Moments de doute
Le maître était un écuyer en apparence très sûr de lui; il aimait assez raconter des anecdotes dont il était le héros équestre. Orgueilleux non sans de solides raisons, il n'hésitait pas non plus, parfois, à entrer dans des polémiques avec certains professionnels quand il était agacé, et sa capacité à argumenter paraissait alors aussi solide que son équitation. Bref, ayant toujours raison et arrivant toujours à ses fins avec les chevaux, il donnait l'impression d'avoir en lui-même une confiance absolue.
Cette impression qu'on avait facilement, et qui pouvait provoquer des réactions hostiles aussi bien que forcer l'adhésion, pouvait être trompeuse, car le maître, homme de spectacle qui était en représentation quasi-permanente, avait une certaine fragilité; s'il n'avait aucun doute d'être supérieur à tout autre écuyer vivant, il n'était malgré tout pas certain d'être à la hauteur du nouveau poulain qui venait d'arriver et avec lequel il avait certainement, avant tout contact équestre, engagé un échange de coups d'œil qui lui en avait déjà dit long sur le caractère de son futur élève. D'être à la hauteur, aussi, de sa propre idée de l'équitation.
L'impatience qu'il avait à entamer un nouveau dressage n'était pas exempte d'une dose d'angoisse: et si je rencontrais le cheval qui sera mon échec, celui qui me tiendra tête, se demandait-il alors? Il ne le disait évidemment pas, mais avec le temps je crois avoir compris que c'était une question qu'il se posait. Bien sûr, cette angoisse disparaissait en général assez rapidement…
Une fois à cheval, le maître avait cette qualité incroyable d'être toujours égal au meilleur de ce qu'il pouvait faire. Michel Henriquet le dit très bien dans le film de Laurent Desprez: «On ne l'a jamais vu avec les chevaux à mi-hauteur de son talent.»
Cette affirmation, qui me semble être d'une vérité absolue, est malgré tout limitée par le fait que le spectateur qui mesure le talent de l'écuyer pouvait très bien se tromper. J'en ai un exemple tout-à-fait personnel, que voici.
C'était durant l'été 1971; cette année-là le maître dressait en particulier deux chevaux de l'élevage Menezes, nommés Impostor et Invencivel qui avaient quatre ans. Ils étaient montés dans l'après-midi, avant les leçons. L'avant-dernier jour de mon stage, après être descendu de cheval, le maître est monté dans la tribune pendant qu'on préparait les chevaux pour la première reprise; c'était très rare qu'il vienne à la tribune, ayant sa propre mini-tribune dans le manège, d'où il dirigeait les reprises. Il vient s'asseoir à côté de moi, et il n'y avait personne pour entendre ce qu'il venait me dire.
Je dois préciser que j'avais exactement l'âge de son fils João, je ne me voyais donc pas précisément en confident (même si j'étais parmi les meilleurs élèves présents à ce moment-là). J'avais regardé travailler Impostor avec la même admiration que d'habitude.
Le maître, après s'être assis, se tourna vers moi avec l'air sévère (ou concentré) qui lui était assez habituel, et la conversation fut la suivante:
- Jean, vous avez vu comment j'ai monté aujourd'hui?
- Oui maître, c'était magnifique!
- Eh bien, j'ai monté comme un pied, comme un pied (répété n fois)!
- Mais, maître?!
- Jean, c'est horrible, de monter comme ça, c'est horrible!
Impossible pourtant de savoir les détails de ce qui n'allait pas; la crise devait durer quelque temps: ce jour-là il resta prostré au même endroit et João assura les reprises; le lendemain, le maître revint sur la tribune du haut et laissa son fils gérer les leçons sans s'approcher des chevaux: crise ouverte, dont les élèves s'inquiétèrent évidemment; le maître se contenta de répondre que ça lui arrivait de temps en temps, et que dans ces cas-là il allait s'enfermer quelques jours dans une chambre d'hôtel à Lisbonne. Comme c'était mon dernier jour au manège, je n'ai jamais connu le dénouement de cette affaire.