La rencontre de d'Aure et Baucher

Maxime Gaussen

Ces deux écuyers célèbres, dont la rivalité a animé la vie équestre parisienne lors du règne de Louis-Philippe, représentaient, pour le premier, la tradition et le pouvoir, et pour le second, les idées neuves issues des classes nouvelles. Un passionné d'équitation, Maxime Gaussen, qui devait devenir un des élèves les plus réputés de Baucher, raconte, longtemps après l'évènement, l'unique rencontre entre les deux géants, dont il avait été l'organisateur. Ce texte paru dans la Revue des Haras en 1878 est devenu quasiment introuvable, aussi nous avons beaucoup de fierté à le présenter ici, dans sa calligraphie originale.

NOTES ÉQUESTRES D'UN VIEIL AMATEUR – L'entrevue de deux grandes célébrités équestres

Je vais donc me plonger encore une fois dans cette mer bleue et si attrayante des lointains souvenirs, et ma disposition d'esprit est telle en ce moment, que je suis disposé à laisser courir librement ma plume, sans obéir à la préoccupation de me renfermer étroitement dans mon sujet. La Revue des Haras, c'est convenu, ne doit s'occuper en quelque sorte, que de matières hippiques, mais puisqu'elle a bien voulu donner une large hospitalité aux élucubrations d'un vieil amateur d'équitation, devenu depuis des années un modeste publiciste, elle doit s'attendre à ce que par instants le cours habituel de ses pensées l'entraîne un peu hors du monde équestre.

Néanmoins, comme préambule, je crois devoir le répéter ici, je n'ai pu malheureusement retrouver aucune note sur ce qui s'est passé un jour, devant moi, dans ce manège de la rue Duphot, que j'ai revu plusieurs fois depuis, mais à de longs intervalles, et qui m'a paru plus triste et plus froid que ne le sont les manèges en général, quand ils ne répercutent pas les foulées cadencées des chevaux et les intonations impératives de la voix des écuyers. Il faut dire que cette enceinte était restée longtemps dans mon esprit, comme ayant un jour été remplie d'une espèce de lueur rayonnante, qui semblait lui donner un aspect tout particulier. Hélas! Il y a de cela au moins une quarantaine d'années, mais la scène que je me propose d'esquisser aujourd'hui m'est revenue si souvent à la mémoire, que j'espère pouvoir la rendre avec assez d'exactitude.

J'étais assez jeune alors, et, à cette époque, nous étions en pleine monarchie constitutionnelle, c'est dire que la révolution de 1830, dans laquelle avait disparu le célèbre manège de Versailles, datait déjà de quelques années. Malgré tout, ce qui s'est passé ce jour-là est frais dans mon souvenir, ce miroir de l'âme le plus souvent terni par la brume du passé.

Que de choses cependant ont eu lieu depuis ce temps! Se sont amoncelées, pêle-mêle, pour ainsi dire, dans nos esprits, comme un entassement de ruines gigantesques venant recouvrir, à ne plus le reconnaître, le sol du passé! Que de changements de décor à vue sur la scène politique de la France en particulier!. Ainsi, nous aurions vraiment pris à cette époque pour une mauvaise plaisanterie, la prédiction des événements qui allaient comme fatalement se dérouler. Je me le rappelle, on chantait encore avec enthousiasme les chansons de Béranger! Et, si le nom de cet Anacréon bourgeois vient en ce moment sous ma plume, c'est que ce matin, en cherchant encore dans des paperasses jaunies remplies de notes au crayon, et qui datent à peu près du temps dont je parle, j'en ai trouvé une presque illisible, mais que j'ai déchiffrée avec un certain charme, car elle relate brièvement mes impressions, le jour où pour la première fois j'ai pu examiner pendant quelques minutes, l'homme dont les refrains si finement tournés, étaient devenus bien populaires, et avaient bercé notre jeunesse.

Cependant, je dois avouer que je n'ai jamais été passionné pour la poésie, et, conséquemment, un fervent admirateur des poètes en général. Voué par la direction de mon esprit à des études que l'on pourrait qualifier de réalistes, il m'a toujours semblé que les poètes, comme les orateurs politiques, contribuent beaucoup à fausser notre jugement, à nous entraîner hors du monde réel. J'ai même toujours été convaincu, que si l'on passait au crible de la saine raison, la presque totalité des élucubrations des uns et les discours des autres, on y trouverait beaucoup plus de vide et de boursouflure que de véritables inspirations, c'est-à-dire de vrais cris de l'âme. En définitive, cette ambroisie plus ou moins frelatée dont on nourrit notre jeunesse dorée, n'a-t-elle pas le plus souvent pour effet de nous faire prendre des mirages, pour des réalités, et de ne nous laisser entrevoir la vérité réelle, qu'à la suite de grands désenchantements. Enfin, j'ai toujours pensé que les plus beaux diseurs, en vers ou en prose, à moins qu'ils ne prêchent d'exemple, ou qu'ils ne nous inculquent la croyance dans les choses divines, sont pour bien peu dans notre progrès moral.

Il en est même, j'ose le dire, auxquels une certaine caste d'écrivains, à tant la ligne, élèveraient volontiers des statues de leur vivant, et dont je n'ai jamais pu lire trois pages sans fermer le livre. Aussi, à l'âge même où il est si naturel d'avoir des inspirations poétiques, ai-je toujours écouté avec plus d'intérêt le récit d'un matelot intelligent, revenant d'une expédition lointaine, que la lecture des plus beaux chapitres de Chateaubriand, ou de la plus poétique des méditations de Lamartine, pour ne parler que des morts. Chacun a ce qu'on peut appeler son tempérament moral, le mien est peut-être un peu trop positif, et je suis surtout réfractaire à tout ce qui fait vivre et entretient l'enthousiasme populaire; enthousiasme, soit dit en passant, qui nous a conduits à faire les choses les plus regrettables du monde, selon moi au moins. Je n'hésite donc pas à dire, qu'à ce point de vue, la célèbre Marseillaise et sa pâle copie, la Parisienne, m'ont toujours laissé très-froid, je dirais presque sous une impression répulsive. Ainsi des choses comme celles-ci: - Qu'un sang impur abreuve nos sillons! -À travers le feu, le fer des bataillons, courons à la victoire! n'ont cessé de me paraître de mauvais goût et entachées à la fois de boursouflure et de niaiserie. Du reste, lorsqu'on a été à même de voir d'un peu près cette affreuse chose qu'on nomme la guerre, et le spectacle plus affreux encore des discordes civiles, on trouve que rien ne peut en pallier les horreurs, et que ceux qui chantent et surexcitent les fureurs humaines comettent presque une mauvaise action. Somme toute, la poésie, en général, me fait toujours l'effet d'une femme plus ou moins jeune, mais plâtrée, et que je compare, malgré moi, à une jeune fille, dont la peau lisse et transparente est pleine de vie. Et les inspirations de nos plus grands poètes, de ceux surtout que l'on admire sur parole sans trop les comprendre souvent, me paraissent aussi loin de la façon dont se traduisent les véritables passions, les manifestations de l'âme vraies et spontanées, que les décors badigeonnés à la détrempe de nos théatres, sont loin de représenter la nature.

Cependant, je dois l'avouer, j'avais conservé un faible, comme l'on dit, pour Béranger. Il me semblait que le chantre de la première épopée impériale devait faire exceptionà la règle. Aussi, la première fois que je vis ce bonhomme déjà âgé, avec sa figure ronde et rougeaude, le sommet de la tête dégarni, ses cheveux longs gris se relevant en boucles incultes sur le collet d'une redingote à la propriétaire à peine ajustée sur une taille courte et épaissie, et le regard simplement empreint de bonhomie, je me pris à penser que la flamme qui éclaire l'âme humaine, peut bien souvent ne pas se faire jour à l'extérieur. Car ces deux vers si délicieusement anacréontiques me vinrent à l'instant à la pensée:


    Dans l'air plus doux j'entends battre des ailes,
    Tous les amours ne sont pas envolés,

Quel adorable regain poétique, en effet, à propos d'un renouveau auquel - me permettra-t-on ce propos un peu vif à mon âge - la célèbre Lisette n'était pas sans doute étrangère.

Mais je me laisse entraîner à parler ici de celui qu'on a appelé à juste titre le poète national, et qui est, à mon avis, le seul poète vraiment original et sans redondance de notre époque, c'est qu'un peu plus tard je me suis pris, chose singulière, d'un sentiment presque répulsif à son endroit. Béranger fut en effet l'objet de ma dernière désillusion en matière de littérature, et je vais me permettre d'en donner ici la raison, si toutefois la patience de mon Directeur ne lui échappe pas, en voyant ma plume courir à tort et à travers sans paraître tenir compte du titre de cet article. Mais, quoi qu'il en soit, je continue, car un coup de ciseaux dans la copie peut facilement faire justice de mon abusive loquacité.

Sans nul doute, je suis de ceux qui ont cru que le nom du chantre du Dieu des bonnes gens, devait, parmi les poètes de notre génération, le plus surnager sur cet océan insondable de l'oubli, qui a englouti tant de choses pepuis un siècle seulement, même celles qui semblaient impérissables à nos pères; néanmoins, j'en suis arrivé à ne prononcer son nom qu'avec regret, car en l'articulant j'éprouve une espèce de frisson intérieur. Voici pourquoi: N'est-ce pas Béranger qui a le plus fait vibrer la fibre patriotiquement guerrière du pays, qu'avait déjà trop surexcitée l'épopée homérique du premier empire? N'a-t-il pas dit, et ceci sonne aujourd'hui encore à nos oreilles comme le tintement de l'airain:


    Le Rhin lui seul peut retremper nos armes,
    Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas?

C'est alors que tout ce que m'ont raconté des témoins oculaires sur Wissembourg, Reichoffen, m'apparaît comme à travers une buée lumineuse et sanglante, et que, sous l'étreinte froide qui me serre le cœur, cette strophe quasi-prophétique de l'ami de Lisette me vient malgré moi sur les lèvres:


      Volcan éteint sous les cendres qu'il lance,
      Après vingt ans ce peuple se rendort,
      Et l'étranger apportant sa balance,
      Lui dit deux fois: Gaulois, pesons ton or!

C'est alors que tout ce que m'ont raconté des témoins oculaires sur Wissembourg, Reichoffen, m'apparaît comme à travers une buée lumineuse et sanglante, et que, sous l'étreinte froide qui me serre le cœur, cette strophe quasi-prophétique de l'ami de Lisette me vient malgré moi sur les lèvres:

Ce n'était pas fini, hélas!……

Ces lignes à peine tracées, je me suis trouvé dans l'obligation de quitter la plume un instant, pour aller respirer un peu l'air matinal; quoique la température soit froide, le ciel gris et attristant, néanmoins, cela soulage et change le cours des idées…..

Chose toute ordinaire, du reste, et qui me ramène à mon sujet, je viens de voir passer un cheval monté par un homme d'écurie; ce cheval avait les rênes sur le col et marchait d'un pas très-précipité, l'encolure basse et la tête dans une position presque horizontale; c'est un cheval algérien, et quoique le poids de la masse fût un peu sur l'avant-main, on sentait que l'arrière-main était tout juste assez dégagée pour permettre cette franchise d'allure. Mais le cavalier ayant repris un instant ses rênes pour ralentir la marche de l'animal, ce dernier, sans paraître opposer la moindre résistance de mâchoire et d'encolure, a repris un équilibre qui représentait exactement le rassembler des anciens écuyers, rassembler qu'ils obtenaient en surchargeant un peu l'arrière-main sur sa flexion, et cela, bien entendu, sans amener une résistance appréciable sur la main. Il y a donc, en réalité, deux manières de comprendre le rassembler; aussi ai-je beaucoup de choses à dire sur ce sujet: ce sera en partie l'objet de mon prochain article.

Mais il ne s'agit pas de cela aujourd'hui: il s'agit de l'entrevue du grand cavalier qui fut le dernier écuyer de Versailles, avec l'écuyer extraordinaire dont le travail admirable sur Partisan le rebuté, en particulier, a tout d'abord attiré l'attention du monde équestre, et dont le talent prestigieux nous a tous éblouis. Pauvre Partisan! Sa peau si lisse et si soyeuse était devenue une des curiosités du cabinet de Léon Gatayes, notre ancien camarade d'équitation au manège du faubourg Saint-Martin; le même qui était devenu infirme dans les derniers temps de sa vie, et que nous avions connu si joli cavalier, si lest, si bien tourné, de plus, beau garçon et se complaisant dans tous les exercices du corps. Gatayes avait été longtemps l'élève assidu de celui que je me plais à qualifier de maître des maîtres en équitation savante, et dont la prodigieuse habileté n'a jamais été contestée par personne, même par les détracteurs de ses théories.

Maintenant, quelques mots encore avant de décrire la scène que je dois mettre sous les yeux de mes lecteurs.

À l'époque où elle a eu lieu, M. le vicomte d'Aure était à la tête du manège de la rue Duphot; le brillant écuyer cavalcadour de Sa Majesté Charles X, avait déjà eu sous sa direction deux manèges à Paris; mais autant M. d'Aure était un cavalier incomparable, autant, je crois pouvoir me permettre de dire, il était peu apte à faire les affaires comme maître de manège. J'ajouterai à présent que sans être bien connu de M. d'Aure, j'avais été à même d'apprécier en plusieurs circonstances ses brillantes qualités équestres, et cela malgré certaines restrictions qu'avait fait naître chez moi l'opinion de Bellanger, un des meilleurs piqueurs du manège de Versailles, avec lequel j'ai longtemps travaillé dans ma jeunesse, et qu'à mon grand regret il m'a fallu cesser de voir dès que je fus devenu un des élèves les plus assidus de M. Baucher.

À ce propos, je dois dire que Bellanger, homme sage et méthodique à cheval, magnifiquement placé en selle, et imbu des anciennes traditions, ne m'a jamais paru comprendre la ligne de conduite qu'au point de vue équestre suivait M. d'Aure; il blâmait surtout ses improvisations équestres, qui avaient quelquefois pour résultat de bousculer inutilement et de faire défendre de jeunes chevaux. Élève respectueux, admirateur passionné du talent et des principes de M. d'Abzac, Bellanger ne devait tout naturellement pas pardonner au premier écuyer de Versailles d'avoir osé écrire que les anciens principes ne pouvaient complètment satisfaire aux exigences équestres de l'époque, et surtout qu'il se fît cavalier improvisateur et même casse-cou, au besoin. Cependant, ce que tentait M. d'Aure, avait bien sa raison d'être, car dans le monde des hommes de dehors et d'habitude, auquels il allait avoir affaire par la force des circonstances, il devenait nécessaire, pour être reconnu pour un homme de cheval supérieur, et pouvant leur enseigner quelque chose, d'être à même de faire mieux qu'eux, et à première vue, sur le premier cheval venu.

C'est au sujet des débuts de M. d'Aure dans ce genre d'équitation, que Bellanger m'a plusieurs fois raconté une historiette qui vaut son pesant d'or, car elle peint bien la manière dont les premières tentatives du dernier écuyer de Versailles, pour acquérir son talent d'improvisateur équestre, étaient vues par un des hommes qui a fait école tout en suivant les traditions des Nestier, Salvert et Neuilly.

Voici cette historiette:

Un jour, - c'est Bellanger qui parle - je me trouvais pour affaire de service dans le cabinet de M. le vicomte d'Abzac, alors écuyer en chef du manège de Versailles, et une fenêtre de ce cabinet donnait sur un terrain dépendant du manège, une espèce de carrière où l'on exerçait les jeunes chevaux. M. d'Aure était en selle dans ce moment, et paraissait bousculer un cheval pour en obtenir des mouvements auxquels l'animal ne semblait pas préparé. C'est à cet instant que M. d'Abzac jeta les yeux sur son futur successeur, et me prenant doucement par l'oreille en le désignant, me dit de sa voix un peu rude: Vois-tu celui-là? Eh bien! Ne fais jamais comme lui.

Il est probable que ce jour-là le prédestiné Centaure cherchait à se familiariser avec l'usage de cette selle anglaise, que les d'Abzac regardaient comme une mauvaise innovation.

Mais je laisse toutes ce choses de côté, pour parler enfin de ce qui doit être le sujet principal de cet article.

À l'époque où la scène que je vais raconter se passa, j'avais déjà eu, je viens de le dire, quelques relations personnelles avec M. d'Aure, relations comme en pouvait avoir un modeste adepte de la science des de Newcastle et des Pluvinel, avec un homme qu'il n'abordait qu'avec une respectueuse déférence, car c'était en grande partie sur lui qu'étaient fixés dans ce moment les regards du monde équestre. Du reste, peu de jours avant la scène dont il va être question, l'occasion s'était présentée, je crois avoir déjà parlé de ce fait, de demander un conseil au célèbre écuyer. Or ce conseil, très-judicieux à un certain point de vue, m'avait été donné avec la bonhomie gracieuse et insouciante d'un homme poli qui parle à un débutant dans un art où il ne croit pas avoir de rival. Il s'agissait d'un cheval très-impressionnable et très-énergique que je venais d'acheter, et ne pouvais contenir qu'avec peine dans le manège. Ce jour-là, il m'avait pris fantaisie de le monter dehors, et à peine sur les boulevards, la turbulence, l'impressionnabilité de l'animal commencèrent à m'inquiéter. C'est dans ce moment que je rencontrai M. d'Aure, et que, lui faisant part de mon cas, il me répondit ceci: Tâchez de le contenir en faisant des concessions jusqu'au bois; là, donnez-lui une bonne tournée de galop, tant qu'il aura des jambes, et quand il commencera à se ralentir, poussez-le de nouveau en avant jusqu'à ce qu'il soit essoufflé; il ne demandera pas son reste en revenant.

Le conseil sans être bien savant était bon, car après avoir été à bout d'haleine, et dépensé beaucoup de forces - pour parler le langage équestre - mon cheval devint assez calme; la surexcitation causée par les bruits du dehors et la vue de certains objets s'amoindrit beaucoup, et je pus recommencer à le sortir le lendemain sans éprouver, à beaucoup près, les mêmes difficultés.

C'est peu de jours après cet incident que, rencontrant M. d'Aure à la porte de Tortoni, - il prenait un verre de bière et était seul en ce moment - je fus, sur son invitation, m'asseoir à côté de lui en acceptant un rafraîchissement; et qu'ensuite, le tour de la conversation m'amenant à lui parler de Baucher, il arriva à me dire: Je regarde Baucher comme un homme de talent, ayant beaucoup de tact et de patience, et surtout sachant choisir ses chevaux pour le genre de travail qu'il leur demande. Or, à cela, je me permis de répondre: Mon cher et illustre maître, vous ne connaissez pas M. Baucher. Il n'obtient pas les réultats dont vous avez entendu parler, en choisissant ses sujets, croyez-le bien, et n'a pas plus de patience en réalité que le commun des mortels. Mais il possède une méthode très ingénieuse, de nouveaux moyens d'action très-puissants, et c'est ce qui lui fait obtenir des choses si extraordinaires. Maintenant, je regrette bien que vous n'ayez pas eu l'ocasion de le voir, de causer avec lui, vous auriez une toute autre opinion de l'homme.

Il faut dire que depuis longtemps déjà M. Baucher s'était posé en novateur, et avait cru devoir critiquer les principes de l'ancienne équitation; il semblait même avoir cherché à ridiculiser certains vieux écuyers. Du reste, il devenait évident que l'ex-premier écuyer de Versailles, et l'homme qui, parti d'une position infime, était arrivé à se faire une grande réputation, sentaient tous deux instinctivement qu'ils allaient se disputer la préseance sur la scène équestre, et se regardaient déjà comme des antagonistes nés. Néanmoins, en entendant M. d'Aure parler de M. Baucher avec la bonhomie apparente d'un homme fort de son talent et de la haute position qu'il a occupée, mais qui, au fond, ne serait pas fâché de voir de près un adversaire s'annonçant comme pouvant devenir sérieux, et surtout de connaître la valeur de ses moyens d'action, l'idée me vint de chercher à rapprocher ces deux hommes, et cela dans l'intérêt de l'art pour lequel j'étais passionné. Ainsi profitai-je d'un moment où M. d'Aure me disait : Quant à moi, je n'en veux nullement à Baucher; il a eu seulement tort de parler de l'ancienne équitation sans la connaître et de ses représentants sans les avoir sérieusement vus à l'œuvre; j'en profitai, dis-je, pour lui dire : Croyez-le bien, mon cher maître, M. Baucher ne parle jamais de vous en particulier qu'avec déférence; il sait très-bien qu'on ne conquiert pas la haute position que vous avez eue sans posséder un grand talent. Puis, je me hasardai à ajouter : Tenez, voulez-vous que je vous fournisse l'occasion de voir M. Baucher, de causer avec lui, de vous rendre compte de ses idées en équitation? Et sur le signe affirmatif de mon célèbre interlocuteur, je continuai en disant : M. Baucher cherche en ce moment un cheval un peu distingué et pas trop cher pour en faire un cheval de cirque; avez-vous quelque chose à lui proposer? Or, je savais à l'avance que M. d'Aure avait toujours des chevaux de selle à vendre, principalement des chevaux de sang anglo-normand. Dans un temps, lorsqu'il était à la tête du manège de la rue Cadet, il avait organisé un dressage et une vente de ce genre de chevaux, de compte à demi, je crois, avec des éleveurs en réputation. Son but était de mettre ces chevaux en état de service, pour faire apprécier aux amateurs la production chevaline de luxe de la Normandie. Aussi, me répondit-il de suite : Parbleu! J'ai justement une jument très-distinguée, quoique d'un prix raisonnable, qui pourrait faire son affaire. Eh bien, fis-je à mon tour, je vais m'arranger pour vous amener demain M. Baucher, si toutefois il peut disposer de son temps pendant les heures où votre manège est libre. Là-dessus je quittai M. d'Aure, mais en pensant que le plus fort n'était pas fait.

M. Baucher, on le sait, était d'une nature très-fière, très-susceptible, et il ne faisait pas volontiers des avances. Éprouvant de grandes difficultés à se faire connaître comme un maître, à voir triompher ses idées, il se croyait méconnu. Du reste, ses affirmations un peu tranchantes, un peu hautaines, lui avaient attiré beaucoup de contradicteurs; et cependant l'opposition que faisait à ses doctrines la plus grande partie du monde équestre officiel, surtout, était beaucoup plus instinctive que raisonnée, si je puis m'exprimer ainsi; car, après tout, malgré les côtés vulnérables de son système, tel qu'il était formulé alors, personne, selon moi, n'eût été capable d'en bien faire saisir les points faibles. Et cela tant à cause de la prodigieuse habileté de l'homme, que des étonnants résultats qu'il obtenait. Quoiqu'il en soit, et relativement à la mission dont je m'étais chargé, j'avais cru m'apercevoir à plusieurs reprises que la situation conquise par M. d'Aure, sa grande réputation, occupaient l'esprit de M. Baucher, qui sentait très-bien qu'il fallait compter avec un tel adversaire.

De là devait tout naturellement naître chez lui le désir de le voir de près, de pouvoir en quelque sorte toiser l'homme, et peut-être même l'espérance secrète de lui faire comprendre et accepter ses doctrines. Je crus donc devoir aller droit au but, en disant à M. Baucher : Cher maître, j'ai eu hier l'occasion de causer de vous avec M. d'Aure, et personne plus que lui - j'allais un peu loin, on le voit - ne reconnaît la valeur de votre talent; or, quoiqu'il ne puisse partager idées, car il lui est bien difficile de s'en rendre compte, je suis resté convaincu qu'il ne serait pas fâché de faire votre connaissance. Une occasion se présente, du reste: il a, dit-il, à vendre un cheval qui pourrait vous convenir, et si vous voulez venir le voir, il sera très-heureux de saisir cette occasion pour causer avec vous. M. Baucher parut accepter sans restriction ce rendez-vous déguisé, et tout fut bien vite entendu. Aussi, le lendemain à l'heure dite, je vins prendre M. Baucher en voiture pour le conduire rue Duphot.

En arrivant nous demandâmes M. d'Aure, et, en l'attendant, nous entrâmes dans le manège qui était libre pour une heure ou deux, ce qui avait été entendu.

J'avoue que mon cœur battait très-fort en ce moment, sans que je me rendisse bien compte de la cause de mon émotion, car j'étais persuadé à l'avance que l'accueil serait très-cordial des deux côtés. Mais enfin, passionné comme je l'étais pour l'art équestre, il me semblait que l'instant était solennel; et dans mon enthousiasme un peu juvénile, je m'imaginais que j'allais rendre un grand service à cet art, en rapprochant ses deux plus illustres représentants. J'en étais encore à savoir que l'infirmité hautaine ne se prête guère à ces sortes de choses, et que là où les divergences d'opinion, les nécessités de situation, divisent les hommes, l'orgueuil humain, d'une part, les intérêts opposés, d'autre part,font qu'ils restent forcément adversaires. Il fallait être jeune, c'est-à-dire ignorant et enthousiaste, pour croire possible ce que je tentais; mais, en résumé, sans la jeunesse, les illusions, les enthousiasmes, le monde moral en serait-il où il est?

Bref, deux minutes après notre entrée dans le manège, un palefrenier entr'ouvrit la lourde porte qui existe encore, et le dernier écuyer de Versailles parut. M. Baucher fit quelques pas au-devant de lui, et les deux hommes de cheval échangèrent leurs politesses en se donnant une cordiale poignée de mains. Leurs paroles, autant que je puisse me les rappeler, furent à peu près les mêmes: ils avaient trop entendu parler l'un de l'autre pour ne pas désirer se rencontrer. Puis M. d'Aure dit gracieusement à M. Baucher : «J'ai su par M. G… que vous cherchiez un cheval d'école, et j'ai ici une jolie jument, d'un prix abordable, qui pourrait vous convenir.» - Et sur le désir qu'exprima ce dernier de la voir, M. d'Aure alla tirer la sonnette du manège, et donna l'ordre à l'homme qui se présenta de brider la bête en question, qu'il désigna par la couleur de sa robe. Cette jument était noire ou baie brune, mais j'avoue que mes souvenirs ne sont plus très-présents à ce sujet. peu de moments après, une assez jolie jument, à la robe très-foncée dans tous les cas, fut amenée dans le manège, et M. d'Aure en fit remarquer, à son célèbre visiteur, l'élégante construction. Puis, après l'avoir fait mettre au pas et au trot, il pria M. Baucher de la monter, en lui disant : «La bête ne sait rien, je n'ai pas eu le temps de m'en occuper, mais elle est très-sage,» et il insista même beaucoup pour que M. Baucher la montât. Ce dernier s'en défendit en disant, qu'il n'était pas costumé pour cela, que, du reste, il serait très-désireux de voir M. d'Aure à cheval, si toutefois ce dernier voulait être assez aimable pour monter cette jument devant lui. À son tour, M. d'Aure objecta que depuis quelques jours il ne montait pas à cheval; qu'il avait quelque chose là, et il désigna ses aines, qui le faisait souffir un peu, etc., etc. mais son interlocuteur insista tellement, que le grand cavalier envoya seller la jument en demandant sa cravache, car il n'avait à la main qu'une chambrière décrochée à l'un des piliers du manège près desquels nous nous trouvions.

Pendant le temps qui ss'écoula entre la sortie et la rentrée de la jument, je me tins un peu à l'écart par discrétion, faisant semblant d'examiner la construction du bâtiment, mais tout en observant le plus possible l'allure et l'expression de physionomie des deux hommes, qui, pour moi, personnifiaient d'une façon si parfaite l'art que j'idolâtrais. L'écuyer de Versailles, d'une taille assez élevée, avec sa figure aristocratique, un nez un peu prononcé, mais d'un joli dessin, sa bouche fine et souriante, paraissait très à son aise; il faisait d'un air enjoué, avec des intonations de voix un peu vives - comme celles d'un homme qui a l'habitude de parler aux chevaux - tous les frais de la conversation. L'écuyer de cirque, au contraire, dont la taille était encore assez mince à cette époque, et dont la physionomie rappelait une médaille antique, avec une lèvre fine et dédaigneuse, semblait rester un peu raide et gourmé, et ne répondait guère que par monosyllabes à son noble interlocuteur; et s'il souriait de temps en temps, c'était un sourire de convention. M. Baucher me paraissait contracté en un mot, pour me servir d'une expression qui appartient surtout au vocabulaire équestre.

Mais j'eus à peine le temps d'observer mes deux personnages, que la jument, toute sellée et tenue en bride par le même palefrenier, rentra dans le manège; or, pour un œil un peu exercé, un certain mouvement convulsif de sa queue annonçait un sujet irritable.

M. d'Aure, auquel le palefrenier avait remis sa cravache, pria de nouveau son visiteur de monter le jument, et sur un nouveau refus motivé à peu près dans les mêmes termes, l'écuyer de Versailles saisit négligemment, mais méthodiquement les crins et les rênes de la jument, et se mit en selle avec son aisance ordinaire, poussant la bête devant elle, tout en ajustant ses rênes avec un laisser-aller apparent, mais très-correct, si l'on peut s'exprimer ainsi.

Le vicomte d'Aure, on le sait, était magnifique à cheval; il n'avait pas la tenue magistrale des anciens écuyers, tel que les gravures du temps représentent M. de la Guérinière, par exemple. Non! le buste était moins renversé, les jambes moins tombantes, mais bien placées pour obtenir la plus grande puissance possible de l'enveloppe. On sentait, en un mot, qu'il était toujours prêt à les employer énergiquement.

Notre grand cavalier fit d'abord faire au pas un tour ou deux de manège à sa monture, puis il changea de main de deux pistes, et partit au trot les rênes presque flottantes. Néanmoins, pour un observateur attentif, il était facile de voir qu'une légère élévation de la main, et une action adroitement dissimulée des jambes, entretenait une énergie factice dans l'allure. Enfin, après un nouveau changement de main de deux pistes, assez incorrect cette fois, car on sentait que l'animal n'était nullement préparé pour ce travail, M. d'Aure mit la jument au galop sur le pied droit par un temps de main et de jambe bien saisi; puis, après avoir fait un tour de manège à cette allure, il entra dans le changement de main, et au moment où la bête arrivait sur la piste opposée, il la surprit par une opposition vigoureuse de mains et de jambes, aidée probablement d'un appui de l'éperon droit, et lui arracha, on peut dire, un changement de pied en l'air un peu brusque. Mais déjà le fouaillement de queue de la bête indiquait qu'elle ne se soumettait qu'avec peine à de semblables épreuves. De plus, il faut le dire, le changement de pied en l'air ne s'était pas fait, à beaucoup près, droit d'épaules et de hanches; aussi le cavalier en essaya-t-il un nouveau, lequel parut n'avoir été obtenu qu'avec encore plus de difficulté. Il aurait fallu en rester là; mais le brillant écuyer de Versailles, confiant dans son énergie et son à-propos, et sentant qu'il était devant un juge sérieux, en voulait probablement finir sur un changement de pied passable; or il en tenta un troisième en arrivant du côté de la porte du manège, porte qui n'était qu'imparfaitement fermée, car son poids seul était un obstacle suffisant. Mais la jument, au moment où l'opposition puissante de mains et de jambes allait avoir lieu, s'arrêta court, fit une pointe presque droite, et marchant sur ses deux pieds de derrière, arriva en quelques pas à deux mètres de cette porte. Là, elle se laissa retomber sur ses quatre jambes comme pour reprendre des forces, puis avec la rapidité de l'éclair pointa de nouveau; puis, tombant presque sur la porte, elle l'entr'ouvrit d'autorité en appuyant ses pieds de devant sur la partie du bourrelet faisant suite à celui qui régnait autour du manège; et à la suite d'un frottement très-caractéristique, causé par son passage et celui de son cavalier par l'ouverture à peine suffisante de l'obstacle, elle disparut dans le vestibule qui conduisant à la cour. La lourde porte se referma alors en partie, et nous entendîmes comme un piétinement saccadé et sonore, causé par un contact violent des fers de la jument sur le pavé. Ceci ne dura qu'un instant. Un palefrenier, en s'effaçant, rouvrit entièrement la porte, et la jument rentra par bonds dans le manège, les flancs labourés par les temps d'éperon de son puissant cavalier.

Maintenant, je dois dire qu'au moment où sa monture s'enlevait, M. d'Aure, qui avait évidemment été surpris par cette pointe, porta légèrement le buste en avant, appuyant ses deux mains fermées sur le col de la jument pour garder plus facilement la position de corps convenable en pareil cas, et qu'à l'instant où la bête retombait sur le sol, il plaça vivement ses deux rênes dans la main gauche, en passant sa main droite armée de sa cravache derrière sa botte, s'apprêtant à la porter vigoureusement en avant. Mais il n'eut pas le temps d'agir, la seconde pointe s'opéra trop brusquement, et comme si sa monture avait pris son point d'appui sur un tremplin. D'ailleurs, la jument était déjà à deux ou trois mètres de la porte, et placée presque de face devant cette porte; on ne pouvait donc pas penser à la pousser en avant. Aussi, notre brillant cavalier n'eut que le temps de serrer les coudes au corps, et de faire entrer le plus possible ses genoux dans sa selle, pour éviter d'être contusionné au passage de la maudite porte.

Quant à nous, restés immobiles près des piliers du manège, nous paraissions attendre avec calme le dénouement de cette scène. Je dois dire cependant, que sans un regard impératif de M. Baucher, j'aurais été disposé à aller suivre dans la cour les péripéties de la lutte; mais je compris de suite que cela serait de mauvais goût. C'eût été, en quelque sorte, obéir à un sentiment puéril de curiosité, et paraître attacher une importance exagérée à un incident insignifiant, se produisant dans le travail d'un écuyer aussi remarquable, et qui occupait une si grande place dans le monde équestre; avoir l'air, en un mot, de mettre en doute son savoir-faire, son énergie et sa puissance à cheval.

Au moment où la jament rentrait par bonds dans le manège, nous entendîmes distinctement M. d'Aure, dont la tenue à cheval était irréprochable, qui disait d'un air dépité, avec des intonations de voix menaçantes: «A-t-on jamais vu? Cette piaule! C'est la première fois que cela lui arrive!» Je regardais alors M. Baucher, et je lus sur sa physionomie, presque impassible, un léger sourire d'incrédulité réprimé à l'instant même.

Enfin, deux ou trois secondes après sa rentrée dans le manège, dont la porte paraissait être plus soigneusement refermée, l'écuyer de Versailles, les reins soutenus, les jambes serrées comme s'il voulait étouffer sa monture, prenait au galop accéléré un changement de main dans le fond du manège, et le changement de pied en l'air s'exécuta cette fois-ci tant bien que mal et à une allure heurtée. La puissance à cheval du cavalier, son énergie, son à-propos, triomphèrent des restrictions de la jument qui commençait à se couvrir de sueur, et dont les mouvements de queue, devenant convulsifs, étaient fréquemment accompagnés d'une contraction de la vulve que tous les cavaliers connaissent. Mais en arrivant du côté de la porte, à la suite d'un nouveau changement de main, et là où le mouvement en question allait être exigé, la jument commença à se retenir, et malgré un appui très-énergique de l'éperon, elle s'arrêta court, recommença à se pointer, et, marchant de nouveau sur ses pieds de derrière pendant quatre ou cinq mètres, elle alla retomber encore près de la porte, s'enleva droite comme un I, et appuyant cette fois-ci les pieds de devant presque vers le haut de cette porte, toujours insuffisamment fermée sans doute, elle la força derechef à s'ouvrir assez largement, et emmena encore son puissant cavalier dans la cour.

Cette fois-ci, je n'eus pas besoin de l'avertissement de M. Baucher; je me tins immobile comme lui, les yeux fixés sur la malencontreuse entrée, et nous entendîmes encore le bruit violent des fers de la jument éraillant le pavé, le tout entremêlé d'intonations brusques de la voix de M. d'Aure. Cela dura quelques secondes de plus qu'à la première fois, puis la porte se rouvrit lentement, sans que nous vîmes celui qui l'ouvrait; quelques violents coups de cravache à intervalles égaux se firent entendre, et la jument rentra de nouveau par bonds saccadés et violents dans le manège, les oreilles couchées, les yeux hagards et comme injectés de sang; ses narines étaient dilatées et frémissantes, son corps mouillé et luisant comme si elle sortait de la rivière. L'animal paraissait plein d'une colère impuissante, et son terrible cavalier, sans lui laisser le temps de reprendre haleine, la maintint au galop accéléré, et vint prendre un changement de pied, à la place même où s'étaient manifestées les deux défenses.

Cette fois-ci, le mouvement s'exécuta à peu près correctement, mais avec violence. Évidemement, l'animal n'avait pas eu le temps de combiner ses moyens de résistance, et M. d'Aure, s'arrêtant peu après, lui fit exécuter avec brusquerie un quart de volte pour arriver devant M. Baucher, et dit, avec toutes les apparences de la bonne foi: «Je vous assure que c'est la première fois que cette piaule fait une chose semblable; je ne sais vraiment pas comment elle a été montée depuis quelques jours; quant à moi, je n'ai mis que deux ou trois fois les fesses dessus, et elle m'avait paru très-franche, pleine de moyens et de bonne volonté. C'est pour cela que j'en ai parlé à M. G.» À cela M. Baucher répondit d'un ton assez restrictif : «Pour la première fois qu'elle se défend, elle ne s'y prend vraiment pas trop mal; on serait tenté de croire qu'elle connaît son affaire. Du reste, j'ai eu assez de chevaux difficiles comme cela pour faire des chevaux d'école; aujourd'hui, je ne veux entreprendre qu'un cheval d'un bon caractère, et ayant quelques moyens.» De plus, ajouta le célèbre écuyer : «les juments rendent souvent l'emploi de l'éperon difficile.» là, il faisait allusion au fouaillement de la queue du sujet en question.

Dans ce moment, l'ex-premier écuyer de Versailles descendait de cheval avec une aisance méthodique, jetant ses rênes sur le col de la bête, qui s'en alla toute haletante vers la porte entre-baillée où l'attendait son palefrenier.

Je ne me suis jamais bien rappelé ce que se dirent les deux célèbres hommes de cheval après cette scène; il ne m'est vraiment rien resté dans la mémoire à ce sujet. Je crois me souvenir seulement qu'ils se quittèrent en échangeant des politesses, et une poignée de main plus cérémonieuse qu'au début.

Une fois dehors, M. Baucher me dit: «C'est un massacre, cet homme-là, et de plus un maquignon; je le croyais tout autre! - Mon cher professeur, lui répondis-je, il ne faut pas juger M. d'Aure sur ce qui vient de se passer; dans certains moments, j'en conviens, on pourrait croire que ce n'est qu'un casse-cou aussi habile que brutal, mais dans d'autres, on est forcé de convenir que c'est un écuyer hors ligne, au point de vue de l'improvisation surtout. - Est-ce que vous croyez qu'il ignorait que sa jument se défendît? ajouta M. Baucher. - C'est fort possible, répliquai-je; M. d'Aure a pu monter deux ou trois fois cette bête sans rien lui demander qui puisse provoquer une défense, et comme il ne s'occupe guère de ce que font ceux qui sont sous ses ordres, on a pu, sans qu'il s'en aperçoive, trop exiger du sujet, et le faire défendre; ce dont on n'a pas dû naturellement se vanter. Voilà tout ce que je pense.» Le maître des maîtres en équitation fit là-dessus une petite moue dédaigneuse et dubitative, et me parla d'autre chose. Il n'était pas du reste facile de faire revenir M. Baucher de sa première impression.

D'un autre côté, j'avais remarqué que M. d'Aure avait beaucoup insisté pour faire monter la jument à M. Baucher, et j'emportai la conviction qu'il était resté sur l'idée, que son futur et célèbre rival n'était pas assez sûr de lui, pour se mettre en sa présence sur le premier cheval venu. De même, il me paraît probable que M. Baucher a conservé la mauvaise pensée, qu'en le pressant de monter la jument en question, M. d'Aure avait voulu lui tendre un piège et l'éprouver. Or, si j'ai bien connu le créateur de la nouvelle méthode d'équitation, je puis affirmer que dans ce cas, il n'aura jamais pardonné son insistance au dernier écuyer de Versailles.

Quoiqu'il en soit, ces deux hommes ne se sont jamais revus, que je sache au moins, et sont devenus des antagonistes passionnés. Ils se sont plus ou moins injustement attaqués au point de vue de leurs doctrines, ont paru même méconnaître réciproquement leur immense talent, et ont laissé les amateurs sérieux d'équitation très divisés au sujet de leur mérite respectif.

Quant à moi, je ne crains pas de le répéter, c'est à dater de ce jour que je commençai seulement à comprendre, que lorsque des rivalités de position, de talent, séparent les hommes; lorsque surtout, avec des idées divergentes, ils se regardent comme des maîtres, ont leur école et se disputent pour ainsi dire les faveurs du public, ils restent fatalement séparés et ennemis. Heureux encore si leurs antipathies irréfléchies et leurs luttes ne nuisent pas à la science ou à l'art qu'ils ont mission de représenter.

Hélas! aujourd'hui, les deux puissants écuyers que nous avons tant admirés, reposent loin l'un de l'autre, dans cette terre où retourne tout ce que nous avons de périssable. Mais n'est-ce pas la croyance en la vie éternelle qui a fait sortir l'homme des langes de l'animalité? L'âme ne doit pas mourir! Toutes les grandes intelligences, les fondateurs du monde moral, ont proclamé son immortalité. Flamme céleste, elle ne peut s'éteindre, puisqu'elle paraît être le couronnement de l'œuvre de Celui duquel tout émane, et dont l'essence est au-dessus de la compréhension humaine. C'est dans le sein de cette infinie puissance, gouvernant les mondes, que nous devons vivre sans doute un jour de la contemplation éternelle des merveilles qu'elle a créées. Aussi, sur le point de quitter la plume, et sous le coup d'une émotion indéfinissable, il me vient la pensée qu'un sentiment de tristesse a dû envahir les âmes de ces deux grands maîtres dans l'art qu'ils ont illustré, en se revoyant là-haut; car ils s'étaient pour ainsi dire méconnus sur la terre…

J'étais resté depuis bien des années dans l'ordre d'idées que je viens d'exprimer, au sujet de l'entrevue des deux grands écuyers décrite dans ces dernières pages, quand au moment même - et ceci est de la plus grande exactitude - d'envoyer ma copie à la Revue des Haras, je reçus l'aimable visite de l'écuyer militaire hors ligne, de l'officier-général qui peut mieux que personne parler en parfaite connaissance de cause des hommes extraordinaires que je viens de mettre en scène1. Lui seul, en effet, a le droit de dire qu'il les a bien connus et a vécu avec eux dans une grande intimité équestre, qu'on me passe l'expression. Du reste, en dernier lieu, après la mort de M. d'Aure, nous savons tous qu'il a été l'homme auquel M. Baucher parlait le premier du fruit de ses méditations, et celui que le restaurateur de l'équitation savante tenait surtout à laisser en possession de ses dernières découvertes. Aussi, maintenant qu'il est à son tour le maître des maîtres dans cette science qui passionnait nos pères, ai-je été bien heureux de le retenir pendant quelques moments au coin de mon foyer, pour lui lire quelques-unes des pages qui précèdent. J'ai donc d'abord à le remercier d'avoir bien voulu m'écouter avec une attention soutenue, en rectifiant de temps à autre quelques-unes de mes citations. Mais ce qui m'a le plus charmé, c'est quand il m'a dit : «J'ai tout lieu de croire, en effet, que l'entrevue que vous dépeignez a été la seule que M. d'Aure et M. Baucher aient eue; mais ce dont je puis vous assurer, c'est que, plus tard, je les ai entendus individuellement se rendre justice dans une large mesure, et parler même l'un de l'autre en hommes qui s'apprécient à leur valeur.» Or, à ce sujet, il m'a cité des faits bien curieux, mais auxquels je ne me permettrai même pas de faire allusion sans son autorisation expresse.

Merci donc de nouveau, cher maître et bon ami! vous avez prouvé encore une fois au vieil amateur d'équitation, qu'un moment de conversation avec vous lui apprenait toujours beaucoup de choses, et que vous seul aujourd'hui pourriez résumer dans une synthèse habile et saisissante, tout ce que vos deux grands morts, comme vous les désignez quelquefois, nous ont appris.

M. G.

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Auteur: Maxime Gaussen

Created: 2018-09-02 dim. 07:12

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