La rectitude
Comme principes fondamentaux de l'art équestre, je clame aux oreilles de tout cavalier: «Monte ton cheval dans le mouvement en avant et place le droit» Gustav Steinbrecht
Importance de la rectitude
Bien sûr on pourrait aussi citer (avec bien d'autres) le fameux calme, en avant et droit du général L'Hotte, contemporain français de Steinbrecht, pour démontrer à quel point la rectitude du cheval est jugée importante comme principe équestre; et il n'y a guère d'écrits sur l'équitation, qu'elle soit académique, sportive, de travail, qui n'accordent une telle place à la rectitude. Le praticien, le «dresseur», l'écuyer, ont tous besoin d'avoir un cheval droit, c'est une évidence qui, quand on la néglige, nous punit sans rémission, avec des chevaux qui ne se déplacent pas comme il faut, qui ne tournent bien que d'un côté, qui ne changent pas bien de pied, etc.
Oui, c'est impératif, il faut travailler avec un cheval droit!
Pourtant ce n'est pas facile, pas du tout même; il ne faut jamais oublier que la ligne droite est un produit (un fantasme peut-être?) de l'esprit humain, elle n'existe pas dans la nature, et donc n'est pas incorporée au cheval à sa naissance — pas plus qu'à l'homme bien sûr.
On peut dire qu'il y a au moins trois grandes difficultés concernant la rectitude:
La première est la difficulté du diagnostic, elle se présente de manière incessante au cavalier mais (c'est là une grande partie de la difficulté) il ne s'en rend pas toujours compte. Ayant travaillé avec un cheval de travers pendant un certain temps, le cavalier demande un mouvement (une serpentine au trot un peu serrée par exemple), que le cheval ne peut pas exécuter dans son équilibre approximatif. S'il cherche rationnellement la cause de la difficulté (au lieu d'en rendre la mauvaise volonté du cheval responsable), il comprendra peut-être qu'il y a un problème de rectitude, mais il aura fallu se heurter à un problème pour faire un diagnostic. C'est une vraie difficulté qui se présente à tout cavalier pendant longtemps avant que — dans le meilleur des cas — il n'en vienne à rechercher en permanence si son cheval est droit, à faire le diagnostic en continu: il commence à être un écuyer.
La deuxième difficulté est évidemment de corriger les problèmes, d'obtenir la rectitude. Cela n'a rien de simple, il y faut aussi de la sensibilité et de l'expérience.
Mais tout cela suppose la troisième difficulté résolue, celle de la bonne définition de la rectitude. C'est à ce problème qu'il faut s'attaquer d'abord.
Qu'est-ce qu'un cheval droit?
On peut donner plusieurs définitions de la rectitude; certaines sont séduisantes mais fausses, voire absurdes; d'autres contiennent une part importante de vérité mais sont quand même incomplètes; elles doivent être combinées entre elles si on veut avoir une vision claire de ce qu'est la rectitude.
Il est facile et immédiat de donner de la rectitude une définition géométrique, c'est-à-dire une définition par les propriétés visuelles, que notre œil peut mettre en œuvre; après tout l'équitation académique est géométrie, et l'immense maître Nuno Oliveira prônait, en complément (non en opposition) de la triade de L'Hotte que je rappelle ci-dessus, une autre formule: Cadence, légèreté, géométrie (où on ne manque pas de remarquer que la géométrie occupe la troisième place, tout comme le droit de L'Hotte). Mais on se rendra très vite compte que la définition géométrique de la rectitude (voir la définition de Menezes qui est assez précise) ne peut satisfaire quand on entre dans les détails (où, chacun le sait, se cache le diable).
Voici quelques options plus ou moins crédibles d'une telle approche.
La rectitude de la colonne vertébrale du cheval: (définition 1)
Voilà une définition brutale de la rectitude: serait droit le cheval dont les vertèbres sont alignées sur une même ligne. Elle ne peut évidemment pas être acceptable puisque le cheval peut alors avoir une colonne vertébrale qui ne serait pas dans la même direction que son déplacement. D'autre part, il serait impossible au cheval de maintenir cette position de prétendue rectitude en se déplaçant, puisque le mouvement du cheval crée des oscillations de divers types de la colonne vertébrale, des oscillations de nature et d'amplitude différentes selon les allures. Même si on peut dire qu'un bon dressage limite ces oscillations, le rassembler ne les supprimera jamais totalement.
L'adaptation de la colonne vertébrale à la trajectoire (définition 2)
Critère déjà plus subtil; pour les lignes droites ou les courbes simples comme les voltes ou les passages des coins, le fait d'adapter la colonne vertébrale du cheval à la trajectoire l'empêche d'être «couché» dans les tournants, et c'est indispensable; mais cette rectitude-là ne peut jamais être totalement réalisée, du fait de ce qu'on a vu au paragraphe précédent. Il s'agit d'un critère impressionniste mais cependant assez clair et un œil exercé reconnaîtra si le cheval est ou non droit de cette manière.
Mais si on quitte le «marcher droit» et qu'on aborde les pas de côté, cette définition n'a plus lieu d'être; l'épaule en dedans, l'appuyer, consistent justement à dissocier volontairement la position du cheval de sa trajectoire, et d'une manière bien précise pour chacun de ces cas. Alors, doit-on se soucier de la rectitude de son cheval dans les pas de côté? Oui, bien sûr, la rectitude doit être permanente, avec une seule définition pour la ligne droite, les courbes et les pas de côté. L'adaptation de la colonne vertébrale à la trajectoire est une définition qui ne satisfait pas à cette exigence.
Les posers des postérieurs sur la même ligne que ceux des antérieurs
Une variante assez proche de la définition qu'on vient de voir, comportant les mêmes faiblesses, propose qu'un cheval droit est celui qui pose chacun de ses bipèdes latéraux sur une même ligne: le postérieur droit se poserait exactement sur la même ligne que l'antérieur droit, et identiquement pour le latéral gauche (définition 3). En plus du fait qu'elle n'est pas utilisable pour les pas de côté, cette définition présente la difficulté suivante: les chevaux ne sont généralement pas aussi larges des antérieurs que des postérieurs; et ces derniers ont pas mal de possibilités pour se rapprocher ou s'éloigner l'un de l'autre, alors que les antérieurs restent normalement à la même distance l'un de l'autre.
L'observateur extérieur d'un couple cavalier-cheval, juge, enseignant ou simple spectateur, ne peut juger de la rectitude du cheval qu'en utilisant ces critère visuels ou géométriques. Ils sont limités mais peuvent quand même rendre de grands services si on est conscient de leurs limites, et qu'on n'a pas une conception rigide de la rectitude.
Le centre de gravité et la rectitude
Peut-on définir la rectitude en liaison avec le centre de gravité du cheval, ou peut-être plutôt de l'ensemble cheval-cavalier? Si la rectitude était un concept à usage statique et uniquement statique, on pourrait peut-être dire que le cheval est droit si le centre de gravité est à l'aplomb de sa colonne vertébrale, à égale distance des épaules (définition 4). Mais ce n'est pas le cas, la rectitude est indissolublement liée au mouvement. Et cela complique bien des choses.
On voit parfois aussi cette définition que le cheval est droit quand ses postérieurs poussent en direction du centre de gravité (définition 5). Cela permet en principe d'assurer que les deux postérieurs font un travail symétrique, donc une rectitude de l'action du cheval, plutôt que de sa position (mais qui bien sûr ne s'oppose pas à la rectitude de la position). Cette vision de la rectitude liée au mouvement est séduisante, pourtant un peu de réflexion montre vite qu'elle n'est pas utilisable, et on voit même son absurdité.
En effet, le centre de gravité du cheval qui marche, trotte ou galope se déplace de manière permanente, non seulement en avançant (ou reculant) avec le mouvement du cheval, mais aussi de droite à gauche et de gauche à droite en fonction des oscillations latérales que fait la colonne vertébrale du cheval dans le mouvement: déplacement normalement faible au trot mais plus ample au pas, et dissymétrique au galop. Comme l'écrit Baucher (Méthode d'équitation), il plaît «au centre de gravité de voyager incognito». On pourrait peut-être préciser que le cheval est droit si son centre de gravité est en moyenne à l'aplomb de sa colonne verticale. Qui va observer cela, pour assurer au cavalier que l'animal est ou non droit? Faudra-t-il avoir en permanence un oscilloscope sur soi pour évaluer la rectitude du cheval?
Rectitude et mouvement
Occupons-nous maintenant du cheval dans son mouvement pour définir correctement la rectitude, non pas simplement la géométrie de ce mouvement mais plutôt sa dynamique; on dira que le cheval est droit quand il pousse de manière égale avec ses deux postérieurs dans la direction de son mouvement. Telle est la définition 6 que je considère comme satisfaisante. Dans la marche normale, ceci est généralement compatible avec les définitions 2 et 3; et dans le travail latéral, cette définition ne partage pas les difficultés de celles qu'on vient de citer, puisqu'elle veut que l'énergie du mouvement soit dirigée correctement vers là où le cheval est lui-même dirigé; précisons cela.
Dans la marche normale (ligne droite ou courbe), le cheval droit selon notre définition 6 et naturellement symétrique sera conforme aux définitions 2 et 3, mais avec un cheval ayant des asymétries prononcées il pourra être nécessaire, pour le faire marcher droit, de lui donner une incurvation spéciale; j'ai un exemple en tête, il s'agit de Corsario, un cheval extraordinairement bien dressé par Nuno Oliveira; quand on le montait, une des consignes à respecter, à main gauche sur le grand côté (donc en ligne droite), était de demander «un huitième d'appuyer à droite», condition pour que son travail soit droit. C'est bien dans le sens de la dernière définition qu'il faillait comprendre sa rectitude.
Dans le travail latéral, et surtout dans l'appuyer, la question de la poussée des postérieurs est délicate; elle est contenue dans l'idée qu'un des dangers essentiels de ce travail est d'entabler le cheval. Quand le cheval pousse réellement dans la direction où il va, on peut dire qu'il n'est pas entablé, que son travail est droit (à cause d'une maladresse de style de La Guérinière, on interprète souvent le mot entabler d'une manière défectueuse; je traiterai certainement un jour sur ce site de cette question délicate).
Diagnostic de la rectitude
Le cavalier ne voit pas l'ensemble cheval-cavalier; même un miroir ne le renseignera pas totalement sur la rectitude «visuelle» dont on a parlé plus haut; mais là n'est pas l'essentiel, puisque nous n'accordons à ces définitions de la rectitude qu'un rôle partiel. En revanche il dispose d'une autre panoplie de signaux, qui bien perçus seront très efficaces, pour juger de la rectitude de son cheval: ses sensations équestres.
Voici d'ailleurs une bonne occasion de rappeler que les aides ne sont pas seulement des moyens d'action pour le cavalier, elles sont aussi des moyens d'accès à toutes sortes de signaux sur l'état du cheval (son état physique comme son état psychique); cette fonction essentielle des aides ne peut être effective, ne peut exister, qu'avec des aides tranquilles, c'est-à-dire en dehors des moments où elles agissent. Si nous voulons percevoir des signaux avec notre assiette, il faut que celle-ci ne soit pas utilisée à ce moment-là, ni pour notre tenue ni pour donner des ordres au cheval: et la même règle absolue s'applique à la main et aux jambes. Le cavalier raccroché à sa rêne droite ou à sa jambe gauche ne peut bien comprendre les sensations que lui envoient ces aides, parce que ces sensations reflètent sa maladresse (dont il n'est pas conscient le plus souvent et qu'il ne peut pas séparer du reste) tout autant que l'état du cheval.
Ces précisions importantes étant données, j'imagine un cavalier capable de cesser d'agir avec ses aides, et d'écouter leurs messages. Pour ceux qui sont moins avancés, ce qui suit s'applique aussi, mais de manière plus floue évidemment.
Il y a, me semble-t-il, deux types de sensations qui indiquent l'état de rectitude du cheval.
Dans la première catégorie, on mettra les sensations qui indiquent au cavalier une asymétrie droite-gauche. Le cheval qui pèse plus sur une rêne que sur l'autre, ou qui résiste plus sur une rêne que sur l'autre, nous dit qu'il n'est pas droit. Le cheval dont nous sentons qu'il pose son antérieur droit plus lourdement que le gauche, ou qui nous oblige à nous asseoir plus d'un côté que de l'autre, nous dit encore que son degré de rectitude n'est pas satisfaisant.
Ces sensations nous donnent des indices indirects mais très précieux sur la rectitude.
La deuxième catégorie concerne des sensations directes de rectitude. Ce sont des sensations d'une assiette fine, celle d'un cavalier bien assis et dont (pardon) «le cul écoute», qui perçoit et distingue bien l'activité des deux postérieurs. La rectitude, ou les défauts de rectitude, sont alors directement imprimés dans la colonne vertébrale, les fesses et le dos du cavalier, qui n'a alors qu'à fermer les yeux pour y voir encore plus clair…
Mettre son cheval droit
On sait que deux écoles s'opposent, depuis Baucher, sur les principes du redressement des chevaux: remettre les postérieurs à leur place (derrière les épaules), ou bien, et c'est la révolution introduite par Baucher et son école, replacer les épaules devant les hanches («opposer les épaules aux hanches»). On peut discuter longtemps sur les mérites de ces deux systèmes d'un point de vue théorique, mais l'argumentation en ce domaine risque de s'enliser. Je me contenterai de faire part de mon expérience.
Le jeune cheval, ou celui dont on doit reprendre le travail, présentera des problèmes de rectitude souvent assez importants, et connaîtra encore peu l'obéissance aux jambes; il a besoin pour son travail, sinon de la rectitude parfaite, du moins d'une position et d'un mouvement assez corrects pour prendre de bonnes habitudes et développer ses allures dans l'harmonie. À ce stade, le cavalier n'a pas encore un contrôle suffisant sur les postérieurs pour utiliser la technique traditionnelle; de plus vouloir déplacer les postérieurs risquerait, à ce stade où elle est généralement encore insuffisante, de prendre sur l'impulsion, ce qui serait hautement nuisible.
Pour le jeune cheval, ou le cheval qui n'a pas eu un bon dressage, c'est la méthode de Baucher qui s'impose: on utilisera la main, une main de position qui ne prend pas sur le mouvement, pour remettre les épaules devant les hanches quand ce sera nécessaire. Les bauchéristes utilisent la rêne d'appui et c'est la meilleure solution. Mais les jambes peuvent aussi jouer un rôle ici, pour renvoyer l'avant-main du cheval du côté où c'est nécessaire; la jambe agit alors en avant, ce n'est pas du tout une jambe isolée. Elle sera près de la sangle, jouant le même rôle que dans l'épaule en dedans.
Le cheval ayant déjà un dressage bien entamé ou accompli peut lui aussi avoir tendance à oublier la rectitude; mais il est habitué à ce que le cavalier le remette droit et il suffira souvent d'un rappel à l'ordre assez minime pour revenir à la position droite. Beaucoup de chevaux à ce stade seront prêts à se remettre dans la bonne rectitude par une aide soit de jambe soit de main, soit encore d'assiette.
Mais il arrive à un stade déjà poussé du dressage qu'on se trouve dans une situation de conflit où le cheval refuse la rectitude; cela peut arriver par exemple parce qu'il sait qu'on va lui demander quelque chose qui ne lui plaît pas, qu'il n'a pas encore bien accepté. C'est ce qui peut arriver dans les premiers changements de pied, le début du passage, etc. Dans ce genre de situation conflictuelle, il faut considérer la rectitude comme avec un jeune cheval, en veillant toujours à remettre les épaules devant les hanches avant d'entamer une nouvelle demande de l'exercice difficile.
Les recommandations ci-dessus concernent l'action immédiate qu'il faut mettre en œuvre pour remettre droit le cheval. Mais il faut aussi, pour qui se soucie de la progression de son cheval, pratiquer une politique de rectitude à long terme. Celle-ci est constituée par deux principes très simples qu'on doit suivre le plus possible.
Symétrie du travail
Il faut s'appliquer à faire travailler également le cheval à droite comme à gauche.
Certains cavaliers se laissent aller à faire plus d'exercices à la main la plus facile pour le cheval, ce qui évidemment garantit que le cheval exécute mieux ce qu'il fait et que le cavalier a moins de mal à obtenir ce qu'il veut. Cela ne peut faciliter les progrès du cheval, bien évidemment! Les résultats d'une telle pratique ne peuvent être que de confirmer les asymétries naturelles du cheval.
D'autres, plus réfléchis et plus courageux, se concentrent sur le côté difficile et font plus travailler leur cheval de ce côté-là parce que c'est là qu'il y a du retard à rattraper. S'il y a une apparence de rationnel dans cette pratique, elle est pourtant dangereuse et on rencontre souvent des cavaliers qui se plaignent qu'ayant travaillé de cette manière pour corriger des dissymétries ils ont finalement mis en place des dissymétries dans l'autre sens! La difficulté de ce système est de bien le doser.
Le simple bon sens enseigne que le travail doit être le plus égal possible des deux côtés. Dans l'immédiat, cela n'aura peut-être pas d'effet sur les asymétries du cheval, mais au bout de quelques semaines ou quelques mois cela ne pourra pas manquer d'avoir de très bonnes conséquences.
Toujours commencer par le côté difficile
Ce petit principe est un corollaire du précédent: pour aborder un nouveau mouvement, par exemple pour enseigner la volte, l'épaule en dedans, l'appuyer, le changement de pied, la pirouette, il est impératif de commencer par le côté le plus difficile. On obtiendra ce que le cheval peut faire symétriquement, parce qu'on est sûr qu'on pourra obtenir autant à l'autre main. Par exemple on commencera la pirouette au galop à droite si le cheval a plus de mal à se rassembler au galop à droite qu'au galop à gauche. On obtient alors un mouvement de hanches en dedans dans le cercle qui se rapproche de la pirouette mais n'en est pas encore une parce qu'on est dans une phase d'apprentissage. À gauche on demandera la même chose sans chercher à obtenir un mouvement plus serré même si l'on sait que le cheval en serait capable, parce qu'on veut éviter de raffermir les asymétries dans le galop. Il faut réaliser le plus possible aux deux mains le même degré dans l'exercice pour garder l'esprit de rectitude.
Le difficile ici, en plus de la rigueur que cela implique, est parfois d'identifier le côté difficile. Dans la grande majorité des cas ce sera le côté droit, mais ce n'est pas une règle absolue. Mais cette règle majoritaire explique pourquoi la tradition dans les manèges est de commencer les exercices à main droite. L'écuyer avisé saura y déroger quand ce sera nécessaire.