Sensations et attention du cavalier
Sur quoi le cavalier, l'écuyer, doit-il focaliser son attention?
Cette question vient du fait qu'inévitablement il doit choisir, dans un océan de sensations en provenance du cheval, celles qu'il considère comme les plus importantes.
Nuno Oliveira disait souvent que l'équitation, c'est des millions de petits détails. Sous-entendu, à l'écuyer de surveiller «en continu» ces millions de détails, d'en déduire les meilleures réponses au problème qui apparaît à chaque instant. Bien sûr, on comprend que les réflexes du cavalier, acquis par une longue pratique, doivent lui permettre de réagir sans réfléchir à une partie de ces détails… mais il reste sûrement quand même pas mal d'informations qu'il faut traiter par la réflexion.
Quelles sont toutes ces sensations qui affluent sans arrêt vers l'écuyer?
Plusieurs de nos sens sont concernés. Le sens du toucher, avec les sensations dans la main, l'assiette, les jambes; la vue, qui permet de constater les mouvements des oreilles et la position de la tête et, quand on se penche, la position des membres antérieurs, qui informe aussi sur l'environnement du cheval et vérifie parfois dans un miroir l'ensemble cheval-cavalier; l'ouie, qui écoute les posers et leur rythme, qui surveille la respiration, qui entend les divers bruits, bons ou mauvais, que fait parfois la bouche.
L'ouie est un sens très important pour le cavalier, mais je crois qu'il ne pose guère de problèmes; la vue et le toucher sont au contraire porteurs de difficultés, c'est pourquoi je m'y étendrai un peu.
Le toucher est le plus important des sens à cheval. Or le corps du cavalier, qu'on peut diviser selon la division traditionnelle main, jambes et assiette, a cette particularité d'être non seulement le chemin de «sensations-messages» du cheval vers l'homme, mais aussi d'«aides-messages» de l'homme vers le cheval (aides qui sont bien sûr des sensations pour le cheval). Cette double fonction de notre corps, c'est la difficulté fondamentale de l'équitation (c'est, plutôt, une des manières de définir la difficulté fondamentale de l'équitation). En effet, si le cavalier doit être à l'écoute des sensations corporelles, il faut bien qu'à certains moments il cesse d'utiliser son corps pour l'autre fonction, celle des aides: on ne peut pas en effet espérer, par exemple, agir avec les jambes pour impulsionner le cheval, et utiliser les mollets pour sentir l'état de décontraction du cheval dans sa partie ventrale. Si le cavalier veut «sentir» son cheval, il doit cesser d'agir, au moins de temps en temps, et saisir ce moment pour l'écoute. D'autre part, les sensations du toucher (remarquons que «tact» et «toucher» sont des mots de même origine) devront être apprises petit à petit, cet apprentissage fait partie de l'éducation équestre et n'est pas si simple.
La vue pose des problèmes bien différents de ceux que je viens d'évoquer. Il est facile d'interpréter les messages visuels, en général. Mais ce sont des messages partiels; le cavalier ne voit normalement qu'une partie du cheval: l'encolure et la tête, et la vue ne permet donc au cavalier qu'un diagnostic très incomplet de ce qui se passe sous lui. La vue est pourtant le sens qui chez l'humain a, et de loin, la priorité absolue sur ses autres sens; on voit bien en quoi cela risque de présenter des difficultés.
Le cavalier, l'écuyer, peut-il recevoir et «traiter» toutes ces informations, ou doit-il en faire une sélection et laquelle?
Une certitude: la quantité d'informations qui nous arrivent du cheval, à chaque instant, est bien supérieure à ce que normalement nous sommes capables d'interpréter correctement. Nos capacités cognitives (pardon pour ce gros mot) sont malgré tout assez limitées… Même les grands écuyers, à l'écoute permanente de leur cheval, ne pourraient jamais accorder leur équitation à ce flot trop riche… de même que les grands joueurs d'échec ne peuvent prévoir ce qui se passera dix coups plus loin. L'écuyer qui veut tirer profit des sensations-messages doit adopter un mécanisme de tri, choisir les plus importants de ces messages, se concentrer sur leur signification, apprendre à y réagir de mieux en mieux.
Essayons donc de définir ces priorités. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, il faut d'abord se mettre en tête que c'est bien le sens du toucher qui nous apporte le plus à cheval, et cela signifie que nous avons à lutter pour le mettre à la première place, place que notre nature a pourtant une forte tendance à abandonner à la vue. Il y a des exercices classiques pour cela: regarder «haut et loin devant soi» (comme disaient les instructeurs à l'ancienne), monter parfois les yeux fermés; ces exercices bénéfiques devraient nous amener à monter naturellement, les yeux grands ouverts, et pourtant sans attacher trop d'importance à ce que nous disent nos yeux.
Le sens du toucher, qui revendique la première place, ne pourra devenir efficace en équitation qu'avec des aides tranquilles, qui n'agissent qu'à propos: première et immense difficulté, comme déjà souligné. Mais quand on commencera à la surmonter, on se rendra compte que toutes ces sensations que procurent les mains, les jambes et l'assiette sont encore bien nombreuses!
Certaines de ces sensations concernent des effets, des résultats; d'autres nous informent sur les causes, elles sont les plus importantes; les causes en équitation, ce sont: le fonctionnement du moteur: le dos et les postérieurs; puis les diverses résistances qui bloquent son fonctionnement. Orientons notre attention vers l'arrière-main du cheval et son dos, écoutons bien ce que nous en disent notre assiette, nos jambes, nos mains (bien sûr, les messages en provenance des postérieurs atteignent ces différents terminaux) sur l'énergie, la régularité des postérieurs, sur les blocages qu'ils peuvent rencontrer dans leur déploiement. Cette attention portée à l'essentiel permet une vraie communication avec le cheval, elle seule permet de ne pas s'égarer sur de fausses pistes.
Bien sûr, priorité n'est pas exclusivité! Des sensations importantes peuvent prendre le pas, temporairement, sur celles à qui j'accorde le plus d'importance; il n'y a aucune règle absolue en équitation.
Un jour il y a bien longtemps, un spectateur d'une présentation de N. Oliveira, le traducteur de ses Réflexions sur l'art équestre, René Bacharach, commente la présentation en lui racontant ce qu'il a vu et ce qu'il a considéré comme moins bien réussi (il y avait eu quelques ratés dans les changements de pied au temps); et l'écuyer de lui répondre avec plus ou moins d'agacement, devant un parterre d'admiratrices quelque peu gênées «l'œil de mon cul a vu telle chose, et telle autre», et cette vision-là était pour lui beaucoup plus vraie!