Pluto Beja

Pluto était un lipizzan qui, quand j'arrivai pour la première fois au Picadeiro da Quinta do Chafariz (le manège du maître de 1958 à 1973), fut le premier cheval sur lequel je fis une reprise. Il avait pas mal des défauts typiques du lipizzan, en particulier une forte tendance à se contracter (surtout comparé aux lusitaniens qui composaient l'essentiel des reprises), et un pas qui se latéralisait souvent en précipitant.

C'était un cheval très bien dressé, mais qui ne connaissait dans le travail de haute école que le piaffer: ni le passage, ni même les changements de pied, et encore moins les airs «de fantaisie», ne lui étaient connus. Il avait des paturons très verticaux et un dos court, ce qui le rendait plutôt inconfortable, surtout pour les débutants (i.e. titulaires du deuxième degré) dont j'étais. Sur Pluto, de très nombreux élèves ont été initiés au piaffer, au début grâce au maître qui se plaçait au niveau de sa croupe (toujours à main gauche) et aidait de la chambrière ou d'une gaule, puis livrés à eux-mêmes quand le métier rentrait. On ne savait d'ailleurs pas pourquoi il ne connaissait pas les changements de pied, mais on savait que le maître ne voulait pas qu'il en fasse; si on lui en demandait la raison, il répondait simplement «j'ai mes raisons».

Des bruits circulaient sur la manière dont ce cheval était arrivé dans les mains du maître; le plus insistant était qu'aucun des écuyers de Vienne ne pouvait en faire quoi que ce fût, l'École Espagnole s'en était débarrassée à vil prix et son acheteur l'aurait alors revendu au maître. Mais je n'ai rien pu vérifier de cela.

Pluto, qui était entier, comme d'ailleurs presque tous les chevaux là-bas, témoignait parfois d'une agressivité marquée vis-à-vis de ses congénères et en particulier d'un grand cheval gris nommé Achille, une autre vedette des leçons. On ne pouvait pas arrêter ces chevaux près l'un de l'autre, au risque d'une bagarre violente; même monté durant les leçons, Pluto était parfois capable d'un mouvement agressif.

En dehors de cela il était adorable avec les humains et amusait tous les élèves par un gag récurrent: durant les leçons, les chevaux s'arrêtaient sur la ligne du milieu pendant le galop et les airs de haute école qui se faisaient individuellement ou par deux ou trois. Dans ces moments-là Pluto avait l'habitude de croiser un antérieur devant l'autre, puis de rêvasser sans doute à son dîner proche. Quand il fallait se remettre au travail, le cheval avait souvent oublié que ses antérieurs étaient croisés et manquait souvent de tomber dès sa première foulée de pas! Imaginez les fous-rires des élèves…

Une autre spécialité de Pluto était d'«embarquer» les élèves au pas; il faisait cela quand il savait qu'on allait lui demander de piaffer, et avec des cavaliers dont il avait pris la mesure; mis au pas à main gauche, le cavalier devait demander le piaffer au début du grand côté, et si Pluto ne faisait rien il fallait arrêter et recommencer. Mais certains ne pouvaient pas arrêter son pas, ce qui avait d'ailleurs le don de mettre le maître dans des rages folles (contre le cavalier évidemment)!

Bien sûr le piaffer de Pluto, cheval de reprise, était rarement brillant; mais il pouvait être assez bon pour donner de bonnes transitions piaffer-trot en extension, et à un moment de ma vie d'élève j'avais maîtrisé cette transition; un jour le maître, tout en me félicitant, avait décidé de le monter juste après moi. Le travail de la journée était fini, les palefreniers étaient en train de rentrer les chevaux un par un et je tenais Pluto, le maître me dit: «Passez-moi votre cheval», ce qui était rare au cours des reprises. Il monta, mit Pluto instantanément dans un piaffer brillant et après quelques foulées descendit sans commentaires.

Bien des années après cet évènement, il me raconta à ma grande surprise qu'il n'avait dressé Pluto que durant quatre ou cinq semaines, et qu'il lui avait appris à piaffer durant les leçons, avec les élèves, et sans jamais le monter.

Pluto a aussi, dans un cas spécial, joué un rôle thérapeutique; je livre ici un témoignage d'un des acteurs principaux de ces faits auxquels je n'ai pas assisté (et qui désire rester anonyme):

Je pourrais raconter aussi comment après avoir fait une chute d'une jument qui s'était pointée très haut et renversée sur moi me laissant me dégager à la dernière seconde, m'épargnant par miracle de devenir à jamais paraplégique à 22 ans, je me suis rendu une semaine plus tard après deux jours de train ( de l'époque !) à Lisbonne. Arrivé au manège, je dis au Maître que je ne monterais que quelques jours plus tard, histoire de «réparer» un peu mon rein… en fait un sacré lumbago traité par de vagues antalgiques depuis quelques jours et des pilules homéopathiques! Le Maître me regarde marcher et m'asseoir à la tribune et mine de rien quelques minutes avant la première leçon du soir , il se tourne vers moi et me dit : «allez mettre vos bottes». Je me retrouve donc avec les autres élèves dans le manège et au moment de l'attribution des chevaux il me dit : «vous monterez Pluto» . À ma grande surprise alors que je balbutiais (bottes aux pieds quand même !) que je ne voulais pas monter si tôt après mon accident, le Maître me dit de me mettre en selle avant les autres et me demande de le rejoindre en X…et là mes amis commença le plus beau des piaffers que j'ai jamais ressenti. Je vous le décrirai un jour si vous êtes attentif à ma prose. Je restai au piaffer plus de 10 minutes, le temps que tout le monde soit prêt pour débuter la reprise. Celle-ci se déroula sans encombre et mon rein commença à s'assouplir . À la fin de la reprise pendant que d'aucuns s'essayaient à quelques airs rassemblés il me rappela et me demanda de revenir en X et mon thérapeute Pluto me servit à nouveau l'excellence de son piaffer élastique, cadencé, souple, vibrant, puissant mais tellement confortable pour le rein convalescent que le Maître lui avait confié… En quittant le dos de «mon» splendide Pluto le Maître s'approche de moi et me dit avec un sourire de malice : « il fait bon votre dos !» Le traitement dura 5 à 6 jours d'affilée et j'étais enfin guéri et prêt à apprendre…

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Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-09-08 sam. 08:26

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