Les anciens auteurs contre les concours de dressage

Certains auteurs du passé (avaient-ils entrevu ce que deviendrait l'équitation aujourd'hui?) ont à leur époque et avec leurs mots condamné par anticipation le principe des compétitions de dressage.

Voici pour commencer deux des plus grands auteurs français.

La Guérinière s'exprime très clairement sur cette question, quand il décrit les raisons de la rareté des hommes de cheval; c'est le premier Chapitre de la Partie II de l'École de Cavalerie, Pourquoi il y a si peu d'Hommes de Cheval; et des qualités nécessaires pour le devenir

Les uns, voulant imiter ceux qui cherchent à tirer d'un Cheval tout le brillant dont il est capable, tombent dans le défaut d'avoir la main et les jambes dans un continuel mouvement ; ce qui est contre la grâce du Cavalier, donne une fausse posture au Cheval, lui falsifie l'appui de la bouche, et le rend incertain dans les jambes.

Les autres s'étudient à rechercher une précision et une justesse, qu'ils voient pratiquer à ceux qui ont la subtilité de choisir, parmi un nombre de Chevaux, ceux auxquels la nature à donné une bouche excellente, des hanches solides, et des ressorts unis et liants : qualités qui ne se trouvent que dans un très-petit nombre de Chevaux. Cela fait que ces imitateurs de justesses si recherchées, amortissent le courage d'un brave Cheval et lui ôtent toute la gentillesse que la nature lui avait donnée.

D'autres enfin, entraînés par le prétendu bon goût du public, dont les décisions ne sont pas toujours des oracles, et contre lequel la timide vérité n'ose se révolter, se trouvent, après un travail long et assidu, n'avoir pour tout mérite, que la flatteuse et chimérique satisfaction de se croire plus habiles que les autres.

Ces trois raisons expliquent à mon avis non seulement pourquoi il est difficile de devenir un bon écuyer, mais aussi pourquoi le concours de dressage n'est pas la meilleure école dans cette voie. En effet les concours, surtout à haut niveau (si l'on peut dire), poussent les cavaliers dans ces trois pièges que dénonçait le maître du manège des Tuileries, à savoir la recherche de l'effet forcé, la folie de la précision millimétrique et de la performance et la complaisance vis-à-vis du public. Il souligne au passage qu'une équitation qui ne conviendrait qu'à des chevaux surdoués serait radicalement fausse, l'art vrai étant destiné à tous les chevaux et particulièrement au «brave Cheval» que la nature a paré de gentillesse.

Le général L'Hotte a lui aussi tenté de prévenir les cavaliers des errements dans lesquels la pratique de la compétition les feraient tomber de manière quasi-inexorable. Au chapitre XII des Questions équestres on trouve effectivement ces quelques lignes:

L'équitation pratiquée dans les concours et qualifiée de «haute école» est, dans son essence même, en opposition avec l'équitation savante ou haute équitation.

Il est facile de s'en rendre compte. L'équitation de concours devant frapper les foules, est loin de demander que, dans le cours du travail, la position du cavalier demeure invariable et régulière. Si les mouvements du cavalier sont apparents et révèlent l'effort, ils n'en impressionnent que davantage le public, qui applaudit d'autant plus que ce qu'il voit lui semble plus difficile à obtenir. Le succès s'augmente si le cheval parait contraint, forcé à l'obéissance, s'il produit des mouvements hors nature, contre nature surtout. Plus ils seront extraordinaires, plus grand sera le succès. Et, s'il y a apparence d'une lutte dont le cavalier sort victorieux, alors les bravos éclatent.

Il en est autrement de l'équitation savante, dont les caractères se trouvent en prenant le contre-pied même de ce qui fait le succès de l'équitation de concours. Ici, la position du cavalier doit se maintenir toujours correcte, sinon irréprochable. C'est la première condition à remplir. Qu'on se rappelle ce que j'ai dit du soin que l'école de Versailles apportait à la position et qu'on se demande ce qu'aurait dit un d'Abzac, en voyant les positions acceptées dans les concours. Rien, chez le cavalier, ne doit faire pressentir l'effort, ni mettre en évidence ses moyens de conduite; le cheval devant obéir à l'effleurement des aides qui, toujours discrètes, doivent même devenir secrètes. Le cavalier doit se faire oublier, en quelque sorte, en ne faisant qu'un avec son cheval, dans lequel il doit se fondre. Si le cheval paraît se manier de lui-même, dans une exécution toujours brillante, jamais tardive ou languissante; si, en même temps, le cavalier et le cheval semble faire la chose la plus simple, la plus facile, ce sera au mieux.

Les beautés du cheval résident dans la noblesse, la grâce, la fierté de ses attitudes, dans l'harmonie de ses mouvements, leur éclat, leur énergie. La belle équitation, dans sa délicatesse et son bon goût, recherche le développement de ces beautés, en s'appuyant sur les dons propres du cheval, et non en les dénaturant. C'est la nature qu'elle prend pour guide, et non l'extraordinaire, l'excentricité, qu'elle recherche.

Ah! Oui, j'ai un peu triché avec ce passage des Questions Équestres, je vous l'avoue: j'ai transcrit «concours» là où L'Hotte écrivait «cirque». Mais le fait est que la compétition moderne de dressage de haut niveau est bel et bien devenue un cirque tel que le décrit le général.

Ces considérations ne sont pas l'apanage des commentateurs français. Dans la post-face de l'édition qu'il a donnée du Gymnase du cheval de Steinbrecht, Hans von Heydebreck écrit en effet:

On ne peut […] s'empêcher de craindre que les diverses constatations mentionnées brièvement au début ed ce chapitre et concernant les épneuves de concours dans lesquelles on demande, au milieu d'eun programme de dressage normal du chaval d'armes, des airs de haute-école, ne nuisent au prestige de cette dernière; car les présentations faites en l'occurence non seulement dévoilent de sensibles insuffisances et même bien plus, des défauts essentiels, quant à l'exécution de ces airs, mais encore et surstout elles ne peuvent manquer de provoquer l'apparence que la haute-école puisse être nuisible à l'équitation de service. Car il manque à la plupart des concurrents l'élément de base indispensable au cheval d'armes, c'est-à-dire la tenue équilibrée et la pureté de l'allure, dans l'impulsion, aux trois allures fondamentales. De ce fait, la haute-école tombe au rang d'équitation de baladins, ses prétendus airs ne sont que des tours de force bons pour le cirque, parce qu'il manque aux chevaux la caractéristique essentielle de tout air d'école réel: le ploiement des hanches obtenu par un rassembler progressivement intensifié.

Considérations qui justifient la torture que j'ai infligée aux propos du général L'Hotte, dont von Heydebreck se réclame d'ailleurs dans le même texte!

De nos jours l'équitation «de dressage» doit frapper les foules, sinon plus de J.O., plus de télévision, plus de sponsors, plus d'argent!

Elle doit pour cela offrir l'apparence de la lutte, et de la victoire du dresseur, elle doit prouver à quel point tout ce qu'on voit est difficile et constitue donc une performance.

Tout cela n'est strictement vrai que pour les concours de niveau élevé et on peut se dire que les concours de petit niveau, sans public, sans sponsors, ne sont pas sujets au mêmes maux; pourtant il serait illusoire de négliger le fait que les pratiquants de «petit» niveau prennent ceux du «haut» niveau comme modèles, qu'ils souhaitent faire aussi bien qu'eux, et donc que les pratiques contestables de ce haut niveau ont une tendance naturelle à se diffuser à l'ensemble des pratiquants.

Au début du siècle dernier, à la création de la F.E.I., il n'en était pas encore tout-à-fait ainsi; la discipline «dressage» était inconnue du grand public, et les reprises se déroulaient entre spécialistes, relativement préservées des tentations néfastes décrites ci-dessus. Confidentiel sans doute, élitiste peut-être, mais fidèle à sa nature: tel était le dressage au milieu du XXème siècle. Le dressage en tant que discipline de compétition n'était pas illégitime, même si certains pouvaient ne pas l'apprécier.

S'il était nécessaire de sortir cette discipline de l'élitisme, ce n'était certainement pas en bafouant ses principes qu'il fallait le faire, la démocratisation de l'équitation peut et doit se faire par l'accès de tous ceux qui le souhaitent à sa pratique, mais en préservant les acquis considérables que les siècles ont apportés.

Notons pour terminer que l'Écuyer en Chef du Cadre Noir, le colonel Teisserenc, dans l'allocution qu'il a donnée lors des Deuxièmes Rencontres de l'Équitation de Tradition Française, en 20151, s'exprime dans ces termes:

Lhotte reprochait aux cavaliers de cirque d'avoir pour but le spectaculaire. Je cite encore, en parlant du cirque:

«Le succès augmente si le cheval parait contraint, forcé à l'obéissance, s'il produit des mouvements hors nature, contre nature surtout.»

Donc il condamne vivement cette équitation forcée. De façon amusante mais plutôt paradoxale, actuellement on observe des spectacles équestres fondés sur la relation avec le cheval et l'harmonie qui en découle. J'en déduis que l'on peut se poser la question si le goût du public aurait changé. En fait, certainement. Par ailleurs le sport moderne devient spectacle, et les sports équestres n'échappent pas à ce mouvement. Alors même que les fondements de la compétition étaient la préservation de l'art équestre pour les générations futures, et le général Decarpentry y avait énormément œuvré, elle verse dans le spectaculaire avec parfois des procédés et des allures contre nature, ce que reprochait Lhotte, en son temps, à l'équitation de cirque.

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Notes de bas de page:

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Postérieurement, notons-le, à la première publication du présent texte.

Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-10-10 mer. 14:41

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