Une présentation exceptionnelle en 1969
Durant le mois d'août 1969 au manège de Póvoa, on voyait le docteur Guilherme Borba travailler un jeune cheval lui appartenant; c'était avant les reprises du matin.
Le poulain était longé puis monté en filet simple et sans éperons par celui que le maître considérait et désignait comme son meilleur élève.
Le travail était très simple mais d'une correction totale. Le poulain apprenait les exercices de basse-école, enchaînait au pas et au trot voltes, épaules en dedans et appuyers sans efforts apparents, et son galop bien cadencé, juste comme à faux, laissait entrevoir que les premiers changements de pied n'étaient pas loin.
Sa musculature était encore celle d'un poulain, et on voyait bien que ce travail déjà avancé n'était possible que par la grande décontraction et la douceur des aides et leur discretion.
Mais un matin G. Borba ne vint pas monter avant les élèves, on apprit qu'il allait plus tard le présenter à un acheteur, après les leçons du matin.
Ces leçons terminées, les élèves allaient normalement déjeuner, sur place ou dans quelque autre lieu, la vie du manège ne reprenant que vers quinze heures quand le maître se mettait à cheval pour avancer ses chevaux. Aussi tout le monde quitta-t-il le manège, à l'exception de Joaõ Oliveira et de moi-même qui étions dans la tribune. En effet j'étais curieux d'assister à cette séance d'essai par un cavalier inconnu, dont on avait quand même entendu dire qu'il cherchait un cheval pour «piquer les taureaux», c'est-à-dire pour la corrida.
Le cheval entre dans le manège tenu par un palefrenier, prêt à être longé. Ce matin là il était enrêné en bride. Le maître monte dans la tribune, visiblement curieux de ce qui allait se passer. Entrent alors Borba et son invité que je reconnais aussitôt, il s'agissait d'Alvaro Domecq! Le plus grand alors des rejoneadores espagnols, que j'avais vu toréer dans les arènes de Madrid quelques mois auparavant. Un cavalier très impressionnant, d'une précision totale dans le rejoneo, dont la maîtrise de son cheval était extrème.
Borba met son cheval à la longe puis le monte quelques minutes en ne tenant que les rênes de filet, le cheval ayant alors la bride pour la première fois, et montre à son invité l'état du dressage du cheval.
C'est au tour de l'écuyer espagnol d'essayer le poulain. Le spectacle est un peu déroutant, nous voyons une équitation très professionnelle évidemment mais sans la finesse qui dans ce manège était la règle. Les actions de main et de jambes ne sont ni discrètes ni légères, le cavalier sans être brutal est loin de la délicatesse à laquelle le cheval était habitué. Ce dernier n'a pas manifesté d'angoisse ni de rébellion, mais était visiblement destabilisé. Il est d'ailleurs facile d'imaginer que quelqu'un qui veut utiliser un cheval face aux toros de combat puisse vouloir apprécier sa capacité à se comporter en dehors de son cocon habituel…
Quoiqu'il en soit, le spectacle n'était pas beau (ni affreux d'ailleurs). Le maître dans la tribune commençait à bouillir peu à peu, jusqu'au moment où il commença à lancer des ordres aux palefreniers. On comprit qu'il avait l'intention de montrer au visiteur ce qu'il entendait par équitation.
Et en effet, une fois le manège libéré, une exhibition de trois ou quatre chevaux fut organisée en grande pompe à l'intention de Domecq. Je me souviens que Corsario (qui pourtant était monté dans les reprises par les élèves), Odeleite et sans doute Ousado (ces deux demi-frères n'avaient que quelques mois de dressage), peut-être Ansioso, ont ainsi été présentés de manière totalement impromptue, mais avec quel brio! Toutes les qualités de la plus belle équitation qui soit étaient là.
À la fin de cet épisode, Joaõ s'est approché de moi et, presque tremblant, m'a dit «Tu dois toujours garder dans ta mémoire ce que tu viens de voir». Ce qui allait sans dire.
Qu'en a pensé Domecq? Que se sont-ils dit, Oliveira et lui? Je n'ai jamais eu l'idée de le demander, ni à Borba ni à Oliveira.
Il m'est arrivé de voir divers documentaires réalisés sur Alvaro Domecq, où il parlait de sa formation équestre (par exemple à Vienne), et jamais un mot sur Oliveira n'était prononcé.
Mais on sait que la création de l'école andalouse d'art équestre de Jerez (aujourd'hui royale), à l'initiative d'Alvaro Domecq, s'est faite très largement grâce aux conseils et à l'enseignement de Guilherme Borba. Il n'est pas interdit de penser que cette matinée d'août 1969 y a quelque peu contribué.