Questions d'autorité
Baucher écrivait :
«Deux volontés sont en présence, celle du cavalier et celle du cheval : il faut que l'un des deux fasse la volonté de l'autre, qu'il lui soit soumis en tout et partout.
Quant à moi, je pense que le cheval est toujours fait pour être dominé par l'homme, que le cavalier doit constamment maîtriser les forces de sa monture afin de l'avoir sous sa dépendance.»
Pour le maître cette affirmation qui peut sembler quelque peu péremptoire à certains était une vérité absolue. On ne la voyait pas souvent à l'œuvre, parce qu'établir son autorité se faisait d'une manière extrêmement rapide et économe de moyens; quelque chose se passait, très vite, entre le cheval et lui lors du premier contact, et c'était terminé. Tout ce qui permettait à l'élève ou au spectateur de prendre conscience de ce pouvoir venait de quelques furtives observations, des mots du maître lui-même ou, pour les élèves, des conseils donnés quand ils rencontraient eux-mêmes des problèmes d'autorité.
Pour ceux qui ont eu l'occasion de voir le film réalisé sur Nuno Oliveira pour Equidia par Laurent Desprez, je rappelle un passage où le professeur Da Costa raconte l'arrivée de Talar, qui venait de France, au manège de la Quinta do Chafariz près de Lisbonne. Talar était un pur-sang qui sortait des courses, que le maître avait choisi sans l'essayer, sur son seul modèle, et dont il disait pas mal d'années plus tard que c'était «un beau voleur». Au moment de son arrivée, le cheval qui était sale, avait soif et faim, et était nécessairement fatigué du voyage, fut immédiatement sellé et bridé, et eut sa première leçon. Selon Da Costa, c'était «pour qu'il sache que lui Nuno était le maître et qu'il serait le maître pour toute la vie, et le plus fort». Cette interprétation est certainement exacte, au moins en partie; il faut aussi comprendre que devant un nouveau cheval le maître était d'une impatience souvent puérile.
Il se trouve que je n'ai jamais vu Talar ailleurs que dans un box; je l'ai vu une ou deux fois à l'Étrier de Paris, et ensuite au Portugal. Il y était revenu après que Phillis Field l'ait racheté (pour un franc symbolique, disait-elle) afin d'en faire un étalon. Je crois que c'est en 1973 qu'il est ainsi revenu dans les écuries du maître, à Avessada cette fois-ci. Le retour de Talar était un grand moment auquel je n'ai pas assisté, il avait eu lieu un ou deux jours avant mon arrivée; le maître nous avait dit «Quand Talar est descendu du camion, Francisco (c'était le palefrenier-chef) a pleuré et moi je me suis retenu pour ne pas pleurer».
Mais Talar n'avait pas oublié qui était le patron. C'était un entier d'un type pas très sympathique, qui sortait la tête de son box toutes dents dehors, prêt à mordre toute personne qui approchait. Je me trouvais, cette année-là, avec quelques personnes, à admirer ce pur-sang au milieu de beaucoup de chevaux au type beaucoup plus baroque, et qui manifestait son agressivité comme j'ai dit. Voici le maître, qui approche doucement du box, les mains croisées dans le dos et le regard autoritaire; Talar le voit, et sans qu'un mot soit dit, sans qu'un geste soit fait, il va se caler au fond de son box, calme et sans la moindre agressivité. Le «pour toute la vie» du professeur Da Costa était bien vrai!
Aucune violence n'était à l'origine de cette soumission; d'ailleurs le maître, m'expliquant le lendemain qu'il avait longé et monté Talar, disait «j'ai longé Talar comme toujours, sans chambrière, il n'a jamais supporté la chambrière». La domination du cheval se faisait donc toujours dans le respect de sa nature propre.
Une histoire toute différente me revient, elle concerne un cheval nommé Vizir (un petit-fils ou arrière-petit-fils d'Euclides, et qui était surnommé «Le Dinosaure» ou encore «Tiny Diny»). C'était un grand cheval très énergique, et il avait alors 4 ans. Débourré, il commençait à très bien travailler en basse école. Un jour qu'il était longé avec l'enrênement qu'utilisait le maître pour ce travail (cet enrênement, souvent nommé «enrênement Plinzner» est décrit dans «Propos d'un vieil écuyer aux jeunes écuyers»), le travail au trot prit un tour un peu inhabituel: le maître commença à demander, pas plus de deux ou trois fois, quelques foulées d'un trot en extension parfait, suivies d'un arrêt impeccable, les quatre pieds du cheval formant un rectangle bien formé sur des bases courtes. De tels enchaînements ne faisaient pas partie du travail habituel à la longe; ils furent effectués comme d'habitude sans que les aides soient le moins du monde apparentes, longe non tendue. Le maître a ensuite monté Vizir comme d'habitude, et en descendant, a simplement demandé aux élèves présents «Vous avez compris ce que j'ai fait à la longe?»; et comme personne évidemment n'avait rien compris, ce qu'il savait bien: «J'ai donné à mon cheval une leçon de domination». En y réfléchissant, je me suis rappelé qu'il y avait eu un peu de désordre au début du travail; mais la différence entre cheval en désordre et cheval joyeux, surtout chez le jeune cheval, est ténue…
Autorité, domination, c'est bien un préalable à tout travail; j'ai eu souvent grâce au maître la preuve qu'elle ne nécessite aucune violence, et même qu'elle n'est obtenue efficacement que si elle est non-violente. Plan du site