'il m'a rapportée, lorsqu'il était écuyer de l'empereur Napoléon III, inspecteur de ses écuries, et alors que, chef d'escadrons à Saint-Cyr, j'avais la bonne fortune de m'entretenir fréquemment avec mon maître.
L'impératrice, après un séjour en Écosse chez le duc d'Hamilton, voulut envoyer un souvenir à son hôte. Le due d'Hamilton étant grand amateur de chevaux et n'avant pas dans ses écuries de types se rapprochant de nos percherons, il fut convenu qu'on lui enverrait quatre chevaux de cette race, et les plus beaux, naturellement, qu'on pourrait trouver.
Le général Fleury, Premier écuyer, remplissant déjà les fonctions de Grand écuyer dont la charge devait lui être octroyée le 31 décembre 1865, en informa d'Aure, spécialement chargé de l'écurie des chevaux de poste de l'empereur et de leur remonte.
Mon maître mit aussitôt en campagne son courtier habituel, nommé Lendormy, qui, depuis nombre d'années, battait le Perche, la Normandie, et en connaissait toute la production.
Lorsque les quatre chevaux furent trouvés et acceptés par d'Aure, le général Fleury en fut prévenu et c'est à Saint-Cloud qu'ils lui furent présentés, tenus au bout de la longe. Le Premier écuyer, qui avait surtout le goût du beau cheval du cheval de luxe, exclama à la vue des quatre percherons qu'on lui présentait, disant : « Mais ce n'est pas cela qu'il faut ! je voudrais des sujets dans le genre de ces beaux chevaux qui traînent les omnibus des gares. »
D'Aure lui fit remarquer que, tout en étant dans le genre des chevaux qu'il rappelait, ceux qui lui étaient présentés leur étaient bien supérieurs, et que, comme preuve, il allait demander à la Compagnie de l'Ouest, qui passait pour avoir les plus beaux chevaux d'omnibus, d'envoyer à Saint-Cloud ses deux plus beaux spécimens ; on jugerait. Ce qui fut fait, et la comparaison donna complètement raison à d'Aure.
L'erreur du Premier écuyer se comprend. Ce qu'il avait dans le souvenir, c'était les chevaux d'omnibus, tels qu'il les voyait dans les rues de Paris, garnis de leurs beaux harnais, ornementés de cuivres éclatants, soumis à la main et au fouet de cochers habiles à les faire valoir, animés par les chevaux passant dans leur voisinage, car ils étaient entiers alors. Mais ces mêmes chevaux, vus isolément, nus, menés au bout de la longe, présentaient un tableau tout autre.
Tant il est vrai que les choses ne sont belles qu'à leur place et dans le cadre qui leur convient.
Dans son enseignement, d'Aure disait souvent « Travaillez et vous trouverez. »
D'aucuns en concluaient qu'il ne disait pas ses secrets. Des secrets, il n'en avait pas ; c'est dans son talent qu'ils résidaient.
Ses principes étaient simples, promptement exposés, les buts à atteindre bien précisés et les moyens qui y conduisaient peu compliqués.
Mais, en équitation, c'est l'application qui est difficile et le maître, naturellement, appliquait mieux que les élèves.
Toutefois, pour bien des cas, il indiquait des moyens particuliers que son sentiment, son expérience lui avaient suggérés et qui ne faisaient pas grand appel au talent. En voici quelques-uns :
Pour monter à première vue un cheval qui peut présenter des difficultés, faire un noeud aux rênes du filet, de manière à pouvoir y recourir avec toute facilité en cas de besoin. Se mettre en selle le plus à l'aise possible, pour éviter les contractions pouvant éveiller la susceptibilité du cheval. Puis, pour le porter en avant, s'il refuse d'obéir aux jambes, ne pas insister. Recourir aux appels de langue. Chercher à l'entraîner en avant par le poids, en portant légèrement le corps en avant et en faisant allonger l'encolure, soit en la balançant dans les rênes, ce qui dispose en même temps le cheval à se mobiliser, soit en sciant légèrement du filet, soit en sciant l'encolure avec la cravache, tout en exerçant sur elle une assez forte pression. Pour faire dévier les hanches, si elles ne cèdent pas à la pression de la jambe, recourir aussitôt à la rêne d'opposition.
Pour calmer le cheval qui prend trop d'action, se livre à des mouvements désordonnés lorsqu'il se dirige vers l'écurie, commencer la promenade au pas ; puis prendre un trot franc et bien réglé, s'engager dans un chemin détourné, conduisant à une route ramenant à l'écurie et dont le parcours est assez long pour entraîner une certaine fatigue chez le cheval ; prendre le pas, d'abord près, ensuite de plus en plus loin de l'écurie. Ce moyen réussit à merveille avec un cheval de carrière, nommé soleil, que nous connaissions bien pour ses impatiences lorsqu'il se dirigeait vers l'écurie.
Pour faire demi-tour au galop avec un cheval peu maniable, arrêter, ou à peu près, pour l'exécution du demi-tour. Le mouvement s'exécute ainsi plus facilement et plus rapidement que si l'on n'interrompait pas le galop.
Pour mettre au pas le cheval qui trottine, rasséréner celui qui s'effraie, calmer celui qui est irritable ou trop impressionnable, le cavalier doit éviter de serrer ses aides, mettre dans sa position le plus de moelleux possible et se laisser aller avec un certain abandon. Recourir aussi à la voix et aux caresses, mais sur lesquelles il ne faut pas insister si le résultat se fait trop attendre.
Pour rétablir l'équilibre, régulariser les allures chez le cheval dont le poids est trop reporté vers les hanches, les moyens qu'enseignait d'Aure sont ceux que j'ai indiqués en parlant du dressage ou plutôt du redressage, d'Angevin par l'écuyer en chef. Ils sont également à la portée de tous les cavaliers.
Mais c'est au « Cours d'équitation » de 1853 qu'il faut recourir pour pouvoir apprécier, dans leur ensemble, les principes de d'Aure, les moyens d'action qu'il enseignait lorsqu'il était écuyer en chef de l'école de Saumur.
Pour mettre ce cours en rapport avec l'Ordonnance de 1829, qui alors régissait les exercices de la cavalerie, il fut divisé en quatre leçons et chaque leçon en deux parties. Leur concordance en reste là. À mes yeux, cette division n'était pas heureuse et, entre autres inconvénients, elle a entraîné des redites.
Ce cours étant un ouvrage didactique, on pourrait lui demander plus de méthode dans l'exposé des principes, plus d'ordre dans l'énoncé des moyens.
Ces restrictions étant faites, au lieu de s'attacher aux imperfections qu'il peut présenter encore, qu'on cherche ce qu'il renferme de beau et d'utile.
On sera frappé du grand sentiment équestre et de la justesse des idées qui y dominent, de l'esprit cavalier qu'il respire, des nombreux moyens qu'il présente pour l'emploi usuel du cheval : ainsi l'extension donnée à l'emploi des rênes ; et l'on sait que, dans l'équitation du dehors surtout, le cavalier est naturellement porté à se servir des mains bien plus que des jambes.
Dans ce cours, qui porte à la fois l'empreinte de l'expérience, d'un grand sens pratique, des nécessités que comporte l'équitation moderne, il ne faut pas chercher de science.
S'adressant surtout au sentiment, on y trouve des expressions, images fidèles de la pensée du maître. On y rencontre, comme dans d'autres de ses écrits, de nombreux témoignages de perspicacité équestre et parfois de ces inspirations qui n'ont jamais été le partage que des grands praticiens.
À côté de ce qu'il présente de remarquable, ce cours, je l'ai dit, a ses imperfections, mais tel qu'il est, il doit demeurer ; du moins, tel est mon avis.
À ce propos, je me rappelle qu'en 1867, alors que j'étais écuyer en chef, l'éditeur Le Neveu, me demanda d'écrire un traité d'équitation, dont il se ferait l'éditeur et, si je m'y refusais, de vouloir bien annoter, modifier comme je l'entendrais, le traité du comte d'Aure dont il avait édité la troisième édition ; qu'alors il en publierait une quatrième. À chacune de ces propositions je répondis par un refus.
J'ai fait sentir ailleurs combien une observation constante, la réflexion, une pratique longue et raisonnée, l'expérience jointe à l'étude enfin, étaient nécessaires à l'écuyer pour écrire avec certitude et autorité sur l'art qu'il professait, et le moment d'écrire un traité d'équitation ne me paraissait pas encore venu pour moi.
Puis, en aucun cas, il ne m'aurait convenu d'écrire un livre qui, en raison de la position que j'occupais, eût pu paraître prétendre à la substitution de celui qui émanait de mon maître.
Quant à modifier ce qu'il avait écrit, jamais je n'y aurais consenti. Une main étrangère, quelque bien intentionnée qu'elle soit, tout en voulant seulement rectifier des imperfections d'ordre secondaire, peut faire perdre à l'oeuvre sa physionomie originale et altérer peut-être la pensée même du maître.
Tous les cavaliers, ses contemporains, ont été unanimes pour reconnaître à d'Aure une nature des plus privilégiées et douée des plus hautes aptitudes équestres.
Mais - car il y a toujours des mais - en dehors des incartades, des fantaisies, qui lui ont été reprochées et dont j'ai parlé, on lui a contesté le talent du professorat.
Je suis loin, ai-je besoin de le dire, de partager cette opinion, bien qu'il prêchât particulièrement par l'exemple. C'était d'ailleurs à son éloge, car il en a été de même de tous les grands praticiens, et eux seuls ont acquis une place durable dans l'histoire de l'équitation.
Ma reconnaissance, en songeant à ce que j'ai acquis à l'école de cet illustre maître, se partage chez moi avec l'admiration que m'inspirait son incomparable talent de praticien et l'attachement que je lui avais voué.
D'Aure a été le cavalier le plus admiré, le premier cavalier de son époque.
Venu à son heure, chef de cette école qui a voulu relier aux traditions du passé les exigences nouvelles, il laissera une trace profonde dans l'histoire de l'art équestre, et les annales de l'équitation française ne sauraient enregistrer de nom entouré de plus d'éclat.
Les origines équestres de d'Aure, les positions qu'il a occupées, les nombreuses anecdotes le concernant et que j'ai relatées, m'ont porté à lui consacrer plus de pages que je ne l'ai fait pour Baucher. Pour pouvoir, comme je le désire, mettre en présence et comparer les deux maîtres auxquels je dois toute mon instruction équestre, il me faut, avant d'aborder la comparaison, m'étendre sur Baucher plus que je ne l'ai fait dans la partie de ce récit remontant à 1849, alors qu'à Lyon, je reçus ses premières leçons.
Les pages qui vont suivre en seront le complément.
CHAPITRE XVI
Reprise de l'étude sur Baucher. - Ses origines équestres, - Son premier livre. - Son entrée au cirque. - Application de sa méthode dans l'armée. - Les d'Auristes et les Bauchéristes. -Publication de sa méthode. - Ses oeuvres complètes. - Son enseignement en France et à l'étranger. - Accident du cirque. - Dernières années. - énie spécial de Baucher. - Cycles qu'il parcourt. - La légèreté, but immuable. - Liens rattachant les nombreuses manières du maître. - Son individualité. - Perfection du travail de ses chevaux. - Sa solidité. -Marche méthodique de son dressage. - Sa nature ombrageuse. - Son talent de professeur.
Les origines équestres de Baucher sont assez obscures. Il commença à monter à cheval sous la direction d'un oncle, écuyer du prince Borghèse, et il avait quatorze ans lorsqu'il suivit cet oncle en Italie.
Au commencement de la Restauration, il revint en France et fut attaché, comme piqueur, aux écuries de la duchesse de Berri. Il me disait que, tout jeune homme, se trouvant à Versailles, où il est né, il était constamment aux aguets et courait les rues pour apercevoir, ne serait-ce qu'un instant, le vicomte d'Abzac passer à cheval.
Après avoir fréquenté divers manèges, il se fixa à Rouen. C'est de cette ville, dont il dirigeait le manège, que sa réputation, qui devait un jour remplir le monde équestre, prit son essor.
Le premier livre que Baucher fit paraître et qu'il dédia à ses élèves, fut un Dictionnaire raisonné d'équitation, publié à Rouen en 1833.
Quelques années après, en 1837, il fit paraître une brochure de luxe, imprimée à Paris, ne comprenant que quelques pages et intitulée : Résumé complet des principes d'équitation. Cette brochure, de peu d'importance, fut négligée, lorsque le maître réunit en un seul volume toutes ses œuvres.
La révolution équestre, que Baucher comptait voir surgir à la suite de la publication de son dictionnaire, marchant trop lentement à son gré, il quitta Rouen pour venir à Paris professer dans le manège de la rue Saint-Martin, qui prit le nom de « manège Pellier et Baucher ».
Un horizon, toujours le même et enfermé entre quatre murs, était trop borné pour la hauteur de ses vues. Ayant l'ambition de répandre dans la France entière, dans l'armée surtout, les doctrines dont il était le créateur, c'est aux yeux de tous qu'il voulait produire les merveilleux résultats obtenus par l'application de ses principes.
C'est alors qu'il entra au cirque. Lorsqu'il prit cette détermination, il y avait six ans que son Dictionnaire raisonné d'équitation était publié.
En peu de temps, sa réputation s'éleva aux derniers sommets. Trois années à peine s'étaient écoulées depuis qu'il montait à cheval en public que des expériences sur l'application de ses principes étaient ordonnées par le ministre de la Guerre.
Ces expériences, dirigées par Baucher, eurent lieu à Paris en 1842, puis à Saumur en 1843, et à Lunéville en 1842 sous la direction d'Henri Baucher, fils du maître, qui fut aussi appelé à seconder son père dans les expériences faites à Saumur. Les capitaines-instructeurs de l'armée et quantité d'autres officiers furent appelés à y prendre part.
Bien que de nombreux rapports favorables à la nouvelle méthode d'équitation aient été établis par les officiers qui avaient pris part aux expériences, elle ne fut pas adoptée officiellement, mais n'en acquit pas moins dans l'armée de nombreux partisans, des partisans passionnés, car, à cette époque, on se passionnait pour les choses de l'équitation. Dans les régiments, ce n'était que rivalités et discussions entre les admirateurs des deux grands maîtres d'alors, entre les d'Auristes et les Baucheristes.
Baucher publia, en 1842, sa Méthode d'équitation basée sur de nouveaux principes. Il en offrit la dédicace au général Oudinot qui, le premier, l'avait patronné dans l'armée et présidait la commission établie à Paris pour constater les résultats obtenus par l'application de la nouvelle doctrine.
Le maître ajouta ensuite à sa méthode les rapports officiels faits sur son application dans l'armée, divers documents s'y rapportant et une théorie sur les moyens d'obtenir une bonne position du cavalier.
À partir de la cinquième édition, parue peu de temps après la première, car les éditions, se succédaient rapidement, un dernier chapitre y prit place.
Il était consacré à la polémique avec d'Aure. Baucher avait déjà publié une brochure en réponse aux Observations sur la nouvelle méthode d'équitation, écrites par d'Aure et parues en 1842.
Dans la suite, Baucher publia en un seul volume, sous le titre Œuvres complètes, ses différents écrits qui comprennent :
La Méthode d'équitation de 1842, et ce que le maître v a successivement modifié et ajouté.
Le Dictionnaire raisonné d'équitation de 1833 et ses additions.
Les passe-temps équestres publiés en 1840. Ce sont des aphorismes philosophiques appliqués à l'équitation. Cette oeuvre originale demande, pour être facilement comprise, le secours der, notes explicatives répondant aux aphorismes et qui forment la seconde partie du livre.
Les Dialogues sur l'équitation, dont le premier parut en 1844. Ce dialogue, empreint de beaucoup de sens pratique, a aussi son originalité. Il se passe entre le Dieu des quadrupèdes, un cavalier et un cheval. D'autres dialogues furent ajoutés à celui-ci lorsque parut le livre renfermant les oeuvres complètes du maître.
Après les expériences faites dans l'armée sur l'application de sa méthode, Baucher parcourut une partie de l'Europe, l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, ainsi que les grandes villes de France, professant partout.
Son fils propagea les nouveaux principes en Belgique, en Russie, en Angleterre.
Pendant ce temps, la Méthode Baucher était traduite dans presque toutes les langues d'Europe. En France, elle en arriva à une treizième édition. Henri Baucher publia une quatorzième édition en 1874, un an après la mort de son père.
Baucher revint à Paris dans les premiers temps de l'Empire et reparut au cirque.
Au mois de mars 1855, au cirque Napoléon, il fut victime d'un terrible accident. C'était un après-midi. Au moment où il mettait le pied à l'étrier pour monter une jument qu'il dressait, le lustre tomba. Au bruit, la jument s'était dérobée et avait fui, mais Baucher fut pris sous le lustre. Comme par miracle, la tête ne fut pas atteinte, mais la poitrine, les reins, la jambe gauche, furent cruellement meurtris et la jambe droite était brisée près du pied. Depuis cet accident, Baucher n'a plus paru en public, mais il put se remettre à monter à cheval et à faire de temps à autre, à Paris, des cours, dont j'ai indiqué la nature et la durée.
Jusqu'en 1870, il monta à cheval ; ayant toujours des chevaux au cirque, dont l'administration lui servait une pension.
À partir de cette date, il ne pratiqua plus l'équitation, mais continua ses méditations sur l'art qui avait été la passion de sa vie.
Dans les derniers temps de son existence, sa vue s'était beaucoup affaiblie et il vivait dans une complète retraite.
Baucher est le génie équestre le plus exceptionnel qui ait peut-être jamais existé.
Si l'on ne sait à quelle école il a commencé à s'instruire, cela importe peu, car, à coup sûr, son génie, d'une originalité si complète, ne procède que de lui-même et aucune école ne pourrait revendiquer pour son élève celui qui est devenu le plus illustre des maîtres.
Ses adversaires ont voulu faire du grand novateur un vulgaire plagiaire, l'accusant d'avoir puisé ses soi-disant découvertes chez ses devanciers. Mais comment ne se serait-il pas rencontré, ici ou là, avec quelques-uns d'entre eux, dans ses inspirations, dont la diversité pourra être appréciée par les exemples que je vais donner ? Presque tous se trouvent confirmés dans les écrits que le maître a _jugé à propos de livrer à la publicité.
Après avoir fait usage des mors les plus durs, avec la gourmette garnie de pointes d'acier, il a employé les mors doux, puis en a raccourci beaucoup les branches, ensuite a supprimé la gourmette, enfin en est arrivé à ne plus mettre dans la bouche de ses chevaux que le mors de bridon, le plus simple et le plus léger.
De l'éperon à pointes acérées, qui déchirait les flancs du cheval, il passe à l'éperon presque inoffensif, à molettes légèrement dentelées, puis sans aucune dentelure. Il en arrive même à sa suppression complète dans ce que le maître a appelé « le travail en pantoufles » et qu'il a pratiqué un certain temps, lorsqu'il a recommencé à monter à cheval, après son accident, accident dont il a toujours souffert et qui lui avait enlevé à tout jamais son ancienne puissance de jambes.
Après avoir divisé le dressage par leçons, en indiquant le nombre de jours à consacrer à chacune d'elles, il abandonne cette division méthodique du travail et envisage le dressage à un point de vue beaucoup plus large.
Le travail à pied présente d'abord une grande extension. Il s'y trouve de nombreux procédés pour obtenir la soumission de la mâchoire et de l'encolure. Puis, il est simplifié, et même n'est plus jugé indispensable.
Le reculer, qui d'abord terminait le travail à pied, est ensuite pratiqué dès son début et d'accord avec une mobilisation rapide de la masse en tous sens. Pendant un temps, le reculer fut employé dans le cours du dressage pour combattre toute résistance, dès qu'elle se manifestait.
Au travail à pied est joint : un usage particulier de la chambrière, ayant surtout en vue d'amener le calme chez les chevaux ardents ; un emploi tout spécial du caveçon, avant pour but de développer le sentiment de l'élève, d'éviter l'acculement, de détendre les muscles de l'encolure.
Dans le principe, l'affaissement de l'encolure devait précéder et accompagner le ramener. Plus tard, ce sera son élévation.
Lorsque le bridon seul fut employé, les flexions furent réduites à leur dernier degré de simplicité et il ne fut plus question de flexions latérales de l'encolure.
Le mode d'emploi des mains, pour détruire les résistances de la mâchoire et de l'encolure, a été des plus variés. Il a compris : le soutien, la torsion énergique des poignets ou tour de clef, les attaques ou demi-arrêts, ou mieux, les temps de main, les vibrations. Celles-ci ont été pratiquées de deux manières . le poignet frémissant, vibrant sur lui-même, ou bien se déplaçant latéralement dans une succession de mouvements précipités mais très bornés.
De ces différents effets de mains, le plus constant a été le soutien des poignets avec leur immobilité absolue. La recommandation de ne pas rapprocher les mains du corps était expresse. Le degré de pression des doigts devait répondre au degré d'intensité de la résistance.
Une combinaison entre l'emploi de la rêne directe et celui de la rêne contraire a donné le tourner avec la rêne contraire, le cheval portant la tête du côté vers lequel il tourne.
Le mode d'emploi des jambes a présenté aussi ses variétés. Ainsi, après avoir fait prédominer la jambe du dehors dans le tourner, le départ au galop, le changement de pied, ce fut à la jambe du dedans que le rôle principal se trouva dévolu.
Pour tous les changements de direction en marchant soit d'une, soit de deux pistes, après avoir pris, pour point initial du mouvement, l'attitude donnée ait bout de devant, ce fut la jambe du dedans qui dut prendre toujours l'initiative, la disposition des hanches déterminant la direction des épaules.
Suivant que les molettes ont été dentelées ou non, des différences ont existé dans les moyens employés pour amener le cheval à supporter le contact de l'éperon, ce qui était nécessaire pour que le cavalier en pût mieux régler l'emploi. Cet emploi lui-même a varié entre l'attaque proprement dite et l'appui progressif.
Pour soulager les jambes et y suppléer, la cravache fut employée pendant un temps par Baucher comme moyen d'entretenir l'impulsion dans le cours du travail.
À l'enserrement du cheval maintenu dans l'embrassement des aides succéda l'emploi de la main sans les jambes, des jambes sans la main, applicable en réalité à l'équitation usuelle plutôt qu'à l'équitation, savante.
Puis, cette façon d'employer les aides ne fut plus recommandée, comme manière de faire habituelle, qu'aux cavaliers peu adroits, pour simplifier leurs actions et éviter les fautes résultant de leur manque d'accord. Quant aux cavaliers habiles, ils devaient l'employer transitoirement et dans des conditions déterminées, comme exercice servant à perfectionner le jeu des mains d'une part, des jambes de l'autre.
La donnée, sur laquelle repose cet exercice de perfectionnement, est la suivante :
L'emploi isolé des aides supérieures et inférieures ne permet plus de corriger avec les jambes les fautes provenant de la main, vice-versa.
Ces fautes mettent en évidence l'abus si fréquent qui est fait, soit de la main, soit des jambes. Le cavalier se rend compte que lui-même provoque souvent la résistance en déterminant, soit dans un sens, soit dans un autre, un surcroît inopportun de forces ; qu'il fait presque toujours trop et que, partant, moins il fera, mieux il fera.
Je me suis étendu sur l'emploi isolé des aides supérieures et inférieures parce qu'on a voulu voir là une transformation radicale du Baucherisme On a même dit, à l'époque : « Alors Baucher n'est plus Baucher. »
Tandis que, en réalité, il n'y avait là de marqué que l'une des nombreuses étapes parcourues par le maître, une application de ce qui était particulier à son génie et que j'ai déjà signalé : pousser d'abord à l'extrême toute nouvelle inspiration et la ramener ensuite aux limites où elle devait se maintenir.
Dans ce que le maître a appelé « le mouvement décomposé » le dressage devait marcher pas à pas. Il fallait s'arrêter, si l'on rencontrait une résistance, et attendre, pour passer à un autre mouvement, que le cheval fût décontracté, c'est-à-dire que le mouvement précédent ne résonnât plus.
À l'équilibre artificiel, imposé au cheval, succéda l'équilibre naturel.
J'ai fait connaître ce qu'était le premier équilibre lorsque j'ai tracé le portrait du cheval Baucherisé en 1849, alors que le cavalier ne portait rien dans les bras, mais portait le cheval dans les jambes.
Baucher s'est inspiré du cheval en liberté pour le second équilibre, dans lequel le cheval, aussi léger aux jambes qu'à la main, semble ne plus se mouvoir que de lui-même.
Le premier équilibre concordait avec l'affaissement de l'encolure ; le second, avec son élévation.
Après avoir donné pour but particulier à l'application de ses principes et de ses moyens les difficultés les plus grandes, le maître en arriva à faire résider la perfection dans la pureté du travail le plus simple.
Au milieu de ces diversités, ce qui demeura immuable, ce fut le but final à poursuivre: la légèreté, dont la base repose sur le cheval droit.
Lorsqu'on a suivi, pas à pas, les découvertes du maître et leurs applications, il est facile de saisir le lien qui rattache les uns aux autres les principes et les procédés si divers, tour à tour préconisés par Baucher et qui accusent, chez lui, de nombreuses manières.
Doué d'une sagacité rare, d'une instruction équestre extraordinaire, qui trouvaient leur appui dans une persévérance à toute épreuve, Baucher a éclairé nombre de choses laissées dans l'ombre par ses devanciers.
Il a fouillé l'art jusque dans ses derniers secrets, en a reculé les bornes et s'est livré à des recherches incessantes, amenant une succession ininterrompue de découvertes qui ont fait de lui un novateur d'une fécondité sans exemple.
Se rendant compte de tout, il remonta des effets aux causes et de la pratique à la théorie.
Son tact instinctif lui inspira d'abord les moyens pratiques, et c'est après les avoir coordonnés qu'il établit les principes qui les consacraient et les règles qui en déterminaient l'application.
Il créa ainsi une équitation méthodique et raisonnée à un point inconnu jusqu'alors.
Les écuyers célèbres de tous les temps, bien que se rattachant à. une école, ont eu cependant chacun leur individualité. Il ne saurait en être autrement d'artistes de haut mérite. Mais aucun n'a présenté cette personnalité puissante, s'isolant de tout ce qui l'entoure, qui caractérise Baucher.
Chose singulière, et preuve éclatante de la force de ce génie spécial, c'est en luttant contre le courant équestre de l'époque, et non en le suivant, qu'il créa une école, à laquelle la plupart des cavaliers de marque de toute une génération vinrent s instruire.
Lorsque sa réputation alla vers son apogée, se maintenant sur les sommets de l'art, il négligea de sa personne l'équitation usuelle et celle en vogue pour s'enfermer dans l'étude silencieuse du manège.
Cette sévère étude était peu de mode alors et peu propre à appeler les disciples. Mais lorsque le grand artiste, laissant là ses travaux sérieux, frappait les yeux de tous par son exécution éblouissante, il s'imposait à l'admiration publique.
Les plus réfractaires étaient séduits et se trouvaient entraînés, malgré tout, à venir demander au maître de les accepter dans son studieux manège, pour être initiés aux secrets de cette équitation savante qui les avait charmés.
La parole si persuasive de Baucher, la clarté et la force de ses démonstrations faisaient bientôt pénétrer la conviction chez ceux que son talent, son prestige éclatant avaient d'abord séduits.
La position à cheval de Baucher, irréprochable du bas, du jour où il ne porta plus ses jambes en arrière, laissait, quant au reste, un peu à désirer.
Mais, sous lui, ses chevaux se maniaient avec une telle perfection ; leur exécution, si brillante et si juste à la fois, saisissait tellement le spectateur, que celui-ci s'apercevait à peine que le cavalier n'était pas toujours aussi correct et gracieux qu'on l'eût désiré pour rendre irréprochable ce prestigieux et splendide tableau.
Sur ses chevaux d'école, ce grand charmeur fut incomparable et, avec sa prodigieuse habileté, surpassa, en justesse et difficultés vaincues, tout ce qu'on avait vu jusqu'alors.
Un labeur de chaque jour, secondé par un tact unique, et une volonté qui ne fléchissait jamais ont fait de Baucher l'artiste inimitable qui a émerveillé ses contemporains.
Des cavaliers, cavaliers d'habitude et non de talent, ont contesté à Baucher la solidité à cheval, parce qu'on ne le voyait pas, au-dehors, en donner des preuves.
Mais avait-il le temps d'aller se montrer dehors pour prouver sa tenue, quand, dans sa vie si laborieuse, toutes ses heures étaient prises par le dressage de ses propres chevaux, au nombre de six en moyenne, les obligations que lui imposait sa position au cirque, ses cours, son travail de cabinet ?
Avant d'être au cirque, il pratiquait l'équitation de campagne. Ainsi, lorsqu'il tenait manège en province, il donnait des leçons de dehors à ses élèves.
Quant à sa tenue, à Rouen, il en a donné de nombreuses preuves, ses
meilleurs élèves d'alors en ont témoigné. Ils citaient en particulier un sauteur qu'il avait dressé et sur lequel il n'était jamais déplacé, alors que ses élèves les plus forts ne pouvaient parvenir à rester fermes en selle.
L'improvisation et les luttes que parfois elle comporte n'étaient pas dans sa manière. Mais qui a vu un cheval se défendre sous lui ? Moi, jamais.
La marche qu'il suivait dans le dressage était tellement méthodique, si graduée, que le cheval était amené à la soumission, sans que jamais l'occasion de se défendre lui ait été offerte. L'exemple le plus frappant que je pourrais en donner est le dressage de Géricault, de ce cheval déclaré immontable, dont j'ai parlé.
Baucher avait ses imperfections de caractère. Qui n'en a pas ? Ainsi, il était d'une nature ombrageuse, qui se révélait à la moindre atteinte. En voici deux exemples :
Lorsque le maître tenait avec Pellier le manège, détruit depuis longtemps, de la rue Saint-Martin, un cheval de pur-sang, peu facile, nommé Fortunatus, lui fut donné en dressage par lord Henry Seymour.
Celui-ci n'ayant probablement pas mis, dans cette circonstance, les formes auxquelles Baucher jugeait avoir droit, la susceptibilité du maître s'en éveilla. Il s'occupa fort peu du cheval et le fit monter tantôt par un écuyer du manège, tantôt par une amazone.
Lorsque Fortunatus fut rendu à son propriétaire, Baucher ne manifesta que dédain pour les plaintes, peut-être justifiées, de lord Seymour, qui trouvait que le cheval n'était pas dressé à sa convenance.
Plus tard, lorsque Baucher était au cirque, on vint lui proposer de dresser un cheval des écuries du roi Louis-Philippe, envoyé en présent par le bey de Tunis.
Ce cheval, des plus difficiles, très impressionnable, se cabrait d'une manière dangereuse.
Lorsqu'il fut amené au maître, on ne lui parle pas des difficultés spéciales qu'il présentait, des dangers qu'il pouvait faire courir, et Baucher éprouva un vif ressentiment de ce qu'on lui avait caché.
Le cheval était en dressage depuis un certain temps lorsque des piqueurs de la maison du roi vinrent le voir et Baucher le monta devant eux au manège.
Ils demandèrent alors à voir le cheval monté dehors. Baucher, qui venait de mettre pied à terre, voyant là une nouvelle intention désobligeante pour lui et soupçonnant qu'on voulait le tâter, sa susceptibilité se fit jour.
Il se remit aussitôt en selle, brusquement fit ouvrir les portes du manège et poussa vivement le cheval dans la rue, dont le payé était mauvais. Après avoir fait marcher le cheval aux trois allures et l'avoir retourné par de rapides pirouettes, il mit pied à terre dans la rue, disant aux piqueurs : « Vous pouvez reprendre votre sujet, mais maintenant que je le connais, je vous préviens d'une chose, c'est que personne ne s'en servira. »
En effet, pour tirer parti d'une nature aussi difficile, il fallait des cavaliers plus habiles que ceux auxquels il devait échoir.
La susceptibilité de caractère de Baucher ne jetait qu'une ombre bien légère sur sa personnalité.
Il justifiait si complètement, d'ailleurs, ce titre d'écuyer qui exige, chez celui qui le mérite, de réunir au talent pratique, qui doit d'abord être son partage, l'enseignement éclairé de l'art auquel il s'est voué !
Personne, au même degré que Baucher, n'a eu le don de transmettre son savoir et, au milieu de tant de qualités de premier ordre dont il était doué, la plus éminente peut-être était celle dit professorat. De tous les titres que l'on pouvait lui donner, celui de « professeur » était le plus habituel et aussi celui qui paraissait le flatter davantage.
Pendant les longues années où j'ai été son disciple fervent et préféré, nul, plus que moi, n'a été avide de ses paroles, enthousiaste de son talent et de son savoir. Ma reconnaissance pour ce grand maître, qui m'a instruit avec tant de soin dans un art, source pour moi de jouissances infinies, n'a eu d'égal que mon attachement pour lui,
Les œuvres du grand artiste, du grand novateur, offrent au praticien déjà habile, qui veut lire et méditer, une mine d'idées équestres d'une richesse inépuisable.
Lorsque l'on compare ses travaux à tout ce qui a été écrit avant lui, on est saisi d'admiration pour cet esprit si fécond, pour ce profond penseur, pour ce travailleur infatigable qui, jusqu'au dernier terme de sa longue carrière équestre, travaillait toujours et innovait encore.
Baucher demeurera un génie à part, il se survivra dans ses oeuvres et son nom resplendira, immortel, dans l'histoire de l'équitation.
C'est bien à lui, certes, que peuvent s'appliquer ces paroles de La Bruyère : « Quand on excelle dans son art et qu'on lui donne toute la perfection dont il est capable, l'on en sort en quelque manière, et l'on s'égale à ce qu'il y a de plus noble et de plus élevé. »
CHAPITRE XVII
Comparaison entre d'Aure et Baucher. - Résumé des deux équitations. - Préférence à donner à l'une ou à l'autre, suivant le but poursuivi. - Quand ai-je fait du d'Aure et quand ai-je fait du Baucher ? - Expressions familières à chaque maître. - Dissemblances dans leurs origines. - Dissemblances dans leurs travaux. - Leur appréciation réciproque. - Une seule entrevue. - Les deux équitations se complètent l'une par l'autre. - Derniers jours du comte d'Aure. - Ses obsèques. - Derniers jours de Baucher. - Son suprême enseignement. - Ses obsèques.
D'Aure et Baucher, tout en prenant des voies différentes, ont dominé leur époque.
En dehors de leur talent propre, et presque autant que lui, leur nature, leur personnalité les conviaient à prendre la ligne que chacun a suivie.
Rivaux en l'art que chacun pratiquait avec une égale supériorité dans le genre qui lui était particulier, ils ont fanatisé leurs disciples et passionné leurs adversaires.
La venue de ces deux illustres écuyers a été tout un réveil pour l'équitation.
Tout le monde travaillait à l'envie dans les deux camps, jamais on n'avait autant écrit sur l'art. Ce n'était que brochures pour ou contre les doctrines de chacun des deux maîtres, et l'équitation recevait une impulsion plus active, plus intelligente qu'en aucun temps.
Les polémiques auraient pu s'éterniser, ceux qui s'étaient lancés dans la lice ayant d'excellentes raisons à donner pour défendre l'école à laquelle chacun d'eux appartenait.
Mais rien n'est parfait en ce monde et, mettant en regard des avantages propres à chacune des deux écoles ses imperfections, les deux équitations rivales peuvent se résumer ainsi :
L'équitation d'Aure est simple, pratique, facilement transmissible, mais ses horizons sont bornés.
L'équitation Baucher est artistique, présente les perspectives les plus étendues, mais elle a ses écueils.
En voici la preuve.
D'Aure demande simplement qu'à la pression des jambes, le cheval se porte franchement en avant et plus ou moins sur la main, suivant l'emploi auquel on le destine.
C'est parfait pour obtenir la franchise, l'extension des allures, mais la possession des forces du cheval échappe en partie au cavalier, qui ne saurait en disposer tout à fait à son gré.
Baucher, lui, exige que cette possession soit complète.
Pour cela, il veut que le cheval se place en arrière de la main, tout en se grandissant, en même temps qu'il coule en avant des jambes. Alors seulement, il se trouve complètement entre les jambes et la main, et le cavalier, devenant ainsi souverain maître des forces de l'animal, car aucune force ne lui échappe, a le pouvoir de jouer avec elles et d'aborder toutes les difficultés que l'équitation savante peut envisager.
Mais, pour obtenir du cheval cette position mère, il faut au cavalier de l'habileté, sans quoi il peut altérer l'impulsion, rendre le cheval incertain, le faire passer en arrière des jambes et porter ainsi atteinte à la manifestation la plus essentielle de son obéissance, à la base fondamentale de son emploi : le mouvement en avant.
Si le cavalier est assez habile pour éviter cet écueil et atteindre le but qu'ambitionne l'équitation Baucher, c'est avec la plus grande facilité que, sur le même cheval, il satisfera à toutes les exigences de l'équitation d'Aure, tandis que la réciproque ne saurait exister.
Ayant recours à l'image, je dirai : C'est vers ce qu'on peut appeler la poésie de l'équitation que Baucher semblait diriger les aspirations des hommes de cheval venant s'instruire à son école ; mais il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe ; tandis que d'Aure n'ambitionnait pas autre chose pour ses élèves que d'en faire de bons prosateurs.
Suivant que l'équitation de campagne ou savante est envisagée, la préférence doit donc être donnée aux principes de d'Aure ou à ceux de Baucher ; parce que l'équitation de campagne, en raison de ses buts restreints, se satisfait d'une soumission limitée des forces du cheval ; tandis que, pour satisfaire à ses exigences, l'équitation savante réclame leur complète possession qui trouve son caractère dans la parfaite légèreté.
Celle-ci, d'ailleurs, est incompatible avec les exercices plus ou moins prolongés du dehors, par suite de l'attention constante qu'elle nécessite de la part du cavalier et du cheval.
Lorsque je me reporte aux chevaux si nombreux que j'ai montés, il en ressort que j'ai appliqué les principes de d'Aure avec la plupart des chevaux dont le dressage m'a été confié et qui n'avaient qu'à satisfaire à l'équitation courante.
Au 1er Cuirassiers, par exemple, où j'ai été capitaine-instructeur pendant sept ans, période qui est l'époque de ma carrière où je montais journellement le plus de chevaux, c'est du d'Aure surtout que j'ai fait.
Les jeunes chevaux et les chevaux appartenant à des officiers, chevaux dont j'entreprenais alors le dressage ou plutôt le « redressage », se présentaient plus ou moins dans les conditions suivantes :
Ils retenaient leurs forces, se défendaient ; la régularité ou l'extension des allures leur faisait défaut, leur soumission aux aides n'était pas suffisante pour satisfaire au service incombant au cheval d'armes.
J'avais donc à rendre ces chevaux francs devant eux, à reporter le poids vers les épaules chez ceux dont la régularité ou l'extension des allures avait été altérée par des mains trop sévères, à renvoyer le poids vers les hanches chez ceux qui tombaient sur les épaules ou abusaient du point d'appui, à donner à l'ensemble des ressorts le degré de soumission, bien limité, que réclamait le service auquel ces chevaux étaient destinés.
Pour atteindre ces résultats, et à part quelques cas tout à fait exceptionnels, les moyens enseignés par d'Aure me suffisaient et je n'avais pas besoin de recourir à des procédés plus méthodiques qui m'auraient attardé.
Il en était de même du dressage des chevaux de carrière placés à mon rang, lorsque j'étais écuyer en chef de l'école de cavalerie.
Pour mes chevaux de manège, dont le travail rentrait dans l'équitation artistique, c'est aux principes de Baucher que j'avais recours.
Quant aux chevaux m'appartenant en propre et avec lesquels j'abordais les difficultés équestres, les allures et mouvements artificiels, au manège, ils étaient absolument soumis aux moyens que m'enseignait Baucher et, au dehors, je faisais sur eux l'application des moyens que je tenais de d'Aure. Aucun de mes chevaux n'a eu son dressage renfermé dans une spécialité. Chacun d'eux a été à la fois mon cheval de manège, de campagne et d'armes.
L'appel que j'ai fait tout à l'heure à mes souvenirs du 1er Cuirassiers, me remet en mémoire la figure qu'employait mon ami, le capitaine Paul de Courtivron, cavalier des plus remarquable si pour rendre ses impressions, après avoir monté mon cheval Zégris : « Il coule sous l'action des jambes, à la façon d'un noyau de cerise qui glisse sous la pression des doigts, et la mobilité de la mâchoire communique à la main une impression de douceur qui fait songer à celle qu'on devrait ressentir en plongeant la main dans des oeufs à la neige. »
Les expressions, qui se retrouvent fréquemment dans la bouche du maître lorsqu'il donne leçon, portent l'empreinte du but essentiel qu'il poursuit.
Ainsi, d'Abzac répétait à tout instant : « Assis », et la régularité de la position était l'un des principaux objectifs de l'école de Versailles. Rousselet visait un but analogue, en disant : « De l'aplomb ». D'Aure, qui voulait avant tout la franchise d'impulsion, disait : « En avant ». Baucher, qui recherchait d'une manière constante la légèreté, répétait : « Poussez ».
Comme d'Aure, Baucher faisait donc bien tout d'abord appel à l'impulsion, mais, au lieu de la laisser échapper tout de suite en avant, il voulait que le cavalier s'en emparât d'abord pour obtenir la soumission des ressorts.
En dehors de ces expressions familières à mes deux maîtres, c'est à l'image que d'Aure faisait fréquemment des emprunts et c'est au raisonnement que Baucher en appelait. Mais tous deux avaient parfois de ces paroles colorées et vibrantes qui ne se rencontrent que chez les grands artistes,
Lorsqu'on se reporte à leurs origines équestres, on est frappé des conditions dissemblables dans lesquelles elles se présentent.
D'Aure, dans ses débuts, est à Versailles, sur un théâtre tout préparé pour mettre en évidence ses rares qualités natives, développées par les d'Abzac. Il se trouve dans le monde auquel il appartient et qui est tout disposé à l'accepter.
Baucher, au contraire, d'une origine modeste, débute dans des conditions obscures et ne reçoit pas de leçons de maîtres réputés. Pour se révéler, pour s'imposer au monde équestre, il lui faut tout ce que peuvent donner son génie spécial et son talent éclatant. Si l'on suit les deux célèbres écuyers dans leurs travaux, on y rencontre aussi de grandes dissemblances.
Ainsi on voit Baucher se renfermer exclusivement dans l'étude de l'équitation et d'Aure ne pas s'y confiner, aborder, pour ainsi dire, toutes les questions concernant les chevaux. Les écrits laissés par eux et dont j'ai donné l'énoncé suffisent à le constater.
Bien que d'Aure et Baucher fussent rivaux, - je puis dire adversaires déclarés, - je les ai cependant entendus, dans plus d'une occasion, se rendre mutuellement justice ; d'Aure reconnaissant à Baucher un talent exceptionnel pour exploiter les chevaux appelés à se mouvoir dans un espace restreint et le jugeant praticien fort intelligent ; Baucher disant: « D'Aure est un centaure, la nature lui a prodigué tous ses dons et, s'il avait consenti à accepter mes principes, il m'eût surpassé dans l'exécution. »
Ce qui n'empêchait pas d'Aure de parler parfois de Baucher avec un certain dédain, ni celui-ci de dire que d'Aure avait été un massacre et un bourreau de chevaux. J'ai remarqué que Baucher parlait de d'Aure beaucoup plus volontiers que celui-ci de son rival, et il disait que leur inimitié avait eu son point de départ dans les exagérations et les paroles passionnées de leurs élèves.
De leurs personnes, ils se sont toujours tenus à l'écart l'un de l'autre, à part une seule fois. Leur unique entrevue eut lieu au manège de la rue Duphot, tenu par d'Aure, au sujet d'une jument qu'il proposait à Baucher d'acheter. La scène qui s'en suivit a eu pour seul témoin mon vieil ami, Maxime Gaussen. Il l'a décrite avec tous ses détails dans ce style plein de charme dont il avait le secret. Elle se trouve consignée dans le numéro du mois de mars 1878 de la Revue des Haras.
J'avais espéré pouvoir un jour servir de trait d'union entre mes deux maîtres ; mais c'était un rêve ; j'ai dû le reconnaître. Le fossé qui s'était creusé entre eux était trop profond pour être jamais comblé.
Pour qui veut approfondir les choses, les principes professés par Baucher et ceux de d'Aure sont loin de se trouver toujours en désaccord. Ils présentent au contraire, dans leurs détails, bien des points de rapport, qu'un parti pris ou des rivalités d'écoles ont pu seuls empêcher de reconnaître. Et, pour celui qui sait en dégager la synthèse, les deux équitations, dans lesquelles mes maîtres ont été des modèles pour ainsi dire inimitables, se complètent l'une par l'autre.
Je terminerai la comparaison que j'ai établie entre mes deux maîtres, en disant :
J'ai vu merveilleusement monter à cheval et des chevaux dressés à miracle, car j'ai vu d'Aure dans sa brillante pratique et les chevaux d'école de Baucher se manier sous lui avec une entière perfection.
À l'époque où Baucher apparut à Paris, époque à laquelle d'Aure brillait de tout son éclat, si un grand concours, où toutes les célébrités équestres européennes eussent été conviées, avait été ouvert, la France n'aurait pu y être représentée avec plus de supériorité que par ces deux maîtres, qui avaient dans leurs domaines toutes les manifestations de l'art.
Se serait-il agi de tirer parti, à première vue, d'un cheval difficile, ou de monter et de mettre en relief un cheval d'école quelconque, d'Aure l'eût fait d'une façon magistrale ; et Baucher, sur ses propres chevaux, aurait montré qu'aucune difficulté, aucune finesse de l'art ne lui étaient étrangères, qu'il les abordait toutes avec une égale supériorité et se jouait avec elles.
Aussi, n'est-ce pas sans orgueil que l'équitation française peut compter au nombre de ses grands artistes d'Aure et Baucher, dont la renommée, a rempli le monde équestre.
Les détails qui suivent et qui termineront mon étude sur d'Aure et sur Baucher concernent les derniers jours de mes deux maîtres, que la mort frappa à dix ans de distance : d'Aure, le 6 avril 1863, Baucher, le 14 mars 1873.
Le 21 mars 1863, j'avais dîné chez d'Aure, qui avait son appartement dans une annexe du palais de Saint-Cloud. Ce jour-là, mon maître était plein de gaieté et m'avait lu un rapport en faveur des haras qu'il adressait au général Fleury, placé à la tête de cette administration.
Quatre jours après, il fut pris de frissons, un érysipèle ambulant se déclara et, de la jambe, monta au dos, puis au cerveau. Une maladie de coeur, dont il souffrait depuis longtemps, et une grande délicatesse de poitrine vinrent encore aggraver la situation.
Le 3 avril, je reçus une lettre de la belle-fille de mon maître, me faisant connaître l'état de son beau-père et me demandant de venir en hâte. Je me rendis aussitôt à Saint-Cloud. À mon approche, mon vieux maître sortit de sa somnolence, son visage s'éclaira et il murmura : « Ah ! vous voilà. » Les jours qui suivirent, aussitôt que mon service me le permettait je me rendais de Saint-Cyr à Saint-Cloud, que je ne quittais qu'à dix heures du soir.
La veille de sa mort, à huit heures du soir, tandis que je tenais la main de mon maître pressée dans les miennes, il me dit d'une voix bien faible : « L'Hotte, vous m'aimez bien. » Ces paroles, qui rappelaient le respectueux attachement que je lui avais voué, sont les dernières, encore intelligibles, qu'il ait prononcées.
Le lendemain, 6 avril, à midi, le comte d'Aure rendait le dernier soupir. Il était dans sa soixante quatrième année, étant né en 1799, à Toulouse.
Au service qui eut lieu le 8, le deuil était conduit par Olivier, fils de mon maître, seul enfant qui lui restât. Je vis là, tout en larmes, Pierre, ce vieux serviteur de d'Aure, dont j'ai parlé et qui était alors piqueur de la selle dans les écuries impériales.
L'inhumation se fit, le 9, dans le cimetière d'Emancet, petit village voisin du château de Montlieu, qui était passé des mains du comte d'Aure dans celles de son fils.
Le corps fut transporté sur une voiture des écuries impériales, conduite par des postillons de la maison. Sur le siège avait pris place Bergeret, piqueur de la selle, alors âgé de soixante-douze ans, et dont j'ai déjà eu l'occasion de parler. Il rappelait que c'était lui, alors sous-piqueur au manège de Versailles, qui le premier, avait mis d'Aure à cheval.
Je m'étais rendu directement au lieu de la sépulture, représentant de coeur, comme la demande m'en avait été faite, Mme la comtesse d'Aure et sa fille, que j'accompagnai, quelque temps après, dans leur pieuse visite au cimetière d'émancet, où le corps de mon maître repose à côté de cinq tombes de membres de sa famille.
Dix ans plus tard, le 6 avril 1873, jour anniversaire de la mort, je me rendis de Rambouillet, où mon régiment tenait garnison, à émancet, qui en est peu éloigné. C'était le dimanche des Rameaux. Une main pieuse avait mis une branche de buis sur chacune des six tombes. Celle du comte d'Aure portait toujours, suspendues à sa croix, les trois couronnes que j'y avais placées.
Trois semaines avant cette visite, j'avais rendu à Baucher les derniers devoirs.
J'étais allé le voir, le 28 février, dans le petit appartement qu'il occupait au n° 146 de la rue Amelot. Je l'avais trouvé étendu sur son lit et bien malade. Cécile, sa vieille cuisinière, me dit que, depuis quinze jours, il ne mangeait plus, son estomac ne pouvant plus rien supporter. Ses jambes, qui avaient été si maltraitées dans le terrible accident dont j'ai parlé, le faisaient toujours souffrir, sa vue était devenue bien faible. C'est à peine s'il voyait un peu de l'œil opéré de la cataracte et il avait été question d'opérer l'autre œil.
Dès que je fus entré, il me dit : « Ah ! que vous avez bien fait de venir. Je n'ai plus que quelques jours à vivre et tout ce que je demande au médecin, c est de me laisser mourir tout doucement, de ne pas me faire souffrir. »
Puis, revenant à son art, objet des travaux, des méditations de toute sa vie : « Avez-vous, me dit-il, pratiqué avec suite mes derniers moyens, auxquels vous seul avez été complètement initié ? Je suis heureux, avant de mourir, de vous les avoir transmis. Le bridon, voyez-vous, présente tant de ressources ! Travaillez-le avec suite, vous verrez qu'il est plein de belles choses. Que la résistance soit en haut, en bas, à droite, à gauche, partout le bridon donne le moyen de la dominer. Mais, pour ne prendre que sur les résistances, il ne faut jamais rapprocher vos poignets du corps, jamais ramener à vous, sans quoi vous prenez sur l'élan du cheval, même sur son poids, alors tout s'en va. »
Sa voix était faible ; pour l'entendre, j'étais obligé de me rapprocher de son oreiller. Mais la mimique accompagnant ses paroles était des plus expressives. Les mouvements des mains, des bras, du corps, mieux encore que la parole, rendaient saisissantes les dernières inspirations du maître.
Après lui avoir rappelé que J'avais consigne, par écrit et au jour le jour, les enseignements sans nombre que, depuis 1849, j'avais reçus de lui, il me dit : « Il faudra publier tout ça, c'est une jolie chose que vous avez à faire là. » Puis, sa voix reprenant un peu de force, il me parla de ses amis Rul et Faverot, de son fils Henri, qui était son unique enfant.
Le 7 mars, je retournai rue Amelot. Je trouvai Baucher couché ; sa voix était moins faible ; il me parut aller un peu mieux, mais c'était un mieux trompeur.
Il me parla de mon régiment et m'entretint encore de ses derniers moyens : « J'ai peut-être pu réussir un peu mieux que vous, me dit-il, parce que j'avais plus l'habitude. Mais j'ai vu, j'ai fait, et, bien sûr, c'est là qu'est le dernier mot de l'équitation. Le bridon ! c'est si beau ! »
Alors, prenant ma main et lui donnant la position de la main de la bride, il dit : « Rappelez-vous bien, toujours ça » et il immobilisa ma main sous la pression de la sienne. « Jamais ça », et il rapprocha ma main de ma poitrine. « Je suis heureux de vous donner encore ça avant de mourir. »
En le quittant, je l'embrassai et sa main serra bien affectueusement la mienne. Je ne devais plus le revoir que dans le cercueil.
Le 11, le délire s'empara de lui, la connaissance ne revenant plus que par instants. Son agitation et ses douleurs étaient grandes, mais sa faiblesse alla s'augmentant et il s'éteignit dans la nuit du 13 au 14 mars, à deux heures du matin.
Il était dans sa soixante-dix-huitième année, étant né en 1796, à Versailles.
Le 15 au soir, je recevais à Rambouillet un télégramme, adressé d'abord par erreur à Compiègne, m'annonçant la mort de mon maître et me faisant savoir que les obsèques auraient lieu le lendemain, 16.
Lorsque j'arrivai rue Amelot, le corps de Baucher était déjà renfermé dans le cercueil, mais on dévissa le couvercle pour que je pusse voir, une fois encore, les traits du maître qui m'avait initié aux secrets les plus intimes de l'art.
Je m'agenouillai, et, après que j'eus déposé sur le front de mon maître vénéré le baiser d'adieu où je mis toute ma reconnaissance et mon affection, le cercueil se referma pour ne plus s'ouvrir.
Le deuil fut conduit par Henri Baucher, par son fils et un parent. Maxime Gaussen, le commandant Dijon et moi, les suivions. Dans l'assistance, bien peu nombreuse, je reconnus Victor Franconi et M. Normand, qui avait été élève de Baucher.
L'inhumation eut lieu au cimetière du Père-Lachaise.
CHAPITRE XVIII
Le manège de Versailles. - Sa fondation..- Duplessis, maître du Dauphin; sa réputation; course au bois de Boulogne. - Fesne. - Digression sur La Guérinière; ses ouvrages; la position qu'il préconise; l'épaule en dedans. - Nestier; ses états de services. - Remonte des écuries royales. - Portrait de Nestier. - Mors à la Nestier; mors durs; mors L'Hotte. - Le bridon. - Utilité de deux freine pour le dehors. - Ecuyer cavalcadour et Ecuyer ordinaire. - Les « mains » du cheval. - Ancienne désignation des quatre pieds. - Empire de la mode. Salvert ; ses élèves. - Neuilly; ses états de services; son élève, le prince de Lambesc. - Bottes en usage au manège ; la botte L'Hotte. - éperons et éperonniers. - Variété des mors. - Prix de l'équipement d'un cheval de selle au dix-huitième siècle. - La comtesse de Brionne « Grande-écuyère ». - Le vicomte d'Abzac: ses états de services. - Trois rois de France, ses élèves. - D'Abzac et l'écuyer allemand. - Son portrait par le comte de Noë. -Caractères de l'école de Versailles. - Ce que d'Aure en a dit. - Refus d'admission à ce manège.
Le manège de Versailles ayant rayonné, par les écuyers qui en sont sortis, sur les écoles de cavalerie et ayant été le berceau équestre de d'Aure, je vais parler des écuyers qui, avant lui, l'ont illustré.
Ce manège, dont la fondation remonte à Louis XIV, a eu une éclatante renommée, datant de 1680.
C'est à cette époque que les deux écuries du roi, la Grande écurie ainsi que la Petite, furent installées à Versailles, dans les deux bâtiments construits sur la place du château et faisant face au palais.
Les écuyers, qui commencèrent à fonder la célébrité du manège de Versailles, sont - Du Vernet du Plessis, du Vernet de la Vallée, Antoine de Vendeuil.
Le premier, connu généralement sous le nom de Duplessis, était l'écuyer le plus célèbre de son époque. Il est qualifié par Saint-Simon comme étant «le premier homme de cheval de son siècle».
Le journal de Dubuisson-Aubenay, historiographe de France, donne, à la date du 15 mai 1651, des détails sur une course de vitesse faite au Bois de Boulogne et résultant d'un pari entre le prince d'Harcourt, montant son propre cheval, et le duc de Joyeuse, dont le cheval était monté par le maître d'académie Duplessis. Cette course, qui eut du retentissement à la cour et sur laquelle de grosses sommes étaient engagées, fut gagnée par Duplessis avec une avance de cent pas.
Dans l'Art de la cavalerie de Gaspard de Saunier, se trouve le récit suivant : « Je me souviens, dit l'auteur, qu'un des premiers seigneurs de France, conduisant son fils chez M. Duplessis, qui était alors à la tête de tous les célèbres écuyers que j'ai nommés, je me souviens, dis-je, que ce seigneur lui dit en l'abordant : « Je ne vous amène pas mon fils pour a en faire un écuyer, mais je vous prie seulement de it vouloir bien lui enseigner à bien accorder ses jambes et ses mains avec la pensée de ce qu'il voudra faire faire à son cheval. » M. Duplessis lui répondit, devant moi qui avais l'honneur d'être alors un de ses disciples : « Monseigneur, il y a environ soixante ans que je travaille pour apprendre ce que vous me faites l'honneur de me dire; et vous me demandez là précisément tout ce que j'ambitionne de savoir. »
Louis XIV avait reconnu hautement la valeur de Duplessis en lui confiant l'instruction équestre du Dauphin.
Quant au dressage des chevaux passés au rang des chevaux du roi, on lit, dans les mémoires de Dangeau, à la date du 6 août 1710 : « Fesne, l'un des trois écuyers ordinaires de la Grande écurie, et le seul qui dressât les quatre-vingts chevaux que le roi monte pour les promenades ou pour la chasse, est mort Ici. » Fesne comptait de longs services au manège de Versailles. En 1681, il y figurait déjà en qualité de sous-écuyer.
Duplessis, avant d'être attaché à la Grande écurie, aurait tenu académie à Paris, vers 1650. écuyer honoraire du roi en 1661, il était nommé écuyer ordinaire, l'année 1667, et enseignait l'équitation au Dauphin à partir de 1668. Il prit sa retraite en 1649 et mourut le 8 juin 1696.
La Guérinière, tout en faisant l'éloge de Vendeuil, « son illustre maître », en appelle à la grâce et à la justesse de Duplessis, à la brillante exécution de la Vallée, frère de ce dernier, et il termine l'éloge de ces trois célèbres écuyers du manège de Versailles au dix-septième siècle, en disant : « Personnages dont le nom et la réputation subsisteront autant que l'exercice durera. »
L'opinion de La Guérinière sur la haute valeur, la supériorité de ces trois écuyers est partagée par Gaspard Saunier. Celui-ci, après avoir donné les noms des écuyers les plus réputés de l'époque, s exprime ainsi : « Il est dommage que ces Messieurs n'aient point écrit, parce qu'il y aurait eu beaucoup à profiter, principalement de MM. Duplessis et de la Vallée.
« ...Je ne dois point oublier ici M. de Vandeuil, dont le fils tient encore manège à Paris, car il a toujours passé aussi pour très célèbre écuyer. »
Avant de continuer la série des écuyers qui ont illustré le manège de Versailles, et, en raison de sa célébrité, je dois parler de La Guérinière, qui n'a jamais professé ni occupé aucun emploi dans ce manège.
Ce qui a pu faire croire le contraire, c'est que ses ouvrages portent, à la suite de son nom, la qualification « écuyer du roi ». Mais ce titre était commun aux écuyers académistes.
L'approbation du Grand écuyer était alors indispensable pour être nommé écuyer académiste, et elle était toujours contenue dans les lettres de provision qui conféraient à celui-ci le titre d' « écuyer du roi ».
C'est vers le milieu du dix-huitième siècle que ce titre honorifique ne fut plus accordé aux écuyers académistes.
Pour ouvrir une académie, il fallait aussi l'autorisation du Grand écuyer, et des lettres étaient nécessaires pour qu'un établissement, de ce genre pût prendre le titre « d'Académie royale ».
La Guérinière, dont la célébrité a été universelle, a tenu une académie à Paris de 1715 à 1730.
Le prince Charles de Lorraine, Grand écuyer, lui donna tout non appui et lui fit accorder le titre d'écuyer ordinaire de la Grande écurie du roi.
En 1730, le prince Charles releva, en faveur de La Guérinière, l'ancien manège royal des Tuileries et lui en donna la direction, avec l'agrément du roi. Ce manège, affecté autrefois au service de la Grande écurie, était abandonné depuis longtemps, depuis le transfert à Versailles des services des écuries du roi.
Jusqu'au 2 juillet 1751, date de sa mort, La Guérinière conserva la direction du manège des Tuileries. Il en avait fait une véritable école supérieure d'équitation qui eut un grand renom.
Le célèbre écuyer a écrit deux ouvrages intitulés : l'un École de cavalerie, l'autre Éléments de cavalerie, publiés le premier en 1733, le second en 1740.
L'École de cavalerie, de beaucoup le plus important de ces deux ouvrages, traite de la connaissance du cheval, de son instruction et de sa conservation. Il est dédié au Grand écuyer, au prince Charles.
Ce livre, en ce qui touche à l'équitation, peut être considéré comme l'un des plus remarquables qui aient été écrits sur la matière, surtout si on le compare aux ouvrages du même genre qui l'ont précédé.
Il a été jugé, même à l'étranger, comme étant un ouvrage classique et longtemps a fait loi.
Le livre de La Guérinière marque une époque de transformation dans l'histoire de l'équitation, une véritable renaissance de l'art équestre.
La position est modifiée. Le cavalier n'est plus placé sur l'enfourchure, les jarrets tendus. Sa position, plus assise, S'éloigne moins de celle que l'homme prend naturellement sur le cheval. .
La description qu'en donne La Guérinière, les planches qui ornent son livre, en font foi.
Il en est de même des planches jointes à l'Art de la cavalerie de Gaspard Saunier et, mieux encore, du portrait si connu de Nestier; tous deux contemporains de la Guérinière. Celui-ci mourut en 1751, Gaspard Saunier en 1748 et Nestier en 1754. .
Toutefois, chez le cavalier, tel que le présente La Guérinière, le rein demeure cambré et la position, dans son ensemble, est apprêtée, maniérée. Tout semble viser à la grâce, y être sacrifié, et avoir en vue une équitation de représentation, une équitation de cour.
C'est aux écuyers militaires qui vinrent après La Guérinière et à d'Auvergne, le premier de tous, qu'il était réservé de donner au cavalier une position complètement en rapport avec les lois naturelles.
Les principes de La Guérinière, contenus dans son livre: école de cavalerie, sont exposés avec ordre et grande clarté,
Les moyens de domination qu'il préconise sont plus simples, moins sévères que ceux employés par ses devanciers.
Le procédé de dressage, sur lequel il insiste le plus, repose sur le travail de l'épaule en dedans. « Cette leçon, dit-il, produit tant de bons effets à la fois, que je la regarde comme la première et la dernière de toutes celles qu'on peut, donner an cheval. »
Il est à regretter que l'auteur ne se soit pas étendu davantage sur le galop.
Il faut dire aussi que, parmi ses pratiques, il y en a qui reposent sur des finesses, gracieuses peut-être, mais de peu d'utilité, ou même tout à fait de convention.
Quoi qu'il en soit, La Guérinière se présente comme un chef d'école, dans toute la force du terme, et il a mérité le titre de « Père de l'équitation française ».
Au cours du dix-huitième siècle, il v a quatre écuyers qui ont particulièrement illustré le manège de Versailles. Ce sont : Nestier, Salvert, Neuilly, d'Abzac. Aucun d'eux, malheureusement, n'a transmis par la plume sa doctrine.
Voici ce que j'ai pu recueillir sur chacun de ces célèbres écuyers. J'y ai joint des détails se rattachant, de plus ou moins près, à leurs biographies.
Nestier. - Louis de Cazaux de Nestier est né, le 5 novembre 1684, dans le pays de Bigorre, où se trouve le château de Nestier, au bourg de ce nom. Après avoir été page de la Grande Ecurie, il fut nommé écuyer cavalcadour le 20 mars 1727 et écuyer ordinaire par provision, le 12 décembre de la même année. En 1734, comme il se trouvait à la tète, par ancienneté et par mérite, des écuyers ordinaires, Louis XV le nomma son Premier écuyer cavalcadour. Capitaine du haras du roi par provision du 10 mai 1742, il devint titulaire de la charge le 1er mai 1753.
Nestier donna des leçons d'équitation au jeune roi Louis XV, qui devint un cavalier d'une remarquable prestance. Par la suite, le roi ne voulut plus guère, pour son service personnel, que des chevaux de selle choisis et dressés par Nestier. Mais il ne témoignait jamais une satisfaction complète et son humeur était si versatile qu'il se lassait d'un cheval après l'avoir monté pendant quelques jours; il en changeait sans cesse.
On lit dans les Mémoires du duc de Nivernais qu'un jour, en 1750, on reprochait au maréchal de Richelieu de n'avoir point prévenu l'Académie française des intentions ou des préférences du roi au sujet de certains candidats: « Moi, Messieurs, reprit le maréchal avec son malin sourire, le roi me parle, mais je ne parle pas au roi. Je ne puis interroger Sa Majesté sur ses goûts. Demandez à M. de Nestier, qui a peut-être fourni vingt mille chevaux au roi. Il en est encore à savoir celui qui a plu davantage à ce monarque. »
Louis XV avait la passion des chevaux, et la remonte des écuries royales était une tâche d'autant plus difficile à remplir que le roi se montrait de jour en jour plus exigeant. Pour satisfaire à cette remonte, des écuyers courtiers achetaient dans les provinces; et, à Paris, ainsi qu'à Versailles, les marchands ne pouvaient mettre en vente les chevaux qu'ils recevaient du dehors que trois jours après en avoir donné avertissement au service de la Grande écurie, pour qu'il pût d'abord exercer son choix.
Nestier, pour le service de la selle, donnait la préférence au cheval limousin, qu'il sut faire apprécier de Louis XV, et, le goût du roi déterminant celui de la cour, les chevaux limousins devinrent à la mode.
Voici ce qu'on lit dans les Mémoires du comte Dufort de Cheverny sur le célèbre écuyer : « M de Nestier, écuyer de l'académie, un des hommes les plus habiles de France pour l'équitation, chassait toujours avec le roi et laissait au comte de Neuilly, l'écuyer cavalcadour, le service à faire. Cet homme, très singulier, ne parlait à qui que ce soit, âgé de plus de soixante ans, maigre et d'une figure sévère, montait les chevaux les plus difficiles. Ses cuisses et ses jambes formaient un étau qui empêchait le cheval de se déranger; il montait à la française, méprisant la manière anglaise. J'ai admiré souvent la façon dont il courait et ramenait un cheval, sans aucun mouvement forcé; vous auriez cru que l'homme et le cheval ne faisaient qu'un; donnant de la vitesse à son cheval, quand il voulait, d'autres fois lui faisant faire des passades, comme dans une salle de manège. »
Cette page montre un Nestier répondant bien au portrait gravé dont je vais parler et où se trouve mise en évidence la haute taille de 1'écuyer de Louis XV, dont le caractère était assez rude, l'esprit un peu sceptique, et qu'à la cour on appelait « le grand silencieux ».
Une gravure, qui autrefois avait sa place marquée chez tous les hommes s'occupant d'équitation et dont j'ai une épreuve accrochée au mur de mon cabinet, représente M. de Nestier, « écuyer ordinaire de la grande écurie du roy, » dit la légende, montant Le Florido, cheval précieux de race espagnole, que le roi Louis XV avait reçu en présent du roi d'Espagne.
Cette gravure fut toujours citée comme donnant l'idée la plus juste de la belle position d'un écuyer d'académie, comme on disait alors.
Le tableau original, fait par Delarue en 1751, appartenait à M. d'Augny, intendant général des postes, ami et admirateur de Nestier. Grand amateur d'équitation, M. d'Augny avait fait construire, pour son propre usage, un manège dans son hôtel de la rue Grange-Batelière. Ce manège, exploité plus tard par des écuyers de profession, eut sa vogue sous le nom de « Manège des dames ». Le tableau de Delarue fut gravé en 1753 par Daullé, graveur du roi.
La botte que portait Nestier et que cette gravure met en évidence va s'élargissant du haut et emboîte complètement le genou. Elle est toute différente de la botte molle adoptée depuis au manège de Versailles et portait le nom de « botte à la Nestier ».
Pendant longtemps, la position académique s'est, pour ainsi dire, incarnée dans la personne de Nestier et, pour caractériser la magistrale position à cheval de Coupé, piqueur au manège de Versailles à la fin du dix-huitième siècle, on disait : « C'est un Nestier. »
Il y a un autre portrait de Nestier, dû au peintre Oudry qui, en 1728, suivit une chasse royale et peignit, d'après ses études faites sur place, une prise de cerf à l'eau. Dans ce tableau, dit Piganiol de la Force, on voit le roi monté sur un cheval nommé Le Brasseur. A gauche et devant le souverain, se tient M. de Nestier. Ce tableau était placé dans le cabine de la chambre du roi, au château de Marly.
Nestier, de même que tous les écuyers ordinaires avait un logement aux grandes écuries de Versailles. C'est là qu'il mourut, le 28 avril 1754, âgé de soixante-dix ans.
Nestier a dominé son époque, comme Duplessis a dominé la sienne, et, dans les archives nationales, se trouvent, à plus d'un endroit, les preuves de sa haute valeur, ainsi que le témoignage des regrets qu'a laissés sa mort. Ainsi, presque chaque fois que son nom apparaît sur les registres provenant du service de la Grande écurie, une main étrangère s'empresse de relater, à la marge, la date de la mort du célèbre écuyer, et l'accompagne souvent d'une expression de regret.
On a appelé « mors à la Nestier» un mors à branches très courtes et à embouchure brisée avec canons droits, dits canons simples. Nestier avait substitué ce mors, qui est très doux, aux mors jusqu'alors en usage. La longueur exagérée des branches de ces derniers en faisaient de véritables instruments de supplice dans des mains inhabiles.
La gravure du tableau de Delarue met en évidence le peu de longueur des branches du mors de Nestier. Cette gravure montre également que la bride dont il faisait usage comportait, et très heureusement, le filet uni à la bride proprement dite. Celle de La Guérinière, contemporain de Nestier, n'avait pas le filet et son mors présentait une longueur de branches qui effraierait aujourd'hui.
Lorsque j'ai débuté à Saumur en 1845, en qualité d'officier-élève, les mors des harnachements français, dont il était fait usage au manège, étaient des mors à la Nestier.
On leur a substitué des mors de plus en plus durs, et, lorsqu'en 1864 je pris le commandement du manège, j'accélérai la réforme de ces derniers pour leur substituer un mors doux auquel mon nom fut donné. Ce mors, des plus simples, a le bas des branches très court; son embouchure, formée d'une seule pièce, ce qui assure sa solidité, est en forme de tore. L'embouchure étant dans le plan des branches, sa courbure, en se portant en avant lorsque le mors bascule sous la tension des rênes, évite une compression trop forte de la langue. En aucun cas, son action ne peut se porter sur la face externe des barres, comme cela se produit si facilement avec les embouchures à liberté de langue talonnée.
Les chevaux de carrière surtout bénéficièrent de la douceur de ce mors, car les harnachements anglais avaient, en bon nombre, des mors à gorge de pigeon, fortement talonnés, qui étaient d'une dureté vraiment cruelle.
Dans une commission de harnachement, dont je fis partie après la guerre de 1870, je pus faire accepter le mors que j'ai décrit, de façon qu'il entrât pour une quantité notable dans les approvisionnements, Je regarde son adoption comme un véritable bienfait pour nos chevaux de troupe, sur tout pour nos chevaux légers, ceux du Midi particulièrement.
Pour mon usage personnel, j'ai encore adouci mors en donnant à l'embouchure une double brisure formée par une alliance.
J'en suis même arrivé, et depuis bien des années, à ne plus faire usage que du simple bridon pour dresser mes chevaux. Lorsque le moment en sera venu, je ferai ressortir les avantages que présente le bridon, le plus juste et le plus léger des freins, le seul donnant au cavalier les moyens de faire acquérir à la légèreté sa fleur, et dont l'emploi, les effets si délicats ont été préconisés par Baucher vers la fin de sa carrière.
Toutefois, pour monter mes chevaux au dehors, j'ai continué à faire usage de la bride complète. Les avantages qu'il y a à ne mettre que peu de fer dans la bouche du cheval ne doivent pas prévaloir sur la sécurité qui résulte de l'emploi de deux freins. Cette question de sécurité ne saurait être écartée par le cavalier qui s'est trouvé, ne serait-ce qu'une fois, dans l'embarras de n'avoir plus rien dans les mains. J'en ai fait un jour la dangereuse expérience et je ne saurais l'oublier.
Les mors de bride et de filet, par suite du mode d'action particulier à chacun de ces freins, peuvent d'ailleurs trouver, l'un et l'autre, leur emploi dans l'équitation de campagne.
Les deux dénominations d'écuyer cavalcadour et d'écuyer ordinaire qui, en parlant de Nestier, se sont trouvés rapprochées sous ma plume, demandent explication.
La première de ces dénominations, dont la source est italienne, me porte d'abord à un retour vers le passé.
Aux temps reculés où la cavalerie gauloise brillait de tout son éclat et éclipsait les autres cavaleries, à Rome, tous les termes d'équitation étaient gaulois.
Il en fut autrement lorsqu'après la renaissance des lettres, des arts. et des sciences, l'art équestre Prit, en Italie, une forme nouvelle. Les écoles italiennes répandirent alors leurs lumières sur toute l'Europe et, à cette époque, certains termes empruntés à l'Italien prirent, à leur tour, droit de cité dans notre équitation et aussi dans notre escrime.
C'est alors que l'on nomma cavalcadour le cavalier qui exerçait les poulains et montait les chevaux sous la direction du cavalerice, dénomination par laquelle on désignait l'homme de cheval qui réunissait l'expérience au talent et au savoir.
Ceci reporte au. seizième siècle. Les plus célèbres écoles d'équitation que comptait alors l'Italie étaient celles de Naples et de Ferrare, où brillèrent Frédéric Grison, César Fiaschi et Pignatelli.
La réputation de Pignatelli, le plus célèbre de tous, s'étendit dans toute l'Europe. C'est près de ce grand maître que La Broue, pendant cinq ans, Pluvinel, pendant six ans, allèrent s'initier aux secrets de l'art nouveau et puiser les principes qu'ils répandirent ensuite en France.
Certaines expressions, qu'ils rapportèrent du pays d'où partait la lumière, se sont perpétuées dans le langage de nos manèges. Ainsi en est-il des expressions suivantes : « volte » qui, en Italie, signifie « cercle » ; « passage » - autrefois on disait « passege » - expression tirée du mot passegio, qui vent dire « promenade » ; « capriole » dérivé de capro, nom du chevreuil.
Ceci n'est pas particulier à la France, car des mots de même origine sont encore de nos jours conservés dans le langage équestre de différentes nations. Ainsi, en Autriche, en Allemagne, on emploie encore le mot tempo qui signifie, à la fois, la régularité de l'allure et le degré de vitesse qui lui est attribué, tel celui que le règlement militaire fixe à chaque allure. C'est une grande qualité pour une troupe de cavalerie de conserver toujours le tempo, expression qui n'a d'équivalent ni dans notre langue ni dans la langue allemande.
Il est juste d'ajouter qu'aujourd'hui certains termes français, tels que ramener, rassembler, qui n'ont pas de similaires dans d'autres langues, ont pris place dans le langage équestre des étrangers.
Le terme de cavalerice a depuis longtemps disparu de notre langue. Il n'en est pas de même de celui de cavalcadour, resté en usage en France jusqu'à la chute de l'ancienne monarchie, c'est-à-dire jusqu'en 1830. Seulement cette dénomination ne s'appliquait plus, comme au temps de La Broue, au cavalier encore inexpérimenté, mais à l'écuyer qui, chez le roi et chez les princes, commandait l'écurie des chevaux qui servaient à leur personne.
Quant à la qualification d'écuyer ordinaire, elle s'appliquait aux écuyers dont les fonctions se continuaient toute l'année, par opposition à ceux qui servaient par quartier.
À ce que je viens de dire des temps écoulés J'ajouterai quelques développements sur l'origine des expressions « marcher à main droite » , « marcher à main gauche » qui ont cours dans nos manèges et que notre règlement sur les exercices de la cavalerie explique en disant : «Le cavalier marche à main droite, quand il a le côté droit en dedans du manège, et à main gauche quand c'est le côté gauche. »
Formulée ainsi cette définition ne concernerait que le cheval monté, tandis que, dans la pratique, les expressions « marcher à main droite », « marcher à main gauche » s'appliquent également au cheval nu, soumis au travail à la longe. C'est que, dans l'origine, ces expressions se rapportaient au cheval lui-même et non au cavalier.
Les anciens écuyers, pour rehausser le noble animal qui faisait leur joie et leur orgueil, assimilaient, plus complètement qu'aujourd'hui, ses différentes régions à celles mêmes de l'homme et appelaient ses pieds de devant ses mains. Ainsi, étant au galop, pour changer de pied, l'écuyer disait alors. « changez de main ». Depuis plus de deux siècles, cette manière de dire est sortie du langage équestre habituel et les pieds de devant du cheval ont cessé d'être appelés communément ses mains.
Il fut aussi un temps où les quatre pieds du cheval étaient désignés de la manière suivante : le pied droit de devant s'appelait « main de la gaule» ou « main de l'épée, » ; le pied gauche, « main de la bride » ; le pied droit de derrière, « pied de la lance » ; le pied gauche, « pied de l'étrier » . Il est facile de se rendre compte des raisons qui motivaient ces diverses dénominations.
Tout change avec les années; ainsi les expressions, « côté montoir», « côté hors-montoir», qui s'appliquaient également aux pieds du cheval et qui avaient cours dans le langage courant, il y a peu d'années, sont à peu près hors d'usage aujourd'hui. Le langage équestre, comme tout autre, se modifie suivant les temps, mais pas toujours heureusement. Ainsi, dans le monde équestre d'aujourd'hui, on entend dire fréquemment d'un cheval qui a de bons membres : « Il a quatre bonnes pattes » ; de celui qui est doué d'une conformation avantageuse : «C'est une belle bête». Avec l'ancien langage on dirait : « C'est un bel animal». L'expression est plus noble et convient au cheval, tout comme la précédente convient au boeuf et autres bêtes de boucherie.
La mode, ici comme ailleurs, exerce son empire.
Ainsi, voilà qu'aujourd'hui on prive le cheval de l'un de ses plus beaux ornements, en supprimant ses crins, qui ont aussi leur grande utilité.
La crinière et le toupet sont rasés, et la queue est réduite, ou à peu près, à l'état de queue de rat.
Un jour viendra peut-être où on coupera aussi au cheval les oreilles, comme au bouledogue. Le fait ne serait pas nouveau. Il n'y aurait là qu'un retour vers le passé. Les chevaux ainsi mutilés étaient alors dits « bretaudés ». Cette mode, aussi cruelle qu'absurde, serait, dit-on, venue d'Angleterre.
Je dirai aussi qu'il y a quelque trente ans, et en dehors des courses, bien entendu, c'était le cheval demi-sang qui était de mode et en faveur dans le monde équestre. Aujourd'hui, c'est le pur sang. Il est juste d'ajouter que le nombre de ces derniers, assez restreint autrefois en France, s'est ensuite considérablement accru.
Salvert. - François de Salvert vient à la suite de Nestier comme talent. On a rapproché, au point de vue de la valeur, ces deux écuyers, mais toujours cependant en donnant la priorité à Nestier.
Suivant une biographie récente, Salvert aurait reçu le brevet d'écuyer cavalcadour en 1732 et le brevet d'écuyer ordinaire en 1736. Mais, d'après des renseignements puisés aux archives de la Grande écurie, les dates de ces nominations seraient plus anciennes. Salvert aurait été déjà écuyer ordinaire titulaire en 1722, par provision du 27 octobre 1718. Ses services aux écuries royales remontent à coup sûr plus haut que ne l'indique sa biographie, puisqu'en 1751, lorsqu'il démissionna, on lui reconnut trente-trois années de service.
Mais peu importe; ce qu'il y a lieu de constater, c'est qu'il a été jugé par ses contemporains, et dans tout le cours du dix-huitième siècle, comme étant un grand maître.
Pendant longtemps, il y eut à Versailles deux manèges fonctionnant parallèlement. Salvert eut la direction du premier de ces manèges et en devint le Premier écuyer ordinaire.
Parmi ses élèves, il y en a deux, dont le renom, rejaillissant sur leur maître commun, entoure Salvert a un lustre particulier. C'est le comte de Lubersac de Livron et Montfaucon de Rogles.
Montfaucon est le seul écuyer ayant appartenu aux écuries royales qui, au cours du dix-huitième siècle, ait écrit sur l'équitation avec autorité. Quant à Lubersac, qui eut aussi Montfaucon pour élève, son grand talent de praticien a été reconnu, applaudi par tous ses contemporains et c'est sous sa direction que s'illustra la fameuse école des Chevau-légers de la Garde. Lorsque je parlerai de cette école, je reviendrai sur ces deux écuyers.
Voici ce qu'on lit dans le Traité d'équitation de Montfaucon : « Tout ce que je me permettrai, sera d'assurer que l'expérience que j'ai faite de toutes les méthodes qui sont venues à ma connaissance, en me démontrant la solidité des préceptes que je tiens de MX de Salvère et de Lubersac, m'a décidé à donner la préférence à la leur. On pourra croire que les sentiments naturels d'attachement et de reconnaissance pour ceux qui nous ont enseigné, et surtout l'amour-propre qui nous prévient en leur faveur, sont les motifs qui ont déterminé mon choix;, mais les succès des Gens de l'art qui ont adopté leurs principes et qui se sont acquis la plus grande réputation en les pratiquant me rassurent et me confirment dans l'opinion où je suis que leur méthode est la seule qui conduise sûrement au but que tout homme de cheval se propose. »
Neuilly. - Jean-François Brunet de Neuilly vient, dans l'ordre chronologique, à la suite de Nestier et de Salvert.
Écuyer cavalcadour de la Grande écurie par provision du 13 avril 1744, il démissionna de cette charge le 11 septembre 1755 et fut nommé Écuyer ordinaire, par provision du 24 septembre de cette même année 1755, puis eut la direction du premier manège. Le 30 décembre 1773, ayant vingt-neuf années de service dans la Maison du roi, il démissionna de sa charge et reçut un traitement de retraite de 9,695 livres.
Cet écuyer est cité avec Grand éloge parle marquis Ducroc de Chabannes, qui inscrit son nom comme ayant sa place marquée au milieu de « ces noms jadis révérés et longtemps cités avec orgueil dans les annales de nos anciens manèges ».
Neuilly eut pour élève le prince de Lambesc, dernier Grand écuyer de l'ancienne monarchie. Ce prince a été entouré d'une brillante réputation de cavalier et, en même temps, a fait école d'élégance.
Il avait une façon à lui d'accompagner des jambes le galop de son cheval. Au retomber de chaque battue de galop, il écartait légèrement le bas des jambes, tout en baissant les talons, et se grandissait en même temps du haut du corps en se liant au mouvement du cheval. Cette manière d'accompagner le galop, qui peut avoir sa grâce lorsqu'elle est pratiquée sans exagération, eut ses imitateurs et prit le nom de « temps d'étrier du prince de Lambesc » .
Le Grand écuyer joignait à sa haute naissance, à sa grande situation, une rare distinction personnelle, et était fort bel homme, de même que la plupart des princes de la maison de Lorraine, à laquelle il appartenait.
Il avait, en effet, en partage la beauté proverbiale, la haute mine qui étaient héréditaires chez les. princes Lorrains et, au seizième siècle, cela se disait à la cour de France « qu'auprès des princes de Guise, tous les autres princes paraissaient peuple ».
Au siècle suivant, Anne de Gonzague, princesse Palatine, dit dans ses mémoires, en parlant d'un prince de Guise : « Il avait ce don de se faire aimer de tous ceux à qui il avait intérêt de plaire, qui semblait être le partage de tous les princes Lorrains. »
Les avantages qu'il tenait de sa naissance et ceux qui lui étaient personnels aidant, le Grand écuyer devint, pour le monde de la cour, un modèle de ton, de manières et de mise. Personne, d'ailleurs, n'était plus recherché que lui dans sa tenue de manège, bien que celle qu'il avait adoptée fût très simple. Il passait pour le cavalier de France le mieux « botté à l'écuyère » et, dans le monde équestre, tous ceux qui se piquaient d'élégance voulaient être bottés et éperonnés comme le Grand écuyer.
Les bottes alors en usage pour la tenue de manège étaient la botte demi-forte, portée plus particulièrement par les piqueurs, et, pour les écuyers, la botte molle, beaucoup plus légère mais d'une durée bien moindre.
Depuis, et suivant les caprices de la mode, il y a eu la botte à plis multipliés et serrés, empruntée à la tenue des Spahis; la botte Chantilly, à tige rigide et plus ou moins haute, mais s'arrêtant toujours assez loin du jarret.
Pour s'y reconnaître au milieu de ces différents genres de bottes, à Saumur, on avait donné mon nom à la botte que j'y ai toujours portée et qui n'était autre que celle, dite « molle », en usage au manège de Versailles. La tige, légèrement échancrée pour faciliter le jeu du jarret, ne présente quelque fermeté qu'à sa partie supérieure et va s'amincissant graduellement en descendant vers le pied. Bien ajustée, elle doit couvrir la rotule à moitié et ne faire que quelques légers plis attestant seulement sa souplesse. Cette botte, très légère, justifie complètement son nom de « botte molle » et laisse à la jambe toute sa délicatesse de contact. Mais, pour être maintenue à sa hauteur, elle nécessite, à sa partie supérieure, l'adjonction d'une languette ayant une boutonnière qui se fixe à un bouton cousu à la culotte, ce qu'évite la botte à tige rigide, aujourd'hui en usage.
Pour ce qui est des éperons, une importance toute spéciale leur a été longtemps attribuée. L'éperon d'or n'était-il pas, au moyen âge, une marque de chevalerie ? Les chevaliers, seuls, avaient le droit de le chausser; les écuyers ne pouvaient porter que celui d'argent, et, si la prise des éperons d'or constituait le premier acte d'investiture de la chevalerie, c'était par leur enlèvement que commençait la dégradation du chevalier jugé indigne d'en conserver le titre.
Un témoignage moins élevé, mais moins reculé, de l'importance accordée aux éperons, se trouve dans le nom d'« éperonniers » donné aux artisans qui confectionnaient les différents objets en métal entrant dans l'équipement du cheval. Cependant les mors, bien plus que les éperons, réclamaient alors et mettaient en évidence l'habileté de l'ouvrier, qui, souvent, était tout à fait digne de remarque, tel le talent de Lherminier, maître-éperonnier des écuries de Louis XVI, puis de Napoléon.
Les mors, en effet, ont été jadis de véritables oeuvres d'art. Ils ont présenté des dispositions si variées, si compliquées, que, si l'on réunissait tous ceux qui ont été inventés, ils suffiraient à constituer un véritable musée. Les anciens ouvrages d'équitation, particulièrement, sont là pour en témoigner.
Mais aucun de ces mors, anciens ou modernes, n'a jamais possédé les vertus que les inventeurs se sont plu si souvent à leur attribuer. Lorsque Pignatelli, le maître de La Broue et de Pluvinel, mit en usage un mors dont l'embouchure, formée de trois pièces articulées, était moins sévère que celles alors employées, l'inventeur ne reconnaissait pas à son mors d'autre mérite que celui-là. Pignatelli avait d'ailleurs coutume de dire : « Si les brides avaient par elles-mêmes la propriété miraculeuse de faire la bouche d'un cheval et de le rendre obéissant, le cavalier et le cheval seraient habiles au sortir de la boutique d'un éperonnier. "
La vérité est que, le mors, quel qu'il soit, tire surtout ses avantages de l'habileté de la main qui l'emploie; aussi peut-on dire que le meilleur des mors réside dans une main savante. Toutefois, et d'une manière générale, les mors doux doivent avoir la préférence parce que, assujettissant moins le cheval, leur effet étant moins douloureux, ils rendent par suite moins sensibles les écarts et l'abus si fréquent de la main.
Il est à remarquer que, lorsqu'on change de mors avec un cheval qui résiste à la main et qu'on passe d'un mors doux à un mors dur, même d'un dur à un doux, les premiers jours, par suite du changement d'impression qu'en reçoit la bouche, les effets sont souvent satisfaisants. Mais ils vont généralement, s'amoindrissant et les résistances reparaissent bientôt dans toute leur intensité si, pour les dominer, on n'a pas recours à d'autres moyens qu'un changement de mors.
Quant à la profession d'éperonnier, elle n'existe plus aujourd'hui. Les selliers et les quincailliers fournissent tous les objets en métal entrant dans l'équipement du cheval. Avant 1870, il y avait encore à Saumur un éperonnier, le dernier peut-être de sa profession. Il était bien vieux déjà, de même que le bottier qui, seul, savait faire la véritable botte molle, dont il avait conservé la tradition. Depuis longtemps, tous deux ont disparu, sans laisser de successeurs à l'école de cavalerie.
Lorsque le prince de Lambesc était Grand écuyer, les éperons, certes, ne set trouvaient plus réglementés comme au temps jadis, mais ils étaient toujours l'objet d'une recherche particulière. C'était l'époque où l'équipement d'un cheval de selle, dit « de maître » , revenait à quinze ou dix-huit cents francs, et les éperons étaient à l'avenant.
J'ai encore vu, chez un sellier de Paris, une selle datant de cette époque. Non seulement elle était des plus riches, mais elle suffisait à mettre en évidence le talent du sellier d'alors. Impossible d'imaginer une selle permettant mieux la descente des cuisses et mettant le cavalier plus près de son cheval.
L'éperon, que la tradition a donné au manège de Versailles, a les branches à charnières de manière à mieux contourner le contrefort de la botte. Le collet est très court pour que les jambes puissent embrasser le cheval, sans que l'éperon se fasse sentir d'une manière inopportune. Cet éperon a été en usage au manège de Saumur jusqu'en 1870. Il a été modifié depuis. Les charnières des branches ont été supprimées et le collet allongé. Ici, la mode encore a sa part et on est tenté de se demander où s'arrêtera la longueur des éperons ornant les bottes des cavaliers qui, aujourd'hui, donnent le ton dans l'équitation courante.
Avoir été le maître du prince de Lambesc est certainement un grand honneur pour Neuilly et prouve la supériorité dans laquelle était tenu son talent, la comtesse de Brionne, mère et tutrice du prince, avant choisi cet écuyer, avec la complète approbation du roi, pour donner leçon à son fils.
Mais un autre élève de Neuilly, le vicomte d'Abzac, devait atteindre une réputation dont l'éclat eût suffi à assurer la gloire de son maître.
D'Abzac. - Pierre-Marie, vicomte d'Abzac, est né en 1744, au château de Limayrac en Dordogne. Page à la Grande écurie en 1756, il fut nommé écuver cavalcadour le 7 août 1763, et écuyer ordinaire le 11 juin 1770.
Il prit alors la direction du deuxième manège, son maître Neuilly ayant toujours la direction du premier, qu'il ne quitta que trois années plus tard.
Le vicomte d'Abzac conserva la direction de son manège jusqu'au 19 janvier 1781. À cette date, il céda sa charge à son frère, le chevalier Jean-François d'Abzac, et se retira au château de Limayrac.
En 1791, il émigra et fit la campagne de 1792 à l'armée des princes, dans la 2e compagnie noble d'ordonnance.
Rentré en France à la suite du décret de 1802, qui ouvrait aux émigrés les portes de la patrie, il s'occupa d'élevage.
En 1814, on le retrouve à Versailles, commandant le premier manège, et son frère, le chevalier, commandant le deuxième.
Celui-ci ayant pris sa retraite le 18 avril 1819, il n'y eut plus dès lors à Versailles qu'un seul manège et le vicomte d'Abzac en conserva la direction jusq'à sa mort, survenue le 10 février 1827.
Entre temps, Louis XVIII l'avait nommé chevalier de Saint-Louis le 11 décembre 1811, colonel de cavalerie honoraire le 21 février 1815, puis chevalier de la Légion d'honneur.
Les archives provenant du service de la Grande écurie contiennent un document fort curieux où se trouvent consignés les noms de Nestier, Salvert, Neuilly et qui suffirait, à défaut d'autres preuves, à signaler ces maîtres comme ayant été, au cours du dix-huitième siècle, les véritables célébrités du manège de Versailles, avant que d'Abzac, à son tour, ne l'ait illustré.
Ce document, daté du 28 mars 1762, porte la signature de Louise de Rohan, comtesse de Brionne, qui était alors en réalité «Grande écuyère de France» ayant la place comme survivance par intérim, pendant la minorité de son fils, le prince de Lambesc.
Dans cet écrit, la comtesse de Brionne demande au, roi de nommer écuyer à la Grande écurie le jeune d'Abzac, ou du moins de lui réserver cet emploi, « car il est encore page et n'a que dix-sept ans et demi. »
Cette pièce renferme les noms de plusieurs écuyers que la comtesse de Brionne ne veut pas faire entrer à la Grande écurie, celui-ci, à cause de son manque de talent; celui-là, « parce qu'il est trop éloigné des principes de Nestier, de Salvert, de Neuilly, » dit la Grande écuyère.
Le roi nomma d'Abzac écuyer au manège, l'année suivante, le 7 août 1763; il n'avait pas encore dix-neuf ans.
Son talent s'est donc promptement révélé et il lui dut de compter comme élèves trois rois de France : Louis XVI, Louis XVIII, Charles X.
Pendant l'émigration, il professa l'équitation à Hambourg et l'on rapporte à cette époque l'anecdote suivante. Voyant un jour un écuyer allemand aux prises avec un cheval qu'il ne pouvait dominer, d'Abzac demanda la permission de monter le cheval et sut l'amener promptement à l'obéissance. « Si vous n'êtes pas le diable, vous êtes M. d'Abzac » s'écria l'écuyer allemand.
D'Abzac, en effet, avait atteint la plus grande célébrité à laquelle un écuyer puisse prétendre et il l'a conservée jusqu'aux limites de sa longue existence. Il ne descendit de cheval que pour entrer dans la tombe. La veille de sa mort, il monta encore ses deux chevaux favoris : Dentiste et Léos.
Voici son portrait tracé par le comte de Noël qui avait été page sous la Restauration, par conséquent, élève de d'Abzac et aussi de d'Aure.
« Il fallait voir ce noble vieillard, aux cheveux argentés, coiffé de son chapeau de manège classique, âgé de soixante-dix ans, ce vénérable comte d'Abzac, donnant ses leçons avec une clarté, une précision, un air de cour, qui remplissaient les spectateurs d'admiration. Monté sur son cheval isabelle à crins blancs, académiquement assis, il était le type du cavalier gentilhomme, et rappelait les belles gravures des anciens écuyers, en même temps qu'il était l'expression la plus noble de la perfection que l'on peut atteindre, à un âge même avancé, dans l'équitation académique. » Puis le comte de Noë ajoute, parlant de « d'Aure, l'élève et l'émule du vieux d'Abzac » : « Porté sur son cheval Le Cerf, ce cavalier déployait toute ce que la jeunesse, la grâce, jointes à une habileté consommée, pouvaient produire de plus séduisant dans l'art de l'équitation. »
D'après les biographes et les renseignements puisés près de la famille même du vicomte d'Abzac, il serait né en 1739 et serait mort, par conséquent, à quatre-vingt-huit ans, étant décédé en 1827. C'est une erreur; il est mort à quatre-vingt-trois ans, comme en témoignent, d'une part, l'âge qui lui est donné en 1762 par la comtesse de Brionne, et, d'autre part, ses propres états de services qui portent : « Vicomte d'Abzac (Pierre-Marie), né en 1744 à Maillac (Dordogne). »
À l'époque où le vicomte d'Abzac commandait le manège des écuries du roi et v professait, la régularité et l'élégance de la position, la finesse des aides, la douceur dans l'emploi des moyens de domination caractérisaient l'école de Versailles, qui rejetait tout ce qu'en équitation le bon goût réprouve.
Le principal reproche qu'on adressât à cette école fut de ne pas assez initier le cavalier aux moyens de développer la vitesse et à la manière d'employer le cheval lorsqu'il est mis dans la plénitude de ses actions.
C'était au comte d'Aure, comme je l'ai expliqué, qu'était réservé de combler cette lacune et de donner à l'équitation une direction, moins artistique peut-être, mais plus conforme au goût du joui-, en la faisant plus large et plus entreprenante.
Il fut le plus brillant élève du vicomte d'Abzac, lui succéda, ainsi que je l'ai dit, comme chef de l'enseignement donné ait manège du roi, et occupa cette position jusqu'au jour où ce manège fut supprimé.
Le comte d'Aure avance que l'école de Versailles de la Restauration ne donna pas, au point de vue de la propagation de l'art, d'aussi grands résultats qu'on pouvait l'espérer avec le talent de MM. d'Abzac, et voici comment il l'explique :
« Il faut se rappeler les idées, les usages, la mode de cette époque, pour expliquer comment la jeunesse d'alors n'a pas su profiter des avantages qui s'offraient à elle pour s'instruire.
« Les raisons que je vais donner paraîtront futiles, et pourtant elles sont vraies.
« Les MM. d'Abzac voulaient, en commençant un élève, pour le placer et le fixer à cheval, qu'il fût mis en selle à piquer; ils voulaient une coiffure qui tint sur la tête et préféraient pour cela le chapeau à trois cornes de Louis XVI, comme le portait du reste Napoléon, à cette espèce de pyramide en feutre, coiffée de travers et la pointe en avant, comme le portaient les tapageurs de l'Empire; ils préféraient en outre la botte à l'écuyère et la culotte un peu juste au charivari, au pantalon large et à la botte forte; ils donnaient, en outre, la préférence à l'éperon court sur l'éperon d'une longueur démesurée.
« Ce furent des exigences aussi raisonnables de la part de MM. d'Abzac qui contribuèrent le plus à éloigner de leur école. Monter sur une selle fermée était une humiliation ; porter un chapeau, dit a à « la voltigeur de Louis XIV » , était un ridicule; et puis, comment des vieillards, portant de la poudre, pouvaient-ils enseigner quelque chose ? »
D'autres raisons encore expliquent l'influence restreinte qu'au cours de la Restauration l'école de Versailles exerça sur la propagation de l'art.
Les élèves, qui pouvaient s'instruire à cette école et dont j'ai fait connaître les catégories lorsque je me suis étendu sur l'enseignement de d'Aure, représentaient, en somme, un personnel fort peu nombreux.
Le manège du roi était loin d'avoir ses portes grandes ouvertes. Le lieutenant-colonel Mussot rapporte qu'à l'époque oit il était garde du corps et en garnison à Versailles, bien des gardes - il était du nombre - demandèrent, mais en vain, d'être admis à prendre leçon au manège, et que la tribune seule du manège leur fut ouverte.
Ce qu'avance le lieutenant-colonel Mussot est confirmé par un document officiel, qui se trouve dans les archives de la Grande écurie. C'est une lettre, datée du 2 septembre 1827 et adressée par le due de Polignac, Premier écuyer, au comte de Boisfoucaut, qui avait été nommé commandant du manège après la mort du vicomte d'Abzac, se trouvant alors le plus ancien des écuyers. De cette lettre je transcris les passages suivants -
« Je viens d'être informé, Monsieur le Comte, que vous avez donné à quelques personnes étrangères au service la permission de monter à cheval au manège des dites écuries du roi... Vous sentirez peut-être, comme moi, l'inconvénient fort grave qui pourrait en résulter, par suite du refus formel qui a été fait aux demandes réitérées d'officiers de la garde royale et d'officiers des gardes du corps, qui seraient en quelque sorte autorisés à se plaindre des refus qu'ils ont essuyés... »
CHAPITRE XIX
Le manège de Saumur à. Paris en 1866. - Comparaison entre les Manèges de Versailles et de Saumur. - Dissemblances ; doctrines ; personnels ; exercices de l'enseignement ; nombre des élèves dans les deux manèges. - Différence dans la manière de faire des écuyers en chef de Saumur ; explication de ma manière. - Composition que doit présenter le rang de chevaux propre à chaque écuyer. - « Laruns », mon cheval d'école. - Le service des écuries royales divisé en trois branches.
Le manège de Versailles et celui de Saumur n'ont pas été sans appeler la comparaison. Une occasion particulière de les comparer s'est présentée lorsque le personnel du manège de Saumur, dont j'étais alors l'écuyer en chef, a été appelé à figurer au premier concours de la Société hippique française, qui fut ouvert à Paris, au Palais de l'Industrie, au mois d'avril 1866.
La présence du manège de Saumur au Palais de l'Industrie faisait événement dans le monde équestre. C'était la première fois que ce manège se produisait à Paris et qu'il se livrait au jugement d'une assemblée aussi considérable. L'épreuve était d'autant plus redoutable que les points de comparaison qui pouvaient être établis reposaient sur les souvenirs, - souvenirs de jeunesse dont les traces demeurent si profondes, - des spectateurs peut-être les plus éclairés, la comparaison avec le manège de Versailles se présentant tout naturellement à l'esprit des hommes de cheval, nombreux encore à cette époque, qui avaient été élèves de ce manège ou témoins de son éclat.
Saumur, je m'empresse de le dire, est sorti à son honneur de cette épreuve, où figuraient les écuyers, sous-écuyers et sous-maîtres. Elle ne devait comporter qu'une séance, le 19 avril. Mais, sur les demandes instantes qui furent faites à l'issue de cette séance, elle se renouvela le surlendemain.
La comparaison entre les manèges de Versailles et de Saumur ne peut se faire, cela va de soi, qu'au point de vue de leur doctrine respective, du talent des écuyers appelés à l'appliquer et à l'enseigner, des résultats obtenus chez les élèves, c'est-à-dire au point de vue de l'art équestre proprement dit. Car ces manèges se différencient essentiellement dans leurs bases mêmes. L'équitation était tout à Versailles, tandis qu'à Saumur elle représente seulement une branche de l'instruction que des militaires de tous grades viennent acquérir à l'école de cavalerie.
En limitant la comparaison à l'équitation, on n'en trouve pas moins, entre Versailles et Saumur, des différences sensibles.
La doctrine de Versailles envisageait l'équitation des gens du monde, l'équitation de cour avec toutes ses élégances.
Celle de Saumur a en vue l'équitation militaire qui, dans sa simplicité, doit satisfaire à de nombreuses exigences.
À Versailles, le personnel du manège était permanent. La pratique et l'enseignement de l'équitation constituaient la carrière même des écuyers, des piqueurs et des sous-piqueurs. Ce personnel, peu nombreux, recevait les soins directs du chef du manège et, sa permanence aidant, avait les moyens d'arriver au degré de perfection qu'il était donné à chacun de pouvoir atteindre dans l'art équestre.
À Saumur, il n'en est pas ainsi. Le personnel du manège se renouvelle assez fréquemment. Il ne saurait en être autrement, chacun de ceux qui le composent ayant à poursuivre sa carrière, qui est la carrière des armes.
En parlant de l'enseignement de d'Aure à Saumur, j'ai dit pourquoi les écuyers devaient avoir pour eux l'autorité du grade, et que, par suite, les écuyers civils devaient être écartés du manège de l'école de cavalerie, malgré la supériorité de talent qu'on pouvait attendre d'hommes consacrant leur vie à l'équitation.
Le personnel du manège de Saumur trouve une compensation à son manque de permanence, dans son recrutement. S'exerçant sur un nombre considérable de sujets, le choix peut alors se fixer sur des cavaliers exceptionnellement bien doués pour l'équitation. Les écuyers militaires ont d'ailleurs prouvé surabondamment qu'ils sont, en tous points, à hauteur de leurs fonctions.
Entre Versailles et Saumur se rencontre encore une autre différence, se rapportant à la façon dont l'enseignement pouvait être exercé et découlant du nombre si différent d'élèves à Instruire dans les deux Manèges.
À Versailles, en raison du petit nombre d'élèves, le chef du manège pouvait être et était, en effet, leur professeur effectif, attitré, et tous passaient, au moins pendant un temps, sous sa direction immédiate. Ses soins pouvaient ainsi se porter sur chaque élève et il en résultait que les cavaliers instruits à Versailles se reconnaissaient en présentant tous, plus ou moins, le reflet du talent du chef du manège, qui a toujours été un écuyer de grand mérité. C'est là ce que l'école de Versailles présentait, chez ses élèves, de vraiment particulier et tout à son avantage.
À Saumur, l'écuyer en chef ne saurait exercer une action aussi directe sur tous les élèves ; ils sont trop nombreux. À l'époque dont je parle, le compte en a été fait ; l'école de cavalerie était appelée à former, dans l'espace d'une année, plus de cavaliers que Versailles n'en avait formés en dix ans.
L'écuyer en chef doit donc faire un choix, Il n'a pas été le même chez tous ceux qui ont occupé l'emploi. Ainsi, c'est des sous-officiers maîtres et sous-maîtres de manège que Novital s'occupait spécialement ; tandis que c'est aux lieutenants d'instruction que d'Aure donnait tous ses soins. J'en ai fait connaître les raisons.
Quant à moi, c'est sur le personnel enseignant, sur les capitaines-écuyers et les lieutenants sous-écuyers, déjà nombreux, que j'ai cru devoir porter mes efforts. C'était à eux qu'il appartenait de faire appliquer, par leurs élèves propres, les enseignements qu'ils recevaient de l'écuyer en chef. Je n'exerçais qu'une surveillance générale sur l'enseignement donné aux élèves. Dans mes visites journalières aux différentes divisions, je m'abstenais même, généralement, de faire directement aux élèves les observations qu'ils pouvaient motiver, c'est par la voix de leur écuyer que, d'habitude, Je les leur faisais parvenir. Seulement, lorsque, les beaux jours arrivant, l'instruction se trouvait avancée, je prenais avec moi les lieutenants d'instruction, ainsi que les sous-lieutenants, par groupes successifs de trois ou quatre. Je les emmenais au-dehors sur des chevaux de carrière et, au cours de ces promenades qui tournaient en véritables conférences je provoquais les questions chez les officiers, dans le, but d'éclairer leurs doutes, d'étendre et de préciser leurs idées en équitation. Mais il ne pouvait y avoir lit qu'un complément bien limité d'instruction.
En réalité, c'est par leurs écuyers attitrés qu'étaient vraiment formés les élèves des différentes catégories que comprenait alors l'école de cavaleries ; et, comme ces écuyers étaient des professeurs de valeur inégale, l'ensemble des élèves ne pouvait présenter ce cachet d'uniformité, très enviable pour une école, qui caractérisait les élèves sortis de Versailles.
Pour terminer l'étude comparative des manèges de Versailles et de Saumur, je vais exposer la composition que doit présenter le rang de chevaux propre à chaque écuyer.
Il doit comprendre, de fondation, un cheval d'école, dit aussi de manège, et un cheval de carrière, puis des sujets qui n'y figurent que momentanément et dont je ferai l'énumération.
Le cheval d'école, dont la spécialité se renferme dans le travail de manège, est celui qui doit justifier plus particulièrement le titre d'écuyer, dont il représente en réalité le brevet vivant.
Ce cheval doit être conservé longtemps, le plus longtemps possible, par le même écuyer, ses progrès devant être incessants, sans limites, si son maître possède vraiment et à un point élevé le sentiment de son art.
C'est ainsi qu'à Versailles, le vicomte d'Abzac a conservé, pendant des années, son cheval d'école, de robe isabelle aux crins blancs, et qu'il a rejeté si justement la demande de d'Aure, son élève, qui voulait, mû par le goût du changement, abandonner Le Cerf, ce cheval à l'aide duquel il devait en arriver à fonder sa renommée d'écuyer et dont j'ai parlé avec détail.
À Saumur, et pendant tout le temps qu'il a exercé les fonctions d'écuyer en chef, le commandant de Novital a conservé le même cheval d'école, Ourphaly, dont j'ai fait le portrait.
Pendant les sept années que j'ai commandé le manège de l'école de cavalerie, j'ai gardé à mon rang mon cheval d'école de prédilection, Laruns, bai brun de race anglo-arabe, le cheval le plus séduisant que de ma vie j'aie monté.
Le cheval de carrière, qui doit figurer au rang de l'écuyer, ne demande pas d'y être maintenu aussi longtemps que le cheval d'école, tant s'en faut. Mais encore doit-il y être conservé assez de temps pour pouvoir être donné comme modèle du cheval de campagne.
Ici, le rapprochement entre le manège de Saumur et celui de Versailles ne saurait se continuer, ce dernier n'ayant pas possédé de chevaux répondant complètement au cheval de carrière de Saumur.
Le service des écuries royales était divisé en trois branches bien distinctes : le service du manège, celui de la selle, celui de l'attelage. Et c'est au service de la selle qu'appartenaient plus particulièrement les chevaux répondant aux chevaux de carrière, qui furent introduits à Saumur et adjoints à ceux de manège par le général Oudinot, lorsqu'en 1825 il prit le commandement de l'école de cavalerie.
Quant aux autres chevaux comptant au rang de l'écuyer, ils doivent comprendre deux jeunes chevaux : l'un de manège, l'autre de carrière, dont le dressage a pour limite et durée le service auquel ils doivent satisfaire.
À ces jeunes chevaux est adjoint, à l'occasion, un sujet, soit vicieux dont il faudrait dominer le caractère, soit présentant une difficulté spéciale qu'il s'agirait de faire disparaître.
CHAPITRE XX
Rousselet. - Sa dernière séance au manège. - écoles dont sa carrière équestre évoque le souvenir - « Ecole d'équitation » de Versailles ; Coupé et Gervais. - « école spéciale de cavalerie » de Saint-Germain. - « école d'instruction des troupes à cheval » de Saumur. - Débuts du professorat équestre de Rousselet. - Chabannes et Cordier. - Antagonisme entre les écoles Montfaucon et d'Auvergne. - « école des chevau-légers de la Garde ». - Lubersac. Montfaucon ; son traité. - Dressage au pas. - « école militaire » de Paris. - D'Auvergne. - Différences entre les équitations Lubersac et d'Auvergne. - Cette dernière, véritable équitation militaire. - Dressage du cheval d'escadron. - Le bridon. - états de services de d'Auvergne ; ses élèves et ses interprètes. - Boisdeffre. - Bohan. - Chabannes. - Sentiments de reconnaissante affection que jadis les élèves professaient pour leurs maîtres. - Simplicité dans les pratiques équestres, recommandée par les trois élèves de d'Auvergne. - Limites dans lesquelles doit se maintenir l'équitation militaire. - Prohibition des allures artificielles. - Où la perfection peut s'acquérir. - éloge de Chabannes par Flandrin et Aubert. - Sa résidence à Bagneux. - Ses sabots et ses bottes à l'écuyère. - Ses publications. - Différences entre les principes de Chabannes et ceux de Cordier. - Lutte ouverte dans le manège civil. - Montfaucon est adopté. - Retraite de Chabannes. - Désaccord entre le manège et l'instruction militaire. - Revanche de d'Auvergne. - Cours d'équitation de 1825. - Mottin de la Balme. - Interdit pesant sur Chabannes, levé en 1825. - Les écuyers militaires, à Saumur, datent de 1825.
Je vais parler du commandant Rousselet qui est, après mes deux maîtres Baucher et d'Aure, l'écuyer le plus remarquable et le plus en renom que j'aie connu.
J'ai déjà eu l'occasion de parler de lui, lorsque j'en étais à mon cours d'officier-élève, et j'ai dit alors qu'il avait sa place marquée parmi les écuyers célèbres, dont il a fait graver les noms sur des tables de marbre placées dans le manège des écuyers de Saumur. Il n'a jamais été mon écuyer attitré, mais j'ai saisi toutes les occasions de le suivre dans sa pratique personnelle et dans son enseignement.
Lorsque je suis arrivé à Saumur comme lieutenant d'instruction, Rousselet était à la retraite depuis près d'un an. Cependant je le vis encore une fois à cheval, le général de Goyon, qui avait été son élève en 1827, ayant prié son ancien maître de venir une fois encore an manège et d'y faire une reprise à la tête des écuyers. Je n'eus garde de manquer à cette solennité.
Je vois toujours le si respectable commandant Rousselet, sous ses beaux cheveux argentés et avec son visage souriant, en longue redingote noire, culotte blanche et bottes molles, montant Arc-en-ciel, son dernier cheval d'écuyer, sur lequel il apparaissait pour la dernière fois. La liberté du cheval, qui semblait se jouer sous son cavalier, était telle que je l'avais connue jadis, liberté si grande que, dans le travail au galop, plus d'une fois j'eus la sensation que le cheval allait échapper à son cavalier et faire un changement de pied inopportun. Mais l'habile écuyer, le ressaisissant toujours à temps, le maintenait sur le bon pied, sinon dans une position tout à fait correcte.
Je pars de ce dernier souvenir pour m'étendre sur le célèbre écuyer et aborder différentes questions se rattachant aux écoles où il a été élève ou maître.
Voici d'abord, à grands traits, le résumé de sa carrière militaire et équestre.
Né le 8 mars 1783, Rousselet entra dans l'armée au mois de septembre 1799, comme enrôlé volontaire, dans un régiment de cavalerie. En 1802, il passe, comme élève, à « l'école d'équitation de Versailles » où il reste deux ans, et poursuit sa carrière militaire jusqu'au grade de chef d'escadron, obtenu en 1814.
À partir de janvier 1815, commence sa carrière d'écuyer civil. À cette date, il est nommé sous-écuyer à « l'École d'instruction des troupes à cheval », organisée à Saumur par le lieutenant-général, comte de Laferrière.
L'école de Saumur ayant été licenciée à la suite de la conspiration bonapartiste Berton, Rousselet, au mois de mars 1822, date de ce licenciement, est attaché comme sous-écuyer au manège de « l'école spéciale militaire de Saint-Cyr ».
À la suppression de ce manège, au mois de janvier 1824, Rousselet, toujours sous-écuyer, passe à « l'école d'application de cavalerie de Versailles ».
Au mois de mars 1825, il est nommé écuyer de deuxième classe à « l'Ecole de cavalerie », transférée de nouveau, et définitivement, à Saumur et organisée par le général Oudinot.
Au mois d'octobre 1832, il est nommé écuyer de première classe et c'est dans cette situation qu'il prend sa retraite, le 28 février 1849. Il mourut en 1858.
Ainsi, c'est le régiment et le champ de bataille qui représentent la première école où s'est formé Rousselet. Entre temps il avait passé deux ans à « l'école d'équitation de Versailles ».
La Convention avait supprimé, en 1793, toutes les écoles instituées par la monarchie. Mais, au mois d'août 1796, le directoire exécutif avait arrêté qu'une « école nationale d'équitation » serait créée au manège de Versailles. Les liquidateurs de la liste civile ayant conservé à Versailles, et sous la direction de leurs piqueurs, un assez grand nombre de chevaux qui avaient appartenu à la maison royale, ces chevaux furent versés aux écuries de l'école nouvellement créée.
Dans cette école professaient Coupé et Gervais, qui avaient été piqueurs au manège royal de Versailles et employés, à ce titre, à dresser les jeunes chevaux des différents services de la Maison du Roi et à rectifier les chevaux de manège qui avaient été dérangés par les élèves.
Pour ces piqueurs, certainement très habiles praticiens des errements traditionnels du manège de Versailles, mais qui se trouvaient transformés en écuyers-professeurs, le fond de l'enseignement de leur équitation, tout académique, était : « Regardez-moi et faites comme moi. »
C'est beaucoup, sans doute, et c'est la première condition à remplir par celui qui professe l'équitation. Mais, pour des maîtres, ce n'est pas assez, tout en valant mieux qu'écrire et discourir sans prêcher d'exemple.
Coupé ni Gervais n'ont écrit et le traité d'équitation de Montfaucon de Rogles était le livre classique de leur enseignement.
Lorsqu'au mois d'août 1810 « l'Ecole d'équitation Versailles » fut supprimée et « l'école spéciale de cavalerie de Saint-Germain », organisée, Coupé et Gervais n'étaient plus à la tête de l'instruction équestre ; mais le traité de Montfaucon n'en resta pas moins en honneur. À la première édition, qui date de 1778 et qui a été publiée après la mort de par les soins de son frère, succédait une seconde édition, datée de 1810.
On verra les conséquences qu'eut la faveur attachée aux principes de Montfaucon, lorsqu'après la suppression de l'école de Saint-Germain, qui eut lieu au mois d'août 1814, une « école d'instruction des troupes à cheval » fut établie à Saumur, par ordonnance royale de décembre 1814. Les cours cette dernière école s'ouvrirent au mois de mars 1815.
C'est à cette date que commence le professorat équestre de Rousselet. Pendant trente-quatre ans, il l'a exercé au profit de l'armée qui doit conserver en vénération sa mémoire.
C'est avec le titre de sous-écuyer que Rousselet débuta à Saumur, et il fut d'abord le second au manège du marquis Ducroc de Chabannes.
L'instruction équestre était alors dirigée par Chabannes et Cordier, avant chacun le titre d'écuyer. Le premier avait « le piquet de la grosse cavalerie », le second « le piquet de la cavalerie légère ».
Les deux écuyers, tous deux anciens capitaines de cavalerie, n'étaient pas de même origine équestre. Chabannes, élève de l'école militaire de Paris, avait eu pour maître d'équitation le lieutenant-colonel d'Auvergne, qu'il tenait en vénération et dont il professait la doctrine.
Cordier, qui avait été élève de l'école nationale d'équitation, de l'école pratique de Versailles, pourrait-on dire, était imbu des principes de Montfaucon et les professait déjà à Saint-Germain, où il avait été sous-écuyer, du mois d'avril 1811 au mois d'août 1814.
Or, il y avait antagonisme entre l'école de Montfaucon et celle de d'Auvergne.
Pour l'expliquer et remonter à son origine, il faut se reporter au siècle précédent, à la rivalité qui se produisit entre l'école des chevau-légers de la garde du roi et le manège de l'école royale militaire de Paris.
Je vais donc d'abord parler de cette école, de ce manège, et des écuyers qui s'y rattachent.
En 1744, une école, véritable école militaire, avait été instituée dans la compagnie des chevau-légers de la Garde, logée à Versailles et commandée par le dite de Chaulnes. Le comte de Lubersac, qui avait été élève de Salvert à la Grande écurie, en dirigeait l'instruction à partir de 1747, et c'est sous son impulsion que s'est formée celte fameuse école des chevau-légers qui a fourni à la cavalerie les sujets les plus distingués.
La plus haute noblesse du royaume s'empressa d'entrer à cette école. On Y vit réunis près de deux cents jeunes gens des plus qualifiés et même des princes étrangers.
Lubersac mit à la tête du manège Montfaucon de Rogles, qui avait été son élève à la Grande écurie lorsque lui-même s'y trouvait en qualité d'écuyer cavalcadour, puis d'Ecuyer ordinaire.
Lubersac. - Lubersac (comte de), François-Louis, naquit à Brives, le 23 novembre 1713. Page à la Grande écurie de 1731 à 1735, écuyer cavalcadour en 1736, écuyer ordinaire en 1740, il démissionna en 1742 pour prendre une compagnie de cavalerie, puis il rentra, l'année suivante, à la Grande écurie, en qualité d'écuyer ordinaire, et en sortit de nouveau en 1747 pour prendre une cornette dans la compagnie des chevau-légers de la Garde, avec rang de mestre de camp de cavalerie. Nommé brigadier de cavalerie le 20 février 1761, maréchal de camp le 25 juillet 1762, il prit sa retraite le 13 janvier 1765, en conservant ses appointements de sous-lieutenant des chevau-légers comme pension de retraite. Lubersac avait été nommé premier sous-lieutenant des chevau-légers de la Garde le 7 mai 1758.
Montfaucon. - De Montfaucon de Rogles naquit le 20 octobre 1717. Page de la Grande écurie de 1738 à 1742, cornette de cavalerie en 1745, il est mis à la tête du manège des chevau-légers de la Garde en 1747, position qu'il abandonna en 1751, étant nommé écuyer ordinaire de la Petite écurie du roi, commandant l'équipage du Dauphin, père de Louis XVI. Il mourut en 1760.
C'est dans le traité d'équitation de Montfaucon que l'on peut trouver la doctrine professée au manège de l'école des chevau-légers, où les principes de Lubersac faisaient loi.
Lubersac n'a pas transmis lui-même, par la plume, ses principes ou, du moins, ne les a pas publiés. Mottin de la Balme le fait savoir, en rapportant une conversation qu'il eut avec le célèbre écuyer, peu de temps avant la mort de celui-ci. Dans cet entretien, Lubersac, « dont les talents sur l'équitation ont fait l'admiration des connaisseurs », assura qu'il avait beaucoup écrit sur le travail de la cavalerie dans les manèges, mais que ses observations et ses principes étaient restés dans son cabinet.
D'Auvergne, qui devait s'illustrer lorsqu'il eut le commandement du manège de l'école militaire de Paris, était élève de Lubersac. De même que celui-ci, il n'a rien publié. Mais la bibliothèque du ministère de la guerre possède de ses manuscrits, et voici en quels termes d'Auvergne y parle de son maître :
« M. de Lubersac a porté l'art de l'équitation plus loin qu'on ne l'avait encore porté. Il a senti et raisonné les rapports qu'il doit y avoir entre l'homme et le cheval. Il cherchait les moyens de les démontrer quand la mort, à la force de son âge, nous a enlevé des talents supérieurs, qui nous auraient éclairés à jamais sur un art dont les principes sont encore dans les ténèbres. Quoique faible disciple d'un aussi grand maître, encouragé par la reconnaissance et le souvenir de ses excellentes leçons... »
On cite de Lubersac, comme particularité, le dressage de ses chevaux en employant la seule allure du pas.
Aussitôt que ses chevaux étaient débourrés, il entreprenait leur dressage. Il les montait pendant dix-huit mois ou deux ans, uniquement au pas, et quand, au bout de ce temps, il les mettait sous ses plus forts élèves, ceux-ci étaient étonnés de les trouver dressés à toutes allures.
Ceci petit paraître surprenant. Cependant, en dressant ainsi ses chevaux, Lubersac prouvait simplement qu'il avait le tact assez fin pour sentir, au pas, toutes les résistances, quelque légères qu'elles fussent, et qu'il savait les détruire jusque dans leurs dernières racines.
Avec un cavalier doué d'un tact moins délicat, le travail au pas aurait offert, pendant bien moins de temps, les moyens de faire progresser le dressage. Il aurait fallu l'emploi d'allures plus énergiques pour lui rendre perceptibles les résistances, qu'il aurait amoindries sans doute, mais non complètement détruites, et que l'insuffisance de son tact ne lui permettait plus d'apprécier à l'allure du pas.
Cela se comprend. Les contractions musculaires étant instinctivement solidaires les unes des autres, l'intensité des résistances croit en raison de l'énergie de l'allure et telle résistance, qui, pour un cavalier inférieur, est imperceptible au pas, lui devient sensible en prenant une allure vive.
Je me résume, en disant que, les résistances constituant les obstacles qui empêchent le cavalier d'obtenir la flexibilité des ressorts du cheval et, par suite, de disposer librement de ses forces, il y a lieu d'en conclure que le cheval peut être dressé au pas, du moment où le cavalier sait détruire, à cette jusqu'au dernier soupçon des résistances. Pour une main habile, le reste n'est plus que peu de chose.
L'école des chevau-légers de la Garde jouissait donc d'une haute réputation, lorsqu'en janvier 1751 parut l'édit du roi portant création d'une « école militaire à Paris ».
Les sujets les plus distingués étant recherchés pour la composition du corps enseignant de cet établissement, c'est à l'école des chevau-légers que fut demandé de former l'écuyer qui devait avoir le commandement du manège.
Lubersac désigna M. de Fontaines, comme devant être préparé pour occuper cette position. Mais celui-ci resta aide-major aux chevau-légers, et, lorsqu'en 1756 les cours de l'école militaire s'ouvrirent, ce fut d'Auvergne, appartenant au même corps que M. de Fontaines, qui fut nommé écuyer en chef de l'Ecole royale militaire, position qu'il occupa tout le temps de l'existence de cette école.
Cette nomination ne se fit pas sans difficultés. Le choix que l'École militaire faisait de d'Auvergne, bien qu'il n'eût reçu aucune instruction spéciale le préparant aux fonctions qu'il était appelé à remplir, rencontra une grande opposition dans l'état-major même des chevau-légers. Il ne fallut rien moins qu'une haute influence pour obtenir son agrément.
Peut-être Lubersac prévoyait-il la rivalité, l'antagonisme même, qui s'établirait entre son manège et celui que d'Auvergne, son propre élève cependant, allait commander. Quoi qu'il en soit, c'est ce qui se produisit.
D'Auvergne, devenu le célèbre d'Auvergne, a été un chef d'école dans toute l'acception du mot. Il peut être considéré comme le « fondateur de l'équitation militaire française ». C'est lui qui a dépouillé l'équitation des dernières superfluités qu'elle présentait encore, pour la renfermer dans les seuls besoins des troupes à cheval.
Il a modifié, en même temps, la position du cavalier, en la faisant naturelle et aisée, de prétentieuse et guindée qu'elle était encore. La position académique, telle qu'on la comprenait alors, subissait l'empire de la mode et n'était rien moins que naturelle. Elle pouvait, à la rigueur, convenir à une équitation de cour, de représentation, mais non au cavalier militaire, appelé à faire de longues chevauchées.
Tout en ayant des points d'attache avec les principes propres à l'école des chevau-légers, l'équitation de l'école militaire s'en différencie sensiblement.
Elle fut moins académique, plus simple, plus naturelle, plus hardie, plus militaire enfin, et lion moins brillamment professée et, pratiquée.
Parlant du dressage du cheval d'escadron, d'Auvergne dit : « L'art de l'homme de cheval ne devrait pas s'étendre plus loin, Il s'est étendu jusqu'à présent à former des chevaux que personne ne petit monter, et à ne point former des chevaux pour la guerre... Enfin, je ne veux jamais que ma science s'étende plus loin que pour former des hommes et des chevaux pour l'escadron. Je fais fort peu de cas tout ce, brillant de manège qui ne sert à rien. Qu'on n'imagine pas que je laisse les chevaux de chasse. Je crois qu'il est indispensable, par le fréquent usage qu'on en fait, de savoir les dresser. »
Le bridon a toutes ses préférences : « Le bridon, dit-il, est une des meilleures inventions qu'on ait trouvées dans l'art de l'équitation... Je déteste la bride et suis, par conséquent, ami du bridon, dont les effets ne sont pas à comparer aux ravages affreux de la bride dans la bouche de l'animal... Je pourrais vous donner encore bien d'autres effets de la bonté du bridon... Les Français ont complètement abandonné le caveçon, pour ne se servir que de la bride seule avec le bridon. Ce dernier est de nouvelle invention. Il ne prend son origine que depuis 1730. C'est une des meilleures découvertes. Il met le cavalier dans le cas de ménager son cheval, en s'en servant alternativement avec la bride. Les régiments de cavalerie l'ont à peu près condamné, sous prétexte que, quand le cavalier a le sabre à la main, il ne peut en faire usage et qu'on craint qu'il n'en contracte l'habitude. Les effets du bridon sont si salutaires à entretenir la sensibilité des barres que, bien loin d'adopter la maxime de la cavalerie, on devrait lui en faire faire le plus fréquent usage dans les manœuvres où le cavalier est obligé d'avoir le sabre à la main. »
Il insiste sur l'union intime qui doit exister entre le cavalier et sa monture : « Dans tous les mouvements, l'homme et le cheval ne doivent former qu'un seul et même corps et un tout exactement harmonique. L'harmonie naît de l'accord parfait des parties qui font mouvoir et des parties de l'animal qui doivent être mues. Ce grand principe est le fond de l'art. »
Parlant des limites dans lesquelles doivent se maintenir les démonstrations, d'Auvergne fait cette recommandation : « Vouloir tout démontrer dans un art est une chose absurde. Il faut que la pratique ait ses avantages, quand elle est conduite par des principes généraux. »
Mais on sent que, pour ce grand artiste, l'objectif constant a été la recherche du cheval droit. Les lignes qui suivent, et qui sont les dernières que je tirerai de ses manuscrits, suffiraient à en donner la preuve. «Il n'existe presque point de chevaux parfaitement droits. L'homme de cheval, avec toute la perfection de l'art, passe sa vie à corriger cette imperfection. »
Parmi les chevaux dressés par l'écuyer en chef de l'école militaire, il en est un qui est désigné comme ayant été entouré, plus particulièrement, de l'admiration générale. Il était de robe noire et se nommait l'Andaloux.
La réputation de d'Auvergne alla vite grandissant et, le roi ayant autorisé six externes à prendre leçon au manège de l'école militaire, les fils des plus grands seigneurs briguèrent cet avantage.
D'Auvergne. - Jacques-Amable d'Auvergne naquit, le 5 juillet 1729, à Poulmery (Berry). Admis en 1743, d'abord comme surnuméraire, dans la compagnie des chevau-légers de la garde du roi, il en sortit, le 15 juillet 1756, pour prendre le commandement du manège de l'école royale militaire. Le rang de capitaine de cavalerie et la croix de Saint-Louis lui furent donnés le 25 juillet 1762, et d'Auvergne était commissionné lieutenant-colonel de cavalerie le 19 octobre 1773.
Il exerça les fonctions d'écuyer en chef de l'école militaire, depuis sa fondation jusqu'au 23 mars 1776, date de sa suppression, puis lorsque cette école fut rétablie, en 1777, sous la dénomination de Compagnie des cadets gentilshommes, et jusqu'à sa suppression définitive, prononcée le 1er avril 1788. D'Auvergne se retira alors à Orléans et y vécut dans une complète retraite.
D'Auvergne n'a rien publié, mais plusieurs de ses élèves, marchant fidèlement dans la voie qu'il leur avait tracée, ont été les interprètes de ses principes. Ce sont Boisdeffre, Bohan, Chabannes. Ils s'inclinent devant ce cavalier et s'unissent pour rendre un éclatant hommage aux éminentes qualités de leur maître admiré et aimé autant que respecté. En voici les preuves :
Boisdeffre lui dédie son premier ouvrage, Principes de cavalerie, publié en 1788, et voici en quels termes : « C'est un besoin de mon coeur, mon cher maître, de vous offrir cet ouvrage ; il est le fruit de vos leçons, il doit vous appartenir. Si vous en agréez l'hommage, j'aurai ma plus chère récompense. »
Plus loin, après avoir tracé le portrait de l'écuyer, Boisdeffre ajoute : « Ce modèle est le chef-d'oeuvre de l'art. J'ai vu dans ma vie un homme à qui cette perfection était familière, et cet homme fut mon maître. »
Ailleurs, dans un autre ouvrage intitulé Principes d'équitation et de cavalerie, publié en 1803, Boisdeffre s'exprime ainsi : « M. d'Auvergne, écuyer en chef de l'école militaire, réunissait toute la perfection du plus rare talent... Il enseignait avec le même succès. Toutes les personnes qui ont connu M. d'Auvergne confirmeront cet éloge et ajouteront qu'à son talent supérieur il joignait tout ce que la bonté a de plus touchant, et la vertu de plus exemplaire. L'auteur de cet ouvrage fut son élève et toujours son ami. »
Boisdeffre. - Jean-François-René Le Mouton, chevalier de Boisdeffre, naquit le 30 novembre 1745, à Bérus (Sarthe). élève de l'école militaire, il entrait, comme cornette, au régiment royal des carabiniers, le 12 avril 1762. Premier lieutenant le 7 mai 1780, avec rang de capitaine, du 9 août 1781, il quittait les carabiniers le 20 juin 1784 et donnait sa démission, ayant été nommé sous-gouverneur des pages de la Chambre du Roi.
Le 14 novembre 1809, il fut nommé maître d'équitation à « l'école spéciale militaire de Saint-Cyr », et occupa cette position jusqu'au licenciement de l'école prononcé le 30 juillet 1814.
Bohan, dans son Examen critique du militaire Français, publié en 1781, confirme l'opinion de Boisdeffre sur leur maître commun, « dont la réputation est au-dessus de ce que je pourrais en dire. » Ainsi s'exprime Bohan, qui a été aide-major de la Gendarmerie de France, réputée, entre tous les corps de cavalerie, pour la perfection de son instruction équestre.
Bohan. - François-Philibert Loubat, baron de Bohan, naquit le 23 juillet 1751 à Bourg-en-Bresse. élève à l'Ecole royale militaire le 16 mars 1761 ; nommé le 1er janvier 1768 au régiment Royal-Pologne (cavalerie) avec rang de sous-lieutenant sans appointements ; passé le 13 juillet 1771, avec rang de capitaine, au régiment de La Rochefoucauld (dragons) ; capitaine en 2e le 11, octobre 1776 ; capitaine commandant le 17 septembre 1782 ; mestre de camp en 2e au régiment de Lorraine (dragons) le 1er janvier 1784; aide-major de la Gendarmerie le 22 mai 1784 ; réformé avec le corps le 1er avril 1788 ; colonel attaché au régiment des Cuirassiers du Roi le 30 avril 1788, puis au régiment Royal-Lorraine (cavalerie) le 7 janvier 1789 ; démissionnaire le 1er mars 1789. Bohan mourut à Bourg le 12 mars 1804. Il était chevalier de Saint-Louis au 8 août 1784.
Chabannes donne pour titre à son dernier ouvrage, imprimé en 1827, Résumé des principes de M. d'Auvergne.
Il n'avait pas besoin cependant d'en appeler à son maître pour avoir de l'autorité dans le monde équestre. Agé de soixante-treize ans lorsqu'il fit paraître ce dernier ouvrage, son grand talent, aidé de sa longue expérience, l'avait placé au premier rang des écuyers de l'époque, et il représentait alors une grande personnalité équestre.
Chabannes. - Jean-François Ducroc, marquis de Chabannes, naquit le 3 novembre 1754 à Chabannes (Haute-Loire). élève à l'école royale militaire en 1766, sous-lieutenant au régiment de Cavalerie du Roi le 1er juin 1772, lieutenant le 30 août 1775, rang de capitaine le 2 juin 1784, chargé de l'instruction à cheval à l'école d'équitation de Béthune en 1778, capitaine d'une compagnie au 6e régiment de cavalerie le 15 septembre 1792, commandant du fort d'Alais le 18 avril 1795, réforme le 1er septembre 1795, rappelé à l'activité et nommé adjoint à l'état major de l'armée le 17 janvier 1804, retraité le 19 mars 1808, régisseur du haras de Langonnet le, 10 juillet 1811, chef du dépôt à Tervueren le 6 octobre 1813.
Écuyer à l'école de cavalerie de Saumur du 19 janvier 1815 au 13 février 1817, décédé à Bagneux le 7 Juillet 1835, Chabannes avait reçu la croix de chevalier de Saint-Louis en 1792. peu de temps, par conséquent, avant que l'ordre ne fût aboli par la Convention.
En remontant vers ce passé que je viens d'effleurer, ne pourrait-on pas trouver un signe des temps dans ce respect et cette reconnaissance de longue haleine des élèves pour le maître qui les a instruits ?
Ces sentiments étaient communs au cours du dix-huitième siècle, fécond en écuyers de renom, Ainsi, d'Auvergne, parlant de son maître Lubersac, se dit « le faible disciple d'un aussi grand maître ».
La Guérinière, dans sa reconnaissance pour celui qui l'a instruit, s'exprime ainsi : « Mais qu'il me soit permis, par un mouvement de juste reconnaissance, de joindre mon suffrage à celui des personnes qui, avec connaissance de cause, ont loué M. de Vandeuil, mon illustre maître. Cet hommage particulier que je dois à qui je dois tout ... »
Aujourd'hui, il en va autrement. Même avant que l'expérience les ait mûris, on voit des cavaliers écrire avec la prétention de ne relever que d'eux-mêmes, de ne rien devoir à leurs maîtres ni à leurs devanciers.
À les lire, on croirait vraiment qu'avant eux personne n'a existé.
Et pourtant, que de prétendues nouveautés qui ne sont que des exhumations! Que de gros volumes, parus de nos jours, renfermant moins d'enseignements utiles que le petit livre De l'équitation de Xénophon, pour ne parler que du plus ancien des livres, traitant de l'équitation, arrivés jusqu'à nous et dont la date remonte à quatre siècles avant l'ère chrétienne !
Dirai-je encore que La Guérinière, avec ces quelques mots : « Diligence des hanches », « dans la balance des talons », éclaire mieux le sentiments, en dit plus que des pages et des pages sorties de la plume de cavaliers avant écrit avant que, pour eux, le moment en soit venu.
Une chose digne de remarque, chez les trois élèves de d'Auvergne dont je viens de parler, c'est l'insistance que chacun met à recommander « la simplicité » dans les pratiques équestres.
Ainsi Boisdeffre dit : « L'équitation n'est point l'art de faire exécuter à l'animal des mouvements extraordinaires, mais celui de disposer ses forces à un juste emploi. » Et ailleurs, à propos des allures artificielles : « Je n'en dirai rien, parce que je regarde toutes ces choses comme des phébus. »
Bohan tient un langage analogue : « Dans mon école, dit-il, les chevaux ne connaîtront pas d'allures artificielles et j'appliquerai toutes les ressources de l'art à perfectionner celles que la nature leur a données. »
Chabannes parle de même et s'exprime ainsi à propos des allures artificielles : « Ces pratiques, soi-disant académiques, seraient extrêmement abusives dans une instruction militaire, où tout doit tendre à ce qui est utile et non à ce qui est brillant et fantastique. »
Dans ce que je viens de rapporter des écrits des trois brillants élèves de d'Auvergne se trouvent tracées les sages limites, dans lesquelles doit se maintenir l'équitation militaire, pour conserver son caractère vraiment utile et pratique, et pour qu'elle soit conservatrice du cheval.
La prohibition des allures artificielles, dans les manèges militaires, remonte donc à une époque éloignée, et cette mesure s'appuie sur les plus hautes autorités équestres. Je n'ai fait que suivre leurs errements lorsque, écuyer en chef de l'école de Saumur, et plus tard commandant de cette école, j'ai proscrit les allures artificielles pour les chevaux employés à l'instruction. Je n'ai fait d'exceptions que pour les sauteurs aux piliers et en liberté, dont le but est de concourir à donner de la tenue au cavalier.
Point n'est besoin, d'ailleurs, d'allures artificielles pour perfectionner le talent de l'écuyer.
Cette perfection s'acquerra, avec beaucoup moins de danger pour le cheval et bien plus de profit pour son emploi, en faisant usage des seules allures naturelles. Pouvant être nuancées pour ainsi dire l'infini, elles suffisent à alimenter l'intérêt chez l'écuyer. Le célèbre Lubersac ne dressait-il pas ses chevaux en employant la seule allure du pas ? et cette manière de faire était tout à fait propre à exercer et à développer son tact.
Les écuyers civils, eux aussi, arrivèrent à la simplicité, en suivant la voie dans laquelle les écuyers militaires les avaient précédés.
Chabannes ayant été une illustration du manège de Saumur et le guide de Rousselet lors de ses débuts dans le professorat, je vais parler avec détail du célèbre écuyer, dont le nom se lie intimement à la lutte des écoles d'Auvergne et Montfaucon, avant d'aborder cette lutte qui entraîna la radiation de Chabannes du cadre des écuyers de l'école.
M. Flandrin qui, au manège de Saumur, portait le titre de professeur d'hippiatrique, lorsque Chabannes y occupait l'emploi d'écuyer, s'exprime ainsi : « élève de d'Auvergne et émule des écuyers distingués de cette époque, le marquis de Chabannes tient certainement une place à part par son savoir et son talent équestre, ainsi que par l'élévation de ses idées, la distinction de sa personne et la puissance extraordinaire de sa volonté. »
Cette opinion, si flatteuse, émane d'un juge compétent et qui n'était pas prodigue d'éloges, tant s'en faut, elle est en tout point confirmée par ce que j'ai recueilli à Saumur près de ceux qui avaient connu le marquis de Chabannes.
Comme preuve de son énergie, M. Flandrin relate un fait dont il fut témoin: « Je me rappelle, dit-il, avoir vu un jour, au manège, M. de Chabannes, déjà fort âgé, terrassé par un cheval et tout ensanglanté, remonter de suite sur son indocile élève, et ne l'abandonner qu'après l'avoir réduit à sa volonté. »
Aubert, dans son Traité raisonné d'équitation, cite à tout instant le Nestor des écuyers français, comme il appelle Chabannes, et voici l'une de ses citations : « Auteur de plusieurs excellents ouvrages sur l'équitation et jouissant d'une grande considération dans le monde, personne n'a plus fait que de Chabannes pour engager le gouvernement à régénérer les écoles d'équitation en France. La cause de cet art ne pouvait être plaidée par un avocat plus éloquent, par un écuyer plus instruit, par un officier plus estimable ; malheureusement, sa voix ne fut pas écoutée, et ce que nous avons aujourd'hui (1836) sous les yeux n'est que l'accomplissement d'un état de choses qu'il a prédit il y a vingt ans. »
Aubert termine son livre par ces paroles : « C'est en parlant encore une fois de ce savant écuyer, de cet homme de bien, que je termine cet ouvrage; ... ma dernière pensée sera toujours un respectueux hommage rendu à sa mémoire. »
Chabannes habitait un petit castel, situé dans un village dont longtemps il fut maire, le village de Bagneux, qui se trouve dans la banlieue de Saumur.
Dans la mauvaise saison, l'état des chemins obligeait le marquis à se chausser de sabots pour se rendre aux écuries de l'école, et, ce qui frappait tous ceux qui en étaient témoins, c'était la transformation qui s'opérait en lui lorsque, quittant sa chaussure rustique, il avait chaussé ses bottes à l'écuyère. Il n'en fallait pas plus pour que le brillant « écuyer de l'ancienne roche », ainsi que d'Aure le désigne, se révélât aussitôt.
On me racontait aussi que, dans une partie de campagne, son fils, qui devait s'y rendre à cheval, se faisait attendre. Entendant au loin le galop d'un cheval, on crut que c'était le retardataire qui se pressait d'arriver. Mais Chabannes, prêtant l'oreille, dit : « Non, si c'était mon fils, le galop de son cheval serait mieux réglé. » Plus tard, ses oreilles n'auraient pu l'avertir, car il fut atteint de surdité.
Son fils, qui a été colonel du 2e Hussards, avait dans l'armée la réputation d'un brillant cavalier. C'est en franchissant une barrière, qui se trouvait à l'entrée du terrain de manœuvres, qu'il se présenta la première fois devant son régiment, pour en prendre le commandement.
« Le savant marquis », ainsi désignait-on Chabannes lorsqu'il professait à Saumur, a publié trois ouvrages qui se recommandent par leur simplicité et, en même temps, par une connaissance profonde de l'art.
Le premier paru a pour titre : Traité élémentaire d'équitation à l'usage des lycées de l'Empire.
Cet ouvrage fut réédité sous la Restauration, avec quelques modifications et porta en tête : Cours élémentaire d'équitation à l'usage de MM. les élèves de l'école royale militaire de Saumur. Il ne fut tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires, exclusivement destinés aux élèves dont Chabannes dirigeait alors l'instruction équestre.
Son dernier ouvrage, beaucoup plus répandit, porte la date de 1827. Il a pour titre : Cours élémentaire et analytique d'équitation, ou Résumé des principes de M. d'Auvergne.
Chabannes y fait appel aux grands jours de l'équitation française lorsque, témoin de la faveur accordée à certaines pratiques anglaises, Il écrit : « Certes, MM. les Anglais ne se doutaient guère, il y a quarante ans, qu'ils dussent un jour nous servir de modèle en fait d'équitation. »
En parlant ainsi, Chabannes remontait vers l'époque la plus glorieuse de notre équitation, alors que des princes étrangers briguaient la faveur d'être admis dans nos écoles militaires, et que, dans nos manèges civils, non moins réputés, figuraient en qualité d'élèves académistes, nombre d'étrangers de distinction. Ainsi, Arthur Wellesley, depuis duc de Wellington, les fameux ministres anglais Pitt et Fox ont compté parmi les élèves de nos académies d'Angers et de Caen.
Les principes que Chabannes professait à Saumur contrastaient avec ceux enseignés par son collègue Cordier.
Ainsi, celui-ci, d'accord avec l'enseignement donné au manège pratique de Versailles, dont il était issu, exigeait un certain apprêt dans la position du cavalier ; tandis que Chabannes, partisan déclaré de la position la plus naturelle, prenait le moelleux pour base de la tenue et regardait la perfection de l'assiette comme étant la première qualité du cavalier. Bien d'autres dissemblances, et de différents genres, existaient d'ailleurs entre les deux écuyers.
Mais bientôt la lutte s'ouvrit dans le « manège civil » - tous les écuyers et sous-écuyers de Saumur étaient civils à cette époque - sur la préférence à donner aux principes de Montfaucon ou à ceux de d'Auvergne.
Cordier, ainsi que les sous-écuyers, avec le lieutenant-général Laferrière, commandant l'école, à leur tête, étaient d'un côté et Chabannes, seul, de l'autre côté.
Les choses ne pouvaient durer ainsi ; il fallait que le différend fût tranché. Il le fut par l'adoption d'un « Manuel du manège d'académie », où les principes de Montfaucon étaient adoptés, de préférence à ceux de d'Auvergne. Ce manuel, en effet, était tout Montfaucon, avec une tournure un peu militaire.
Chabannes ne voulut pas sacrifier ses convictions et renier les principes de son maître, qu'il avait, dans sa pratique personnelle, portés à un haut degré de perfection. Il présenta des observations contradictoires au manuel, qui ne furent pas admises.
Il revendiqua alors, pour l'enseignement équestre, une indépendance que le commandant de l'école ne pouvait admettre, et le rude général Laferrière moins que tout autre.
Enfin, étant resté inébranlable dans ses convictions équestres, et la politique, dit-on, aidant, Chabannes fut rayé du cadre des écuyers de l'école.
Il faut dire que, parmi ses élèves, il y en eut qui donnèrent prise à ses adversaires. Ainsi, exagérant la souplesse que leur maître préconisait pour la position, ils affectaient dans leur tenue à cheval un laisser-aller tel qu'il ne pouvait cadrer avec la correction militaire.
Les principes de Montfaucon triomphèrent donc, et, jusqu'en 1825, formèrent le code de l'enseignement donné au «manège académique ou civil» de Saumur, puis de Versailles, lorsque l'école de cavalerie y fut transférée.
Mais, « l'ordonnance de l'an XIII sur l'exercice et les manœuvres de la cavalerie » ayant admis les principes les plus essentiels de l'école de d'Auvergne, et ces principes ayant la complète approbation des instructeurs militaires de l'école, il y eut désaccord entre l'enseignement équestre donné au travail militaire et celui du manège civil.
Un jour devait venir où ce désaccord cesserait et où l'école de d'Auvergne prendrait au manège académique une éclatante revanche.
Ainsi le témoigne l'emprunt que je vais faire au Cours d'équitation militaire à l'usage des corps de troupes à cheval, approuvé par S. E. le ministre de la guerre, et dont la rédaction commença en 1825, lors du dernier transfert à Saumur de l'école de cavalerie.
Le titre de ce cours exprime bien le caractère qu'on a voulu lui donner et le but qui lui était assigné : avoir une seule équitation, « l'équitation militaire » pour les deux branches de l'instruction, pour le manège, comme pour le travail militaire.
Voici la citation concernant l'école de d'Auvergne. Je copie textuellement, conservant la mauvaise orthographe de certains noms propres.
« M. d'Auvergne dirigeait le manège de l'école militaire Ses principes, basés sur la mécanique et l'anatomie, ont été développés par plusieurs de ses élèves, MM. Debois-Deffre, Mottin de la Balme, de Bohan, du Croc de Chabannes. Bohan a surtout donné à ses préceptes tant de clarté et d'évidence, que presque tous ont été admis par l'ordonnance de cavalerie et sont aujourd'hui suivis à l'école, où les noms de MM. d'Auvergne et Bohan sont justement honorés. Le cours d'équitation militaire offre le développement de leurs principes, et le peu de modifications qu'il y apporte a été motivé par l'étude de l'anatomie comparée de l'homme et du cheval. »
Bohan, Boisdeffre et Chabannes, bien qu'élèves du même maître, ont
commenté un peu diversement ses principes. Ces diversités tiennent à la différence des points de vue auxquels chacun d'eux s'est placé pour écrire, et aussi à la valeur personnelle, aux aptitudes particulières de ces maîtres, qui devaient nécessairement se faire jour dans leurs écrits.
Je ne parle pas de Mottin de la Balme ; Je dirai tout à l'heure pourquoi.
Bohan, le premier, traduisit la doctrine de d'Auvergne et l'exposa avec une grande clarté, lui conservant toute sa simplicité, par suite, toute sa valeur pratique.
Jamais, avant Bohan, la question de « l'équitation militaire » n'avait été posée avec pareille netteté et traitée avec autant de supériorité.
Boisdeffre, tout en se rattachant intimement à Bohan, après lequel il a écrit, présente quelques aperçus nouveaux, particulièrement au sujet des résistances provenant du manque d'aplomb du cheval, c'est-à-dire de la mauvaise répartition de sa masse.
Les écrits de Boisdeffre respirent un sentiment équestre plus fin que ceux de Bohan.
De la comparaison de leurs ouvrages, il résulte que Boisdeffre se présente plutôt en écuyer qu'en officier de cavalerie, tandis que c'est le contraire pour Bohan.
À propos de ces deux qualifications d'écuyer et d'officier de cavalerie, Boisdeffre s'exprime ainsi : « Il ne faut pas s'imaginer que, pour être excellent officier de cavalerie, il faut être homme de cheval supérieur. Il suffit qu'on soit en état de faire concourir les moyens de l'équitation à la force d'une arme qui a besoin de ce secours. »
Chabannes a écrit le dernier et a tiré, en quelque sorte, la quintessence des ouvrages de ces deux devanciers.
Toutefois, moins militaire que Bohan, il se rapproche davantage de Boisdeffre, ayant, comme lui, professé particulièrement dans les manèges.
Ses écrits n'en ont pas moins un cachet personnel, mais, comme ceux de ses devanciers, ils demeurent tout imprégnés des principes de d'Auvergne, l'illustre maître. Le titre du dernier ouvrage de Chabannes : Résumé des principes de M. d'Auvergne, suffirait à en donner la preuve.
Je n'ai pas parlé de Mottin de la Balme, parce que c'est par erreur que le Cours d'équitation militaire de Saumur et d'autres ouvrages présentent cet écrivain et écuyer militaire, comme étant élève de d'Auvergne.
Mottin de la Balme n'en dit mot dans ses ouvrages, et c'est en vain qu'on chercherait son nom dans l'état nominatif des élèves de l'école militaire de Paris, donné par Montzey, dans son livre sur les « Institutions d'éducation militaire avant 1789 ».
D'après ses états de services, Mottin de la Balme, né en 17,45, à Saint-Antoine (Dauphiné), est entré le 9 février 1757, à l'âge de douze ans, par conséquent, dans la compagnie des écossais de la Gendarmerie de France, dite « Gendarmerie rouge » ou « de Lunéville », et c'est dans ce corps qu'il a fait toute sa carrière militaire : Appointé le 18 juin 1763, fourrier le 25 mars 1765, fourrier-major de la Gendarmerie le 23 février 1766, retiré le 17 avril 1773 avec pension de 400 francs.
Il est l'auteur de deux ouvrages, ayant pour titre, l'un Essais sur l'équitation, l'autre Éléments de tactique pour la cavalerie.
Le premier, publié en 1773, porte à la suite du nom de l'auteur : « Capitaine de cavalerie et officier major de la Gendarmerie de France. » Il en est de même du deuxième publié en 1776, mais avec cette variante « ancien officier major de la gendarmerie de France ».
Dans les* Essais sur l'équitation*, et d'accord avec les doctrines professées à l'école militaire, Mottin de la Balme recommande de simplifier l'équitation et de ne pas subtiliser l'art. Son livre est écrit en partant de cette base.
Dans les Éléments de tactique pour la cavalerie, se trouvent des témoignages de l'étendue des connaissances de l'auteur en cavalerie. Lorsque j'y parle des « gendarmes rouges », j'ai cité le jugement si flatteur porté par Warnery sur Mottin de la Balme.
J'ai dit que Chabannes avait été rayé du cadre des écuyers de Saumur et je me suis étendu sur les motifs qui avaient entraîné cette radiation.
Bien que frappé de disgrâce, Chabannes n'en avait pas moins conservé des admirateurs parmi ses anciens élèves, et plusieurs, allant le trouver dans sa retraite de Bagneux, continuèrent à lui demander des conseils, Ils furent alors mis à l'index par l'autorité de l'école, et l'emploi des ouvrages de Chabannes fut également défendu.
L'interdit ne fut levé que par le général Oudinot, lorsqu'en 1825 il prit le commandement de l'école, transférée de nouveau et définitivement à Saumur.
Des auteurs ont avancé qu'à cette dernière époque, Chabannes avait de nouveau exercé les fonctions d'écuyer au manège de Saumur et qu'il les avait conservées de 1825 à 1827. C'est une erreur.
Les états de services de Chabannes, déposés au ministère de la guerre portent : « écuyer à l'école de cavalerie de Saumur, du 19 janvier 1815 au 13 février 1817 » et la mention qui suit immédiatement celle-ci se rapporte à son décès : « Décédé le 7 juillet 1835. »
Ses états de services, établis de sa propre main, à la date du 4 avril 1828, constatent également que l'année 1817 a bien marqué le terme de ses fonctions d'écuyer à Saumur.
De plus, dans la préface de son livre, daté de 1827, se trouve cette phrase qui vient à l'appui de ce que constatent ses états de services : « Toutefois, il semblerait que depuis la réorganisation de cet établissement, un nouveau système y préside à l'instruction équestre... » Si Chabannes avait alors tenu une place dans l'enseignement équestre de l'école, il en aurait parlé autrement et avec plus de certitude.
J'ajouterai encore que, d'après ce que j'ai recueilli sur le marquis de Chabannes, je crois que jamais il n'eût consenti à servir sous les ordres de son ancien collègue Cordier qui, en 1825, était écuyer en chef du manège de Saumur, fonctions qu'il conserva jusqu'en 1833.
C'est à partir de 1825 que des écuyers militaires figurèrent dans les cadres du manège, composé jusqu'alors exclusivement d'écuyers civils.
Lorsque Chabannes fut éloigné du manège de Saumur, il n'en continua pas moins à pratiquer l'équitation, et j'ai vu, dans son castel de Bagneux, la grange spacieuse qui lui servait de manège. Elle m'a été montrée par M. Desmarets, alors propriétaire de ce même castel et maire de Bagneux, comme l'avait été son beau-père. Chabannes, veuf d'un premier mariage, avait épousé en secondes noces une veuve, Mme Desmarets.
Lorsque je commandais l'école de Saumur, M. Desmarets me remit le dernier harnachement dont s'était servi son beau-père, ainsi que son épée, et je leur ai donné une place à part dans le musée de harnachement de l'école. L'épée est à poignée d'argent. La bride est fort simple et en cuir noir. La selle, simple selle française, est moins luxueuse, à coup sûr, que celle provenant du chevalier d'Abzac et dont j'ai parlé en relatant mon voyage avec d'Aure au haras du Pin ; mais le don de M. Desmarets n'en est pas moins précieux pour l'Ecole de cavalerie. Il rappelle aux générations de cavaliers qui s'y succèdent le grand cavalier qui avait nom Ducroc de Chabannes ; cela suffit.
CHAPITRE XXI
Rousselet (Suite). - Liberté laissée à ses chevaux. - « Prince Albert » ; « Le Sophi » - Ses actions de main et de jambes. -Rênes et étriers flottants. - Son équitation simple et douce. -Le « tête à queue » ; leçon à en tirer. - Son mors. - Plus praticien que professeur. - Il payait d'exemple : « Destrier » ; « Akaliba ». - Ses comparaisons ; ses sentences. Sa retraite au Pont-Fouchard. - Extraits de ses ouvrages inédits. - Il est mis en rapport avec Baucher. - Il monte « Capitaine » -Explication de son insuccès. - Pourquoi j'ai évité un semblable échec. - Critiques de Rousselet sur Baucher, sa méthode et ses adeptes. - Conformité d'opinions avec d'Aure sur Baucher. - Critiques justifiées. - Il ne saurait en ressortir un corps de doctrines. - Comparaison entre Rousselet, d'Aure et Baucher. - Coup d'oeil d'ensemble sur les grands centres équestres des dix-huitième et dix-neuvième siècles.
J'en reviens à Rousselet, qui a eu Chabannes pour maître, au début de son professorat équestre. Son nom, son genre de talent, le rattachent à ce passé que je viens d'explorer, et je vais développer, compléter ce que j'ai dit déjà, dans le cours de mon récit, du célèbre écuyer.
Sage et patient, souvenir du passé, représentait bien le type de l'ancien écuyer, tel qu'on peut se le figurer.
Très descendu des cuisses, il étrivait très long, tenait l'étrier tout à fait à la pointe du pied, l'effleurant, pour ainsi dire, et avec une délicatesse qui, suivant l'expression même du maître, lui faisait assimiler les grilles des étriers aux deux bassins d'une balance.
D'anciennes blessures, disait-on, l'empêchant de bien s'asseoir, altéraient un peu la position académique du buste.
Néanmoins, montant avec une grande légèreté, il avait une grâce parfaite, et cet homme, de manières si courtoises, apportait dans son équitation le même bon goût, la même aménité, pourrait-on dire, que dans ses relations d'homme du monde.
L'équitation de Rousselet s'appliquait à l'école de manège, comme à l'école de campagne.
Son cachet était, je l'ai signalé déjà, de laisser au cheval une apparence de liberté aussi complète que si l'animal n'avait été soumis à aucun frein. Bien que maintenu dans l'obéissance, le cheval semblait ne pas se douter de sa sujétion.
C'est en limitant ses exigences que le sage écuyer savait laisser à sa monture son libre essor et tout l'élan de ses forces instinctives.
Les visées de Rousselet, en effet, se bornaient à exploiter les qualités natives propres à chaque sujet et n'ambitionnaient pas de lui faire acquérir, surtout par la contrainte, les qualités que la nature ne lui avait pas données en partage.
Les moyens de domination, employés par Rousselet, lui étaient tout personnels. Il savait parler au cheval, s'entretenir avec lui. On sentait qu'à son approche, sous son regard bienveillant et ses caresses si particulièrement moelleuses, accompagnées de douces intonations, le cheval le plus impressionnable, le plus ombrageux, devait être rassuré, et Rousselet ne l'enfourchait qu'après l'avoir senti tout à fait en confiance.
Je l'ai vu insister sur ces pratiques avec un cheval de carrière, venu d'Angleterre, de robe baie, nommé Prince-Albert, dont l'impressionnabilité était extrême et qui s'effrayait de tout. En voici la preuve.
Pour familiariser le cheval avec les mouvements du bras et la vue du chapeau, Rousselet s'était livré à une série de saluts, le cheval étant à l'écurie, puis monté. Cet exercice, bien qu'ayant été prolongé, n'empêcha pas Prince-Albert de faire un brusque écart et de s'abattre, un jour que l'écuyer, au lieu de saluer, en portant comme d'habitude la main droite au chapeau, salua en se servant de la main gauche.
Lorsque Rousselet abordait un cheval méchant, il prenait des intonations un peu rudes, pour lui en imposer, le menaçait au besoin de la cravache, et allait bien rarement au-delà.
Mais il y a des sujets sur lesquels tout échoue, douceur comme rigueur, ce qui s'expliquerait souvent et rendrait plus indulgent si l'on en découvrait les causes.
À Saumur, on citait, à ce sujet, un cheval nommé le Sophi, déclaré immontable. Il avait pris en haine Rousselet lui-même et, disait-on, d'une façon particulière. L'autopsie de ce cheval montra que l'appui de la selle devait lui être intolérable, par suite de fractures de côtes.
Rousselet ne montait donc le cheval qu'après s'être d'abord mis en intime rapport avec lui, et alors l'habile écuyer, son sentiment aidant, en arrivait à pressentir la volonté du cheval et savait paralyser, avant son explosion, la défense que l'animal pouvait méditer. Son cavalier ne la provoquait jamais, ses actions n'étant accompagnées d'aucune contrainte inopportune.
Rousselet était doué d'une légèreté de main tout à fait exceptionnelle et agissait volontiers des jambes par actions successives et moelleuses, plutôt que par pressions prolongées.
Il semblait mener toujours à rênes flottantes, les étriers aussi presque flottants, et c'est là qu'un écueil s'est rencontré pour certains de ses imitateurs.
J'en ai eu des exemples lorsque j'étais officier-élève. J'ai vu de mes camarades s'efforcer, sans succès, de mener à rênes flottantes, et s'imaginer prendre un avantage sur leurs camarades de même taille, s'ils pouvaient étriver d'un point plus long et tenir encore l'étrier.
Lui seul, d'ailleurs, menait vraiment bien ses chevaux de manège, avec lesquels il paraissait n'avoir, pour ainsi dire, ni mains ni jambes, tandis que, montés par d'autres cavaliers, ces chevaux, tels qu'Ejfendi, Arc-en-Ciel, semblaient exiger un emploi assez prononcé des aides inférieures.
De ce que j'ai dit de l'équitation de Rousselet, il ressort naturellement qu'elle n'envisageait ni allures artificielles, ni tours de force, mais seulement l'utilisation de tous les chevaux, quelle que soit leur nature, dans le simple emploi de leurs allures naturelles.
Très douce, n'avant rien de rigoureux, d'excessif, son équitation était essentiellement conservatrice du cheval, et trouvait surtout son triomphe chez les chevaux ayant une grande nervosité, un caractère ombrageux, fougueux ou irritable.
Le travail des chevaux de manège du maître était simple, peu renfermé.
Cependant, le tête à queue y trouvait sa place. Pour l'obtenir, sans contraindre le cheval dans les aides, et sans éveiller, par suite, chez lui, un motif de défense, Rousselet agissait de la manière suivante :
Il prenait le galop sur le pied du dehors, en suivant un grand côté du manège et à une distance du mur dépassant de peu la longueur du cheval. Puis, étant près d'arriver à l'extrémité de ce grand côté, il tournait du côté du mur qu'il longeait. Le cheval, enfermé dans les deux murs formant le coin, pour ne pas s'y heurter, et mû par son seul instinct, prenait de lui-même la disposition voulue pour faire le tête à queue. Il y a un enseignement à tirer de là.
Toutes les fois que le cheval est placé dans des conditions matérielles l'éclairant sur ce qu'il y a à faire, le seul instinct de l'animal devient, pour l'emploi de ses forces, un guide autrement sûr que les aides de son cavalier.
Ainsi en est-il lorsque le cheval doit parcourir des terrains difficiles, accidentés, ou passer ou franchir des obstacles.
Si souvent, d'ailleurs, la main du cavalier, loin d'aider le cheval, l'entrave dans ses actions, l'empêche d'utiliser tous les moyens que la nature lui a départi ! Pour lui, une main ignorante, indiscrète, c'est l'ennemi.
Rousselet recommandait de livrer, de temps à autre, à eux-mêmes, les chevaux de manège soumis exclusivement à leur travail spécial, en les mettant en liberté dans le manège, afin qu'ils retrouvent, dans leurs élans, la puissance et l'élasticité de ressorts, l'étendue de mouvements qu'avait pu altérer le travail raccourci du dedans, lorsqu'il a été prolongé.
Il aimait à se jouer avec ses chevaux. Ainsi, il leur apprenait à frapper du pied la porte du manège pour la faire ouvrir.
Parfois il substituait à la bride un simple ruban, ce qui prouvait la parfaite soumission du cheval et la délicatesse de main du cavalier.
Il y avait un mors de son invention, dans lequel une muserolle remplaçait la gourmette habituelle. Cette muserolle, disposée comme celle que j'ai décrite en parlant du mors dont d'Aure avait fait usage avec Néron, s'en différenciait par les points suivants : La partie de la muserolle reposant sur le chanfrein était formée d'une légère gourmette. L'embouchure se fixait aux porte-mors par des tiges métalliques indépendantes des branches, de façon que, lorsque celles-ci basculaient sous la tension des rênes, l'action du haut des branches se concentrait sur la muserolle, les montants de la bride n'en recevant aucun effet. L'avantage attribué à ce mors était que, l'action de la gourmette se faisant sentir sur le chanfrein, et non sous la barbe, comme il en est avec le mors ordinaire, le « ramener » s'en trouvait favorisé.
Rousselet était un praticien d'une habileté tout à fait hors ligne, et, chez lui, cette manifestation du talent, l'emportait sur le professorat.
Ses fonctions, à Saumur, se renfermaient d'ailleurs dans la pratique même de l'équitation. Un autre écuyer civil, M. de Saint-Ange, dont j'ai parlé lorsque j'en étais à mon temps d'officier-élève, enseignait aux divisions que Rousselet faisait monter à cheval les autres branches que comportait le « cours d'équitation » alors en vigueur.
L'habile praticien disait bien peu en donnant la leçon.
Son équitation, toute de sentiment, lui était trop personnelle pour être transmise par la parole, au même point que les équitations d'Aure et Baucher.
Mais il savait payer d'exemple et faire, au besoin, non des tours de force, mais des tours d'adresse.
Ainsi, un jour que les officiers de sa division en étaient au travail en bridon, sans étriers, dans le manège, Bonvoust, l'un de ses élèves, ayant été emporté par un cheval alezan nommé Destrier, Rousselet fit mettre pied à terre à l'officier, monta le cheval, fit ouvrir la porte du manège donnant sur les écuries, puis, mettant Destrier à un plein galop en partant du fond du manège, 1'arrêta court à hauteur de la porte.
Une autre fois, c'était le lieutenant sous-écuyer Cravin qui ne parvenait pas à obtenir le changement de pied d'un cheval gris, nommé Akaliba, qu'il avait en dressage. Je crois bien qu'il ne s'y prenait pas très adroitement ; toujours est-il que sur la demande du sous-écuyer, Rousselet enfourcha Akaliba et, après un peu de préparation, obtint sans, effort le changement de pied. Ce cheval, de pure race arabe, remarquable par l'harmonie de ses formes, mais difficile à ferrer, se tua en se renversant, sur un sable épais cependant, dans une opération de ferrage.
Le maître, lorsqu'il parlait équitation, avait souvent recours à des comparaisons qui n'étaient pas sans l'éloigner parfois du sujet.
Il s'exprimait aussi par sentences. Ainsi, il avait coutume de dire : « Il faut faire aimer au cheval l'obéissance », ce qu'il faisait si bien, lui, le doux écuyer, qu'on ne vit jamais perdre patience. Pour commander au cheval ne faut-il pas d'abord se commander à soi-même ? et ne rien faire par colère est certainement, vis-à-vis du cheval, la première de toutes les règles et la loi constante que le cavalier doit s'imposer.
Le maître disait aussi : « Le cheval, c'est comme un violon, il faut avant tout savoir l'accorder, puis, une fois accordé, savoir en jouer juste. »
Il disait encore « N'attaquez jamais une difficulté de front. »
À ce principe se rattache l'idée de progression, et, pour ne pas courir à un échec possible, pour l'atteindre sans lutte le but, une sage progression dans les exigences est de première utilité.
En fait, une progression très graduée constitue la base même de tout dressage méthodique et a, de plus, l'avantage de se trouver à la portée de tous les cavaliers méritant ce nom.
Un jour l'un des élèves de Rousselet lui ayant demandé ce qu'il fallait surtout rechercher pour faire des progrès en équitation, il répondit : « Trois choses : de l'aplomb, de l'aplomb, de l'aplomb », mot qu'il avait d'ailleurs souvent à la bouche en donnant la leçon.
Sans aplomb, en effet, le cavalier ne peut s'identifier avec son cheval, ni se trouver en mesure d'agir avec justesse, soit de la main, soit des jambes, et de coordonner leurs actions.
À Saumur, le nom du commandant Rousselet était vénéré chez les écuyers, autant que chez les élèves, et le célèbre écuyer recevait encore fréquemment leurs visites après qu'il eut pris sa retraite. Il s'était fixé au Pont-Fouchard, situé dans la banlieue de Saumur et confinant au village de Bagneux qui avait été la résidence de Chabannes.
Rousselet habitait déjà le Pont-Fouchard lorsqu'il comptait dans le cadre des écuyers de Saumur, et, à cette époque, lorsque son service l'appelait à l'école, son cheval de manège, conduit par un palefrenier, allait le prendre à la porte de sa demeure. C'était alors une exception, exception unique faite en faveur du doyen des écuyers de Saumur. Il y avait là un témoignage de la considération particulière que l'écuyer en chef portait au commandant Rousselet, bien que leurs relations de service par fois fussent singulièrement tendues, ainsi que je l'ai fait voir, en parlant du chef d'escadrons de Novital, commandant le manège pendant mon cours d'officier-élève.
Une fois en retraite, Rousselet cessa de pratiquer l'équitation, et le jardinage, alors, l'absorba. « On ne peut avoir deux passions à la fois » disait-il. C'est en 1858 que la mort l'atteignit ; il avait soixante-quinze ans.
Rousselet n'a rien publié. « L'équitation, disait le maître, peut s'écrire en quelques pages ou comporter des volumes. » Ces paroles sont d'une grande vérité.
Si l'on se renferme dans les grandes lignes, formant en quelque sorte l'ossature de l'art ; si l'on se borne à l'exposé des principes, à signaler et à rendre évidents les buts- à poursuivre, quelques pages suffisent. Mais si l'on aborde les détails ; si l'on entre dans les combinaisons pouvant ressortir des moyens pratiques ; si, ne se bornant pas aux causes, on descend dans les effets des effets, il peut ne plus y avoir de limites.
Rousselet n'a rien publié, il est vrai, mais il a laissé des notes manuscrites.
Je les ai eues toutes entre les mains et les ai compulsées avec grand soin. Elles ont leur valeur et sont empreintes d'une grande et sage expérience, mais témoignent toutefois - je l'ai déjà laissé entrevoir - que, chez Rousselet, le côté pratique personnel était de beaucoup le plus éminent.
Voici, en substance, de quoi se composent ces manuscrits. Si, parfois, j'entre dans quelques détails, ce sera pour mieux faire connaître Rousselet aux cavaliers qui, ne l'ayant pas vu dans sa pratique personnelle et son enseignement, ne sauraient juger de son équitation que sur les vagues données de la tradition.
Traité raisonné d'embouchure précédé de principes d'équitation basés sur les facultés physiques du cheval.
Ce traité est le premier écrit sorti de la main de Rousselet, et alors qu'il professait depuis plus de vingt-cinq ans.
Dans l'introduction se trouve un certain blâme à l'adresse des ancien sauteurs et des anciens maîtres. Mais on y rencontre aussi l'éloge de d'Auvergne, de Bohan, de Chabannes, et l'espoir de tirer l'équitation de l'espèce d'engourdissement où elle se trouve depuis un demi-siècle.
Ce traité est divisé en quatre leçons, chaque leçon en deux parties, et se termine par le saut du fossé et de la barrière aux trois allures.
Cet écrit se présente surtout comme étant destiné à servir de guide à l'écuyer professant à l'école de cavalerie.
Ainsi, il contient la succession des mouvements à faire exécuter à chaque leçon, les allures à employer, les commandements qui s'y rapportent, et en réfère, pour nombre de détails, au cours officiel, le « cours d'équitation militaire », alors en vigueur.
Dans ce traité, malgré son titre, il n'est pas question d'embouchure.
Les recommandations particulières qui s'y rencontrent se trouvent, en grande partie, dans ce que j'ai dit précédemment de l'équitation Rousselet, ou en découlent, ainsi qu'on pourra en juger par les citations suivantes, qui comprendront aussi l'énoncé de quelques moyens pratiques :
« Agir avec sagacité et douceur.
« Prévenir les fautes plutôt que les combattre et, dans tous les cas, les corriger avec mesure.
« Varier les moyens suivant la nature des chevaux.
« Dans la marche de deux pistes, ne pas exiger le même degré d'obliquité chez tous les chevaux.
« S'attacher à mettre le cheval droit d'épaules et de hanches.
« Employer la rêne et la jambe du dedans pour le tourner, la jambe du dehors pour le départ au galop et le changement de pied.
« Dans les doubler, marcher le plus perpendiculairement possible sur la piste opposée.
« Familiariser le cavalier avec le saut du fossé et de la barrière, sans le secours des rênes.
« Pour le saut, la main ne doit avoir qu'un emploi occasionnel, c'est aux jambes que le rôle principal est dévolu. »
Les tours de force, les airs relevés, sont signalés, comme étant dangereux pour le cavalier, pour le cheval surtout, et traités d' « espèce de jonglerie ».
Manuel pratique d'équitation.
Ce manuel est divisé en cinq leçons, comprenant chacune deux parties.
Beaucoup moins étendu que le précédent, cet écrit se limite, à peu près, à l'énoncé des mouvements et à quelques observations.
Voici ce qu'il présente de plus essentiel :
« Placer l'homme à cheval eu raison de sa conformation.
« Prendre les éperons à la 2e partie de la 3e leçon, la bride à la 4e, les étriers à la 5e seulement, et ne commencer l'emploi des chevaux de carrière au dehors qu'à la 2e partie de la 4e leçon.
« Varier les allures.
« Ne pas multiplier les mouvements.
« Changer de pied et de direction simultanément met en évidence le mérite du cavalier et les moyens du cheval.
« L'écuyer qui n'a pas le talent voulu pour prévenir les fautes en manquera pour les corriger.
« C'est à l'adresse, aux combinaisons, et non à la force, qu'il faut faire appel.
« Le tact est un sentiment sublime, auquel l'expérience et la réflexion prêtent leur concours. Il ne peut être le fruit d'habitudes routinières.
« L'aplomb du cavalier, le sentiment des mouvements du cheval la justesse dans l'emploi des aides, constituent presque toute l'équitation. »
Dressage des jeunes chevaux.
Le dressage n'est plus exposé en un seul corps de doctrine. Il se trouve épars dans différentes notes et, en l'abordant, Rousselet dit que ses observations sont basées sur une pratique de quarante années.
Voici ce qu'elles présentent de plus particulier :
« Autant de chevaux, autant de natures différentes, découlant du tempérament, de la conformation, de la sensibilité, de la disposition au travail, propres à chaque sujet.
« Tout d'abord rendre le cheval confiant.
« Le Cours d'équitation militaire s'appesantit trop sur les instruments de domination et de correction.
« Il est plus facile de faire acte de puissance que de savoir.
« Ce n'est pas en étreignant le cheval qu'on le domine le mieux, c'est par des actions douces, opportunes, qu'on l'amène à l'obéissance, tout en prévenant la défense.
« Agir avec prévoyance, mais sans crainte, et en s'abstenant de rudesse.
« Pour les plus mutins, la menace de la cravache ou de la chambrière doit précéder leur toucher, l'effet recherché pouvant être obtenu par cette simple menace.
« Fortifier le jeune cheval par un exercice réglé sur ses forces, et, en même temps, l'instruire en s'adressant à tous ses instincts
« éviter tout moyen de force, pour ne pas aigrir sa docilité.
« Le faire passer bien progressivement de l'état d'indépendance à l'abnégation de toute volonté, pour ne plus céder qu'à celle du cavalier.
« Ne rien lui demander au-dessus de ses moyens pour le trouver agréable par la suite et préparer sa durée.
« Sans doute le cavalier doit être muni de patience et agir avec progression et douceur pour amener, comme à son insu, le jeune cheval à l'obéissance, mais là ne se borne pas toute la science, sous peine de n'obtenir qu'une soumission incertaine.
« Il ne faut pas non plus, lorsque le dressage avance, qu'au moindre acte d'obéissance succède la récompense ; le cheval en abuserait.
« Si parfois on a quelque concession à faire pour atteindre plus facilement le but qu'on se propose, il faut qu'elle soit bien motivée, de courte durée, et nos efforts doivent tendre à ce que le cheval ne puisse nous deviner.
« Exercice, instruction et travail constituent trois objets distincts, trop souvent confondus.
« Ne pas toujours exiger, ni avoir les mêmes exigences avec tous les chevaux.
« Les actions du cavalier, bien qu'agissant sur le physique du cheval, réagissent sur son moral, et le cavalier n'a pas à être sur là défensive si, par suite de ses exigences, il ne met pas le cheval dans l'attitude offensive. Là est un principe immuable d'éducation. »
Les autres articles écrits par Rousselet n'ont aucune corrélation entre eux. Ils sont portés sur des feuilles volantes, sur des lettres de faire-part, et l'on voit qu'ils ont été écrits au fur et à mesure que les sujets, qui y sont envisagés, se présentaient à l'esprit de l'auteur.
En voici le résumé. Bien entendu, et comme ce qui précède concernant ses manuscrits, ce résumé ne contiendra rien qui ne soit de Rousselet lui-même.
« Faire sortir le cheval de la piste pour donner l'occasion de l'y ramener, pour apprendre au cavalier à redresser soit les épaules, soit les hanches, lorsqu'elles se jettent en dedans ou en dehors, et arriver ainsi à diriger et à maintenir le cheval dans une direction donnée.
« Les anciens écuyers accordaient une utilité majeure au travail circulaire. Les instructeurs, qui en ont abusé, l'ont condamné comme faussant la position du cavalier.
« De tout temps, on a envisagé l'éperon comme étant un moyen de châtiment plutôt qu'une aide. Toutefois, lorsque l'éperon vient, avec à-propos, seconder la pression des jambes, il se présente alors comme une aide très énergique. Dans tous les cas, il faut éviter d'agir des jambes en talonnant.
« Il en est d'ailleurs des éperons comme du mors, dont l'action douloureuse arrive après l'avertissement donné par les rênes.
« Autre chose est de faire des chevaux exclusivement destinés au manège, ou à tout service. Ceux-ci doivent être familiarisés avec l'obéissance dans l'intérieur, mais c'est à l'extérieur qu'on donne l'essor à leurs forces physiques et à leur moral.
« En reliant le travail du dedans à celui du dehors, l'homme qui a un véritable talent saura tirer parti de tous les chevaux, en leur assignant un travail répondant à leurs aptitudes.
« Les cavaliers doivent chercher à connaître le cheval dans sa nature, ses habitudes. Comment comprendre qu'un animal, doué par le Créateur de si riches facultés, soit souvent considéré ainsi qu'il en est de l'espèce bovine ?
«Simplifier nos actions pour qu'elles puissent être facilement comprises du cheval.
« Ne jamais nuire à ses dispositions naturelles, qu'il faut seconder, sans toutefois le laisser trop, aller au-devant de ses désirs. Nos actions, de bienveillantes qu'elles étaient dans le principe, pourraient alors, suivant l'urgence, devenir exigeantes et impérieuses.
« Les êtres organisés ne fonctionnent pas avec la régularité d'une machine, dont tous les rouages sont soumis à l'action d'un même moteur.
« Les méthodes scientifiques, qui concluent d'une manière absolue, ne sont pas applicables au cheval soumis à tant d'influences diverses, dont les causes échappent pour la plupart à nos sens et aux calculs exacts.
« Ce n'est pas d'ailleurs à première vue qu'on peut préjuger d'un cheval, mais seulement après avoir vu fonctionner tous ses rouages aux diverses allures.
« La marche de côté ou l'action de chevaucher, « tenir les hanches », en terme de manège, entretient la souplesse du cheval et le gracieux dans toutes ses actions. Mais il faut craindre l'abus, demander l'utile et s'arrêter à temps, si l'on ne veut pas provoquer les résistances.
« Les bons praticiens ne se permettent jamais de dire que les hommes de talent qui les ont précédés ne leur ont pas été de quelque utilité.
« L'équitation, comme les autres arts, a eu son enfance, sa splendeur. Mais, seuls, des hommes supérieurs, et en petit nombre, ont pu atteindre son apogée.
« On entend par « cavalier » tout homme qui fait un usage habituel du cheval, a de l'assurance sur lui, et, sans prétention aucune, sait le diriger instinctivement.
« Malgré les nombreuses brochures disant le contraire, l'usage du cheval, ainsi que l'art de le dresser, était mieux compris, plus répandu et plus en honneur anciennement qu'aujourd'hui.
« Autrefois, pour les usages journaliers, on faisait bien de l'équitation instinctive, mais qui était conservatrice par tradition.
« Pour devenir expert dans l'art de dresser, pour arriver à monter avec supériorité en tête d'une compagnie, on ne reculait pas devant des années d'étude et de travail.
« Il faut de la peine et du temps pour acquérir, bien savoir et conserver. L'oubli des choses vient souvent de ce qu'on a eu trop de facilité à les apprendre.
« La bonne position et la solidité à. cheval peuvent être le résultat d'une conformation favorable. Ces avantages, nécessaires à la pratique de l'équitation, seraient, en quelque sorte, sans valeur pour les progrès de l'art, si le cavalier n'y joignait d'autres qualités. La position et la solidité peuvent d'ailleurs rester stationnaires, décliner même, et l'art progresser.
«Ne poussez pas trop loin l'étude scientifique ; l'excès en tout est un défaut.
« Bien plutôt, réfléchissez, étudiez les lois de la nature, le plus souvent juste dans son oeuvre, savante par elle-même, et, en la consultant, vous arriverez plus sûrement au but.
« La persistance, il est vrai, est nécessaire au progrès, mais il faut cependant savoir limiter ses exigences, car, en les poussant trop loin, on porte les chevaux à se défendre.
« Ce qu'il faut, c'est qu'à la sagacité et à la douceur se joigne une énergie patiente.
« L'équitation n'a pas toujours été traitée d'une manière juste et lucide par tous les écuyers.
« Elle exige la réunion de nombreuses connaissances, ainsi qu'un jugement sain et subtil.
« Dans les temps anciens, elle a joui d'une grande splendeur, due souvent à la haute position et au nom des hommes qui s'en occupaient, autant qu'à leur savoir.
« Le monde est plein de gens empressés de recueillir, mais peu disposés au travail qui, seul, peut faire produire et justement parvenir, car, pour toute carrière, le travail est le père du succès. Bien aveugles ceux qui pensent le contraire.
« L'intelligence des animaux est presque toujours en raison inverse de celle des hommes qui les emploient. La preuve s'en trouve chez les animaux des campagnes.
« En équitation pratique, les progrès sont lents, et encore faut-il faire preuve d'une grande sagacité.
« Aucun artiste, d'ailleurs, n'a été remarquable dans son art s'il n'en avait pas la passion et le génie.
« L'équitation n'est pas une. Elle comprend : une équitation facile, destinée à ceux qui, sans maître, veulent apprendre à monter à cheval, une équitation militaire, une autre, de manège, et celle qu'on peut appeler a excentrique ».
« Selon que l'équitation s'applique au travail militaire ou aux exercices de manège, elle présente des différences, bien que reposant sur les mêmes principes.
« Ainsi, l'équitation militaire, s'adressant à des masses de cavalerie, doit être plus simple. Quant à là haute école, elle n'est accessible qu'aux hommes privilégiés.
« Mais, depuis que le monde existe, - des milliers d'hommes se sont distingués dans l'exercice du cheval, sans autres notions que savoir se tenir sur lui. Ici, il en est comme du tireur qui tire sans avoir appris à tirer, du nageur qui n'a pas reçu de principes de natation, et de quantité d'artistes formés par eux-mêmes.
« En envisageant J'équitation dans sa plus simple expression, voici comment on peut apprendre, seul à, se tenir sur un cheval, à l'employer pour l'usage, habituel, la promenade, et au profit de la santé.»
Ici, Rousselet se mettant personnellement en scène, je lui laisse la parole, mais, comme dans, tout ce qui précède, je résume ce qui est sorti de sa plume.
« À Sallagousse (Pyrénées-Orientales), où je suis né et où mon père était maréchal des logis de la maréchaussée, l'un de nos voisins avait un petit âne qui fut ma première monture. J'étais tout jeune, enfant alors et la domestique oit une bonne tante me surveillaient alternativement.
« Après quelques mois d'exercices, je conduisais passablement ma monture au pas et au tricot, nom, que je donnais à l'allure du traquenard.
« À l'âge de cinq ans, j'allais à l'école, mais, les jeudis, dimanches et jours de fête, je m'en donnais, de toutes les façons, en prenant sur ma monture diverses positions, soit dans le sens de la direction, soit à l'opposé, ou de côté ; je finis ainsi par donner à l'âne l'allure du galop.
« Un dimanche, dans une prairie entourée d'un fossé, je trouvai un cheval qui broutait. Je demandai au garçon, qui le tenait par une corde, de me le laisser monter pour mes deux sous du dimanche, et il m'aida à l'enfourcher. J'oubliai alors le petit âne. Le temps que je restai sur ce cheval, qui ne faisait guère qu'un pas par minute, me fit oublier l'heure du dîner et on me gronda fort.
« Tous les dimanches, j'allais trouver mon Pierrou (petit Pierre). Lorsque le roussin était dans un fossé, je l'enfourchais assez facilement, mais, dans la prairie, il fallait que j'attendisse qu'il baissât la tête, puis je me mettais à cheval à l'extrémité de l'encolure, et l'animal, en l'élevant, me donnait la facilité d'arriver sur son dos, où je restais des heures entières.
« Ma famille quitta le village de Sallagousse pour aller habiter une petite ville au centre du Roussillon, et c'est sur un mulet que je fis le trajet, qui était de 20 à 22 lieues. Je ne trouvais plus alors que rarement l'occasion d'enfourcher un cheval, mais lorsqu'elle se présentait, je m'empressais d'en profiter.
« Dans ma quinzième année, j'allai à Avignon m'enrôler comme volontaire au 22e Chasseurs.
« Guidé par mon amour-propre, plus que par mes connaissances, je cherchais pourquoi tel cheval refusait d'obéir sous tel chasseur, mon camarade, plus ancien cavalier que moi. Après m'être rendu compte de la cause de sa résistance, j'enfourchais le cheval qui ne tardait pas à se soumettre à ma volonté. »
Là se termine ce que dit Rousselet sur les moyens dont il a fait usage pour apprendre, seul, à monter à cheval.
Pour terminer la revue des manuscrits de Rousselet, je n'ai plus qu'à parler de ce qu'ils contiennent sur Baucher et sa doctrine.
Avant d'entreprendre cette tâche, je dirai comment Rousselet fut mis en rapport avec Baucher, avant que le grand novateur ne fût appelé à enseigner sa méthode à Saumur.
Le énéral Oudinot, de même que tous les hommes de cheval qui en avaient été témoins, avait admiré au cirque les merveilleux résultats qu'obtenait Baucher avec ses chevaux, tels que Partisan, Capitaine, Neptune, Buridan.
Bien qu'étant un cavalier d'une réelle valeur, et jouissant d'une grande notoriété dans la cavalerie, le général ne voulut pas s'en rapporter à ses seules lumières, pour porter un jugement sur la nouvelle doctrine, professée par Baucher et qui commençait à révolutionner le monde équestre.
Désirant s'éclairer de l'avis d'un écuyer à réputation bien établie et imbu des principes de l'ancienne école française, le général Oudinot pensa à Rousselet, qu'il avait connu et hautement apprécié au cours de son commandement de l'école de cavalerie, qui s'exerça de 1825 à 1830.
Rousselet fut alors mandé à Paris, et, par l'intermédiaire du général, mis en rapport avec Baucher.
Avant d'aller plus loin, je veux parler d'un incident qui vient à l'appui de ce que j'ai dit, au cours de mon récit, sur le cheval préparé en vue de l'équitation savante et qui devient, pour ainsi dire, personnel à l'écuyer qui l'a dressé et le monte journellement.
Un matin, et dans le manège où il professait, Baucher offrit à Rousselet de monter l'un de ses chevaux ; c'était Capitaine.
Malgré son talent indiscutable, universellement reconnu, Rousselet ne put tirer parti du cheval. Capitaine, tout dérouté par des actions avec lesquelles il n'était pas familiarisé, finit par se mettre à pointer, et Rousselet, mettant pied à terre, dit, dans sa modestie : « Le cheval est trop fin pour moi. »
Non, Capitaine n'était pas trop fin pour lui. Mais un cheval dressé avec cette perfection pour un travail compliqué devait nécessairement perdre l'obéissance, du moment où les actions auxquelles il était soumis pouvaient différer, tant soit peu, des combinaisons d'aides qui lui étaient journellement appliquées.
Le résultat, d'ailleurs, ne pouvait être douteux, si l'on met en présence le cheval Baucherisé, tel qu'il se présentait à cette époque, enserré dans l'embrassement des aides comme je l'ai dépeint, et les chevaux de Rousselet, laissés si libres dans leur essor.
Les moyens de conduite habituels à Rousselet ne pouvaient évidemment convenir aux chevaux dressés par Baucher, la manière propre à chacun de ces deux maîtres se trouvant, pour ainsi dire, aux antipodes. La différence eût-elle été beaucoup moins accusée, que le résultat eût encore été à peu près le même.
J'ai monté, il est vrai, sans échec, les chevaux de Baucher, mais m'y avait amené pas à pas.
Pendant les premières heures de la matinée, le cirque était réservé exclusivement à Baucher, et c'est alors que je montais ses propres chevaux ou bien ceux dont il entreprenait le dressage, le plus souvent le « redressage ». Je m'efforçais, sous son oeil vigilant, d'appliquer avec une fidélité absolue ses moyens d'action, et en voici un témoignage :
J'avais monté, sous la direction du maître, un cheval, présentant de sérieuses résistances et servant de monture habituelle à une écuyère qui, frappée de sa meilleure obéissance, dit à Baucher, en le remerciant. « C'est vous, M. Baucher, qui avez monté mon cheval ? » - « Oui et non », répondit le maître.
Il a été écrit qu'à son retour de Paris, Rousselet s'était exprimé avec éloge sur la nouvelle méthode.
Il est possible que la parole si persuasive de Baucher, la logique et la précision de ses raisonnements aient gagné momentanément à sa cause le vieil écuyer. Mais il est certain que ce succès, s'il a existé, n'a pas eu de durée. Les notes manuscrites de Rousselet en font foi.
Loin d'être élogieuses, elles sont émaillées de critiques sur le novateur, sa méthode et ses adeptes. À tout instant, ces critiques surgissent, prenant souvent un tour ironique.
On dirait que Baucher est venu à propos pour éveiller la verve de Rousselet, et l'on sent que l'arrivée du grand novateur à l'école de cavalerie a été un coup de fouet violent donné à l'équitation de Saumur.
La demande anticipée de retraite que fit Rousselet fut la conséquence de la désapprobation qu'il portait sur la méthode Baucher et du désaccord qui en résulta entre l'écuyer de première classe et son écuyer en chef. Je l'ai dit déjà lorsque j'en étais à mon temps d'officier-élève.
Le résumé des critiques, qui se présentent éparses dans les notes de Rousselet, se trouve dans la lettre portant sa demande de retraite.
On y rencontre aussi des remarques assez sévères sur le désaccord existant entre les principes propres à la nouvelle méthode et ceux adoptés par le cours officiel, le Cours d'équitation militaire qui ont la complète approbation de Rousselet.
Cette demande de retraite ne fut pas acceptée, en considération sans doute du mérite du vieil écuyer, des longs services qu'il avait rendus à l'école de cavalerie.
Il ne fut retraité qu'en 1849, lorsque l'âge l'eut atteint. Depuis 1847, d'Aure commandait le manège de Saumur, et il y avait entre les deux écuyers conformité d'opinion sur la désapprobation de la méthode de Baucher.
Une lettre de d'Aure adressée à Rousselet, à la date du 29 septembre 1843, et qui se trouve dans ses papiers, suffirait à elle seule à en témoigner.
Parmi les critiques faites par Rousselet, plusieurs sont certainement fondées, particulièrement celles concernant les exagérations, qui étaient alors surtout imputables aux nouveaux adeptes de la méthode Baucher. Ainsi en était-il des rigueurs apportées dans les flexions de mâchoire et d'encolure, dans les attaques.
Mais, d'une manière générale, ces critiques ne se relient pas assez entre elles pour former un ensemble, d'où l'on pourrait faire ressortir un corps de doctrine, permettant de mettre l'équitation Rousselet en présence de l'équitation Baucher.
Il en est tout autrement des polémiques qui ont surgi entre d'Aure et Baucher. Là se voient, mises en présence, deux doctrines bien distinctes, fortement exposées, et, selon que l'on envisage l'équitation de campagne ou l'équitation savante, il y a lieu de donner la préférence à l'une ou à l'autre.
Je me suis étendu trop longuement sur les équitations Baucher, d'Aure et Rousselet, pour que les différences qui les distinguent ne ressortent pas avec évidence de ce que j'en ai dit. Je n'ai donc pas à revenir sur ce que chacune d'elles présente de caractéristique, et je termine le rapprochement que l'on peut faire entre les trois célèbres écuyers, en disant :
Rousselet se présente surtout comme continuateur des traditions du passé, tandis que d'Aure, et Baucher plus encore, apparaissent comme chefs d'école.
Rousselet joignait à une grande habileté de praticien et à une expérience éclairée, un genre de talent d'exécution bien personnel, tout en se rattachant intimement à celui des anciens écuyers, et qui lui a attiré, à juste titre, l'admiration de ses contemporains.
Mais, en équitation, pour devenir chef d'école, les aptitudes spéciales, l'expérience, le talent d'exécution ne suffisent pas. Il faut, en outre, un génie créateur, une haute portée d'esprit et un ensemble de qualités pouvant, il est vrai, différer suivant la nature propre à chaque maître, mais qui doivent, dans tous les cas, être éminentes dans l'ordre qui leur est particulier.
Baucher et d'Aure, de natures si différentes, comme on a pu en juger par ce que j'ai dit de ces deux illustres maîtres, remplissaient, tous deux, et à un degré supérieur, les conditions qui les destinaient à devenir chacun chef d'une école.
À mon étude sur d'Aure j'ai joint des détails concernant le manège du Roi et celui de Saumur.
Dans mon étude sur Rousselet, apparaissent, pour les citer dans leur ordre chronologique, les manèges de l'école des chevau-légers de la Garde, de l'école militaire de Paris, de Versailles, de Saint-Germain, de Saumur.
J'ai ainsi mis en scène les grands centres équestres que les dix-huitième et dix-neuvième siècles présentent, ainsi que les écuyers qui y ont le plus brillé ; et les développements dans lesquels je suis entré sur mes deux maîtres ont mis en lumière les deux hommes qui, au cours du siècle qui s'achève, ont occupé la plus grande place dans l'histoire de l'équitation.