Jambes sans main, main sans jambes

Le grand principe de François Baucher, « Jambes sans main, main sans jambes », et dont on lit un exposé charmant dans le Dialogue entre la main et les jambes est bien connu, pourquoi en parler encore?

Je me suis rendu compte par diverses lectures, que des auteurs français et se réclamant plus ou moins de Baucher, n'interprètent pas toujours ce principe de manière identique.

J'ai essayé de mettre mes idées sur cette question au net; il n'est pas impossible que tout ceci paraisse un peu indigeste…

Dans la 12° édition (revue et corrigée) de sa Méthode d'équitation, celle de 1864 qui expose les «nouveaux moyens équestres» — ce qu'on appelle « seconde manière » — Baucher fait figurer le principe « Main sans jambes, jambes sans main », qu'il avait déjà décrit dans les Dialogues (postérieurs à 1844) sans pourtant l'incorporer à la première édition de la Méthode d'équitation en 1842. Ainsi notre principe est bien un élément à part entière du dernier Baucher.

À cette période avancée de sa carrière, Baucher oppose l'équilibre du premier genre, récemment découvert par lui, à l'équilibre du deuxième genre qu'il a pratiqué précédemment quand il se montrait en public, et aussi à l'équilibre du troisième genre peu satisfaisant; voici leurs définitions par Baucher lui-même:

Équilibre du troisième genre :

Résistance constante dans toutes les positions, dans tous les mouvements.

Équilibre du deuxième genre :

Légèreté accidentelle sous l'influence de la position et du mouvement.

Équilibre du premier genre :

Légèreté invariable dans toutes les positions et dans tous les mouvements.

Dans sa dernière manière, Baucher affirme avoir trouvé le moyen d'obtenir l'équilibre du premier genre; et d'autre part, il montre que le principe « Main sans jambes, jambes sans main » est indispensable en vue de cet équilibre parfait:

Je vais démontrer que l'emploi simultané des jambes et de la main ne permettra jamais de donner au cheval l'équilibre du premier genre, ou la légèreté constante. Puisque les résistances de la mâchoire proviennent toujours d'une mauvaise répartition du poids, comment le cavalier qui emploiera en même temps la force impulsive et modératrice, jambes et main, pourra-t-il sentir que ses jambes ne se sont pas opposées à la juste translation du poids opérée par la main, et réciproquement que celle-ci n'a pas détruit la justesse de l'impulsion communiquée par les jambes? En effet, ou la main a été juste, ou elle a produit trop ou trop peu d'effet. Dans le premier et le troisième cas, le concours de jambes a été plus ou moins nuisible. Dans le second cas seulement, les jambes auront corrigé la faute de la main, et leur aide aura été opportune.

(…)

On comprend, dès lors, que de malentendus entre le cheval et son cavalier, quel retard dans l'éducation de l'animal, doit amener cette contradiction perpétuelle des jambes et de la main du cavalier…

Le principe n'est pas vraiment absent de la première manière, par exemple parce que Baucher y insistait déjà sur le fait que les actions des jambes doivent toujours précéder les actions de la main, ce qui semble impliquer des actions non simultanées; mais il n'y était pas proclamé comme il sera plus tard. Il y a donc une association spécialement étroite entre notre principe et les derniers enseignements de Baucher.

Or regardons ce qu'en disent certains de ses successeurs dont les plus importants, sans doute.

Prenons les souvenirs du général L'Hotte, consignés dans Un officier de cavalerie. Au chapitre XVI, consacré à des souvenirs de Baucher, on peut lire :

À l'enserrement du cheval maintenu dans l'embrassement des aides succéda l'emploi de la main sans les jambes, des jambes sans la main, applicable en réalité à l'équitation usuelle plutôt qu'à l'équitation, savante.

Puis, cette façon d'employer les aides ne fut plus recommandée, comme manière de faire habituelle, qu'aux cavaliers peu adroits, pour simplifier leurs actions et éviter les fautes résultant de leur manque d'accord. Quant aux cavaliers habiles, ils devaient l'employer transitoirement et dans des conditions déterminées, comme exercice servant à perfectionner le jeu des mains d'une part, des jambes de l'autre.

La donnée, sur laquelle repose cet exercice de perfectionnement, est la suivante :

L'emploi isolé des aides supérieures et inférieures ne permet plus de corriger avec les jambes les fautes provenant de la main, vice-versa.

Ces fautes mettent en évidence l'abus si fréquent qui est fait, soit de la main, soit des jambes. Le cavalier se rend compte que lui-même provoque souvent la résistance en déterminant, soit dans un sens, soit dans un autre, un surcroît inopportun de forces ; qu'il fait presque toujours trop et que, partant, moins il fera, mieux il fera.

Je me suis étendu sur l'emploi isolé des aides supérieures et inférieures parce qu'on a voulu voir là une transformation radicale du Bauchérisme. On a même dit, à l'époque : «Alors Baucher n'est plus Baucher.»

Tandis que, en réalité, il n'y avait là de marqué que l'une des nombreuses étapes parcourues par le maître, une application de ce qui était particulier à son génie et que j'ai déjà signalé : pousser d'abord à l'extrême toute nouvelle inspiration et la ramener ensuite aux limites où elle devait se maintenir.

Voilà qui ne correspond pas vraiment avec ce que Baucher en écrit, mais il s'agit d'un témoignage important, indiquant que selon son auteur (L'Hotte) le principe est particulièrement adapté aux cavaliers les moins habiles. Si dans ses souvenirs L'Hotte semble minimiser quelque peu l'importance du principe, il n'en va pas de même dans Questions équestres:

Quant à l'emploi des aides supérieures et inférieures combinées, je l'appliquerai seulement au redressement du cheval qui s'éloigne de la position droite en se traversant ou en s'infléchissant. (p. 84)

On voit que L'Hotte propose une version de « jambes sans main, main sans jambes » quand il parle de Baucher, et une autre quand il expose sa propre expérience; il n'est pas en notre pouvoir de résoudre cette apparente contradiction…

Faverot de Kerbrech, dans Dressage méthodique du cheval de selle (p. 73):

On doit appliquer dès le commencement le principe « jambes sans main, main sans jambes » toutes les fois qu'on n'a pas besoin — pour empêcher une défense ou pour faire sentir à l'animal la domination de l'homme — de se servir de l'effet d'ensemble sur l'éperon.

En évitant d'employer simultanément la main et les jambes, le cheval comprend plus clairement ce qu'on veut de lui, et le cavalier est obligé à plus de justesse dans l'emploi de ses aides, parce que toutes les erreurs commises par lui apparaissent aussitôt sans atténuation.

Il arrive au contraire la plupart du temps, quand on se sert en même temps des jambes et de la main, que les jambes corrigent instinctivement les fautes de la main et que réciproquement la main corrige les fautes des jambes.

L'argument ressemble beaucoup plus à celui de Baucher. Mais Faverot ne consacre au principe que ces quelques lignes, à comparer avec des développements beaucoup plus longs sur l'effet d'ensemble. Il est tentant en lisant Faverot d'en déduire que l'effet d'ensemble doit s'employer d'une manière très générale, et que notre principe ne serait utilisé que comme une forme de détente; une telle déduction serait (je crois) contraire à l'intention de Faverot, qui n'a sans doute pas mis le principe à une place aussi centrale qu'il aurait dû.

D'ailleurs on trouve un autre texte de Faverot, que Baucher lui avait demandé d'écrire (ainsi qu'à quatre autres élèves) concernant l'utilisation du principe «main sans jambes, jambes sans main» pour le départ au galop et les changements de pied. Après une description technique, Faverot conclut dans ce court texte (que l'on trouve dans la douxième édition de la Méthode de Baucher):

Que dire maintenant de ces nouveaux moyens si clairs, si vrais, si pratiques? Quelle simplicité grandiose! Quelle prodigieuse fécondité! Quel magnifique résultat que cet équilibre du premier genre obtenu en quelques semaines par l'application de vérités aussi peu nombreuses que productives, qui permettent sans fatigue pour l'homme ni pour le cheval d'arriver à la perfection.

Bien sûr Faverot de Kerbrech écrit cela pour son maître et on pourrait soupçonner que l'enthousiasme est un peu excessif… mais certainement pas totalement artificiel.

Dans le sillage de Faverot, Beudant bien sûr! Beudant est clairement l'écuyer qui a manifesté la plus grande ferveur envers le principe. Il l'a découvert en lisant Faverot de Kerbrech (Dressage méthodique du cheval de selle) sous les ordres de qui il a servi, mais dont il n'a jamais été l'élève. Beudant a aussi tiré profit de la lecture de L'Hotte. Son interprétation suit de très près celle de Faverot, et il considère comme L'Hotte que le principe doit s'appliquer surtout «pour les gens peu experts» dont (certainement par coquetterie) il estime faire partie. L'adhésion de Beudant au principe se manifeste dans tous ses écrits principaux (Main sans jambes… , Extérieur et haute école, Vallerine).

Voilà trois écuyers qui, dans la tradition bauchériste, insistent plus ou moins sur le principe, tout en en fournissant une image très proche de celle que Baucher lui-même a offerte. Mais un autre connaisseur se démarque de ce groupe, c'est le général Decarpentry. De ce dernier, j'ai cherché un exposé même camouflé du principe dans son ouvrage de synthèse publié en 1949, Équitation académique: en vain (ai-je trop mal lu?). C'est ailleurs qu'il faudra chercher ce que Decarpentry pense du principe. Dans Baucher et son école publié l'année d'avant, le chapitre intitulé La «seconde manière» informe le lecteur sur l'apparition du principe et sa signification, reprenant L'Hotte et Faverot.

Il nous faut remonter le temps: c'est finalement dans Préparation aux épreuves de dressage (1932), que nous retrouvons la position de Decarpentry, qui se montre en apparence intransigeant sur le principe «Main sans jambes, jambes sans main»: voici l'énoncé qu'il en donne:

Dans ce travail, il importe d'observer scrupuleusement le principe «Main sans jambes, jambes sans main», c'est-à-dire:

Ne jamais augmenter en même temps l'intensité d'action des aides supérieures et celle des aides inférieures.

Si la main agit ou augmente l'intensité de l'action qu'elle exerçait auparavant, les jambes doivent ou bien conserver l'intensité de l'action qu'elles exerçaient au moment où la main augmente la sienne, ou bien la diminuer, suivant les cas, mais ne jamais l'augmenter pendant la durée de l'action ou du surcroît d'action de la main.

Comme c'est différent! Il ne s'agit plus d'actions alternatives, mais des augmentations de l'action qui doivent alterner. Alors que chez Baucher et ses successeurs, les mots «Main sans jambes» s'interprètent littéralement, sans ambiguïté, voilà un glissement de sens qui me semble dénaturer totalement l'intention de l'inventeur. D'ailleurs, il est facile de voir que l'augmentation de l'action des jambes sans diminuer ni augmenter celle de la main est très précisément ce que Faverot nomme effet d'ensemble!

Et comme abondance de biens ne nuit pas, voici un quatrième général: Pierre Durand, dont j'ai commenté ici le livre récent L'équitation française, mon choix de cœur et de raison.

Voici sa position, tout-à-fait dans la ligne Baucher-L'Hotte-Faverot:

Il importe de bien définir ce principe «main sans jambes, jambes sans main» qui a donné lieu à maintes interprétations erronées. En particulier, il ne veut pas dire que l'on s'interdise de façon permanent et définitive d'agir des mains en même temps que des jambes, mais que, d'une façon générale, on cherchera à avoir des aides aussi «dépouillées» que possible, de façon à ce que les jambes ne compensent pas ce que l'action des mains aurait d'excessif, et vice-versa. C'est un principe didactique qui induit le cavalier à la nécessaire indépendance des aides, INDÉPENDANCE QUI CONDITIONNE LEUR CONJUGAISON FRUCTUEUSE ET CONDUIT LE CHEVAL À UNE SENSIBILITÉ AFFINÉE À LEUR LANGAGE.

Cela dit, jambes et main peuvent et doivent être opposées principalement dans deux cas précis: l'effet d'ensemble, qui calme et régularise les allures, et qui permet de «dominer» le cheval en cas de défense due à la frayeur par exemple, et le reculer qui a été très intelligemment défini par le commandant Licart comme un cas particulier de l'effet d'ensemble.

On voit qu'en dehors du propos surprenant de Decarpentry, le principe est interprété d'une manière assez homogène et, me semble-t-il, conforme avec ce que Baucher lui-même en dit.

Signalons quand même que sur le reculer, le point de vue Licart-Durand est assez peu convaincant. Comme l'écrivait Beudant, «chez [tous les peuples cavaliers], personne n'a jamais pensé, j'en suis bien sûr, que pour faire reculer un cheval, il faut le pousser en avant par les jambes afin qu'après s'être heurté contre le mors, il ricoche en arrière. C'est pourtant ce qui nous a été maintes fois appris jadis.» (Main sans jambes) Jadis?

Alors quelle était sur ce point la position de Nuno Oliveira? Si on relit ses textes publiés dans notre langue, on ne trouvera pas de déclaration sur le principe, mais des développements sur l'effet d'ensemble1. Son enseignement direct est-il plus explicite? En feuilletant paroles du maître Nuno Oliveira d'Antoine de Coux, on voit aussi plus de choses sur l'effet d'ensemble; sur les mains et les jambes, la proposition principale est que «toute action de la main doit être précédée d'une action de jambe» (page 30, page 40). Comme je l'ai dit plus haut, ce principe-là, qui vient directement de Baucher, implique le «Main sans jambes, jambes sans main», mais ne le met pas en avant. J'ai pourtant entendu NO invoquer le «main sans jambes», c'était quand on montait des poulains en tout début de dressage, des poulains qui n'avaient pas encore pris contact avec les rênes. Pour ces chevaux il était très important de respecter ce principe. Par la suite il y attachait dans ses conseils beaucoup moins de poids; l'accent était mis, avec les chevaux hautement dressés (parfois en quelques semaines, mais incontestablement dressés) qu'on montait au manège par exemple, sur la discrétion des aides devant aboutir à la descente de main et de jambes. Avec de tels chevaux, opposer les mains et les jambes était une simple erreur, certes nuisible à la bonne utilisation du cheval, mais ne pouvant en aucun cas défaire un dressage achevé. Le principe «Main sans jambes, jambes sans main» avait donc toute sa place dans le dressage, et une place restreinte (peut-être excessivement) dans l'utilisation.

La distinction que je viens de faire entre dressage (au sens propre du terme) et utilisation m'amène à vous proposer ma propre approche du principe «main sans jambes, jambes sans main». Je dois dire tout d'abord que j'ai mis longtemps à découvrir que ce n'est pas une simple mise en garde pour enseigner au cavalier l'indépendance et la finesse des aides, mais quelque chose de beaucoup plus profond, un vrai principe de l'équitation qu'on doit prendre au sérieux: sa pratique effective apporte vraiment des résultats extraordinaires.

Le pourquoi du principe est simple: la main et les jambes sont fondamentalement antagonistes (j'explique plus bas ce que j'entends par là); les utiliser simultanément revient à freiner en même temps qu'on accélère, ce qui est évidemment la marque d'un excès d'action: si J est la mesure de l'action des jambes et M celle de l'action de la main, l'action résultant sur le cheval est C = J - M , en valeur algébrique: c'est-à-dire que si C est positif, l'effet des actions combinées est d'accroître le mouvement, et si C est négatif, la main prédominant, le mouvement sera diminué ou éteint. Pardon de cette arithmétique élémentaire et naïve, qui n'est bien sûr qu'illustrative!

Prenons à titre d'exemple le cas où C est positif, où le cavalier veut accroître le mouvement. Il est clair qu'il sera possible de produire le même effet C avec une action nulle de la main (M' = 0) et une action des jambes (J') égale à C: C = J' - M', c'est-à-dire en appliquant notre principe. Le cavalier se fatiguera moins et le cheval ne sera pas agressé par cet antagonisme des aides qu'il ne peut évidemment pas comprendre. En effet la solution (J,M) qui aboutit dans l'immédiat au même résultat que (J',M') est non seulement moins économe, mais de plus elle donne au cheval des signaux et des habitudes nuisibles, contraires à tout esprit de finesse équestre; le cheval subissant des aides contradictoires se sent agressé, ne peut pas coopérer de bon cœur, et n'apprend que par routine. L'immense importance du principe en découle.

Expliquons maintenant quand ceci doit s'appliquer. La main et les jambes antagonistes, cela n'est pas toujours vrai. J'ai qualifié cette opposition de «fondamentale» parce qu'elle correspond à un état assez brut du cheval: le poulain qui a eu ses premières leçons de jambes aura tendance à accélérer dès qu'il sentira une jambe plus ou moins agissante; puis petit à petit il apprendra que la jambe peut aussi signifier «plie toi» ou «marche de côté», etc.; de même les actions de main qui chez le jeune cheval sont des freins (n'oublions pas que l'automobile a emprunté le mot frein au monde équestre où il signifie «mors») vont se diversifier dans sa tête au fur et à mesure du dressage: main qui ploie, main qui translate du poids latéralement, etc.

Je crois qu'un débourrage et un début de dressage seront bien réalisés s'ils respectent scrupuleusement le principe «Main sans jambes, jambes sans main». Puis le cheval connaîtra un éventail d'aides beaucoup plus riche que les seules actions de frein et d'accélération; ces aides pourront et devront se combiner de diverses manières, en respectant la seule nature (aides naturelles) ou par la mise en place de conventions souvent très utiles (aides artificielles). Faire jouer à la fois dans cette phase plus avancée du dressage des aides supérieures et inférieures n'est pas nuisible quand elles ne contiennent pas d'antagonisme; mais il reste qu'il faudra presque toujours éviter d'utiliser des aides antagonistes simultanément, quel que soit le niveau acquis par le cheval. Bien sûr, l'effet d'ensemble reste un cas à part où on opposera effectivement la main aux jambes, mais son utilisation doit rester exceptionnelle et réservée au cavalier d'expérience et de tact.

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Notes de bas de page:

1

Il faut souligner ici qu'Oliveira avait écrit dans sa jeunesse deux articles qui n'ont pas été portés à la connaissance du public francophone, intitulés «As ajudas – seu acordo e seu desacordo» (Accord et désaccord des aides), et «O efeito de conjunto» (l'effet d'ensemble) qui précisent sa position sur la question.

Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-10-10 mer. 14:28

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