Interview donnée par Jean Magnan de Bornier à l'occasion de la traduction italienne des «Écrits de Jeunesse» de Nuno Oliveira

Avertissement

C'est Giovanni Battista Tomassini, maître d'œuvre de la traduction italienne des œuvres complètes d'Oliveira, qui a souhaité insérer cette interview en avant-propos de la traduction des écrits de jeunesse.

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L'interview

Quand et comment avez-vous rencontré Nuno Oliveira ?

En 1968 mon instructeur d’équitation Pierre Minvielle-Debat, ancien de Saumur et ancien champion du monde militaire de dressage, m’a envoyé en stage chez Oliveira qui était son ami. Je n’étais pas le premier de ses élèves qu’il envoyait là-bas, et mes camarades m’avaient raconté les merveilles qu’ils avaient vues durant ces stages. Après le mouvementé mois de mai à Paris, et avant (mais on l’ignorait évidemment) le douloureux mois d’août à Prague, mes vacances portugaises ont été un dépaysement total.

Après environ 36 heures de train j’étais arrivé au manège de Póvoa de Santo Adriaõ en milieu d’après-midi et je me présentai au maître qui était dans les écuries, soucieux de la santé des chevaux qui étaient malades et ne pouvaient pas travailler. Il m’accueillit très aimablement mais suggéra que je reparte en France tellement il était désespéré de ce problème. Je n’en fis rien et restai sur place, faisant connaissance avec les autres élèves, dont beaucoup étaient de mon âge et francophones, français, suisses ou belges. Il n’a fallu que deux ou trois jours pour que les leçons puissent reprendre.

Le premier cheval que j’ai monté était le lipizzan du manège, Pluto Beja, un cheval très bien dressé, Le maître m’a dit ce jour-là que je lui faisais peur car j’avais des «mains de boxeur».

Bien sûr la découverte de cette équitation a été un choc énorme, puisque cela m’a permis de comprendre que «mettre un cheval», le rendre à la fois capable d’exécuter beaucoup d’airs difficiles (ou supposés tels) et facile à monter, était un art que l’on pouvait apprendre, qui n’était pas totalement utopique.

Depuis combien de temps l’avez-vous fréquenté et où ?

Par la suite étant étudiant je me rendais chaque été à Póvoa pour trois ou quatre semaines. De 1968 à 1982 j’ai fait quatre séjours à Póvoa et six à Avessada, à partir de 1973. Quand le maître venait enseigner en France, par exemple à Saint- Germain-en-Laye (manège Mermet), à Recloses chez Marc Lhotka ou à Coltainville près de Chartres, j’essayais de me rendre disponible pour le voir. Ma dernière rencontre avec lui a eu lieu à Lyon où il donnait un stage chez Edmond Reynaud (dit «jeune homme»), en juin 1988. Il me dit quand nous nous sommes quittés «Jean c’est peut-être la dernière fois que l’on se voit, je serai mort bientôt» – et bien sûr je n’y ai pas cru et je répondis par une plaisanterie, mais huit mois plus tard il était mort.

Quelle a été votre première impression de lui ?

Une impression de grande énergie! À quelques jours de cette première rencontre, je l’ai vu dans le petit manège monter Farsista, un alter-real mesurant 1,74 mètre. Ce cheval de quatre ans était complètement dressé, il exécutait avec un brillant et une exactitude complets tous les airs de la grande reprise avec comme musique l’ouverture de Tannhäuser. C’était un spectacle extraordinaire; lecteur de Baudelaire, je me souvins alors de ce que le poète a écrit à propos de la musique de Wagner, à l’occasion de la création de Tannhäuser à Paris «il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer» et j’ai compris – jeune présomptueux que j’étais – que cette équitation était la mienne, et que je ne pourrais plus jamais prendre des leçons d’équitation avec personne d’autre.

Bien d’autres ont réagi de la même manière lors de leur première visite dans le manège d’Oliveira!

Qu’est-ce qui caractérise sa manière d’enseigner l’équitation ?

Sans aucun doute Oliveira était un grand pédagogue. Il utilisait tous les moyens pour faire passer son message et cherchait toujours à comprendre ses élèves et à adapter sa manière d’enseigner à chacun, sans jamais faire de concession sur la qualité; l’équitation qu’il enseignait était à chaque instant l’équitation de finesse qu’il pratiquait lui-même. Dans l’enseignement, comme dans le dressage, il n’y avait jamais de recette toute faite – ce qui n’empêche pas qu’il y avait des formules qui revenaient très souvent, comme le fameux «prendre et rendre» emprunté à Fillis.

Pour transmettre son message il n’hésitait pas à inventer de nouvelles formules dès que cela lui semblait nécessaire. Voici une petite anecdote à ce propos; une des formules les plus fréquentes dans sa bouche était, pour expliquer l’usage de la main «Vous avez les mains dans un pot de crème, et par hasard il y a des rênes»; pour un élève qui avait une main assez dure et qui était chirurgien, il finit par lui dire «vous avez les mains dans les tripes, et par hasard il y a des rênes». Il est bon de préciser aussi que la reprise était composée de français, à l’exception du chirurgien qui était portugais, mais la formule a été prononcée en français, parce que la leçon était pour tout le monde, et le caractère cocasse de la formule devait frapper tous les cavaliers présents. Et ce fut le cas: depuis cinquante ans je m’en souviens encore!

Comment étaient ses leçons ?

Les leçons dans le manège, en reprise (mais on voyait aussi parfois des leçons particulières), se déroulaient selon un plan qui était celui du travail des chevaux, y compris quand Oliveira les dressait: on travaillait d’abord au pas, puis au trot, les exercices de base, voltes et demi-voltes, épaule en dedans, appuyer, dans des combinaisons très diverses. Le galop et ensuite, éventuellement, les airs de haute-école, piaffer, passage, pas et trot espagnol, étaient exécutés individuellement, parfois à deux ou trois, mais pas en reprise. Cette structure des reprises correspondait réellement à l’idée du maître concernant une progression rationnelle du dressage; elle est restée imprimée, je crois, dans l’esprit de tous ceux qui ont suivi cet enseignement. Dans les stages, où les élèves montaient leurs propres chevaux, qu’ils essayaient de dresser par eux-mêmes, le programme était beaucoup moins standardisé: il s’agissait de répondre à des problèmes particuliers que l’on ne rencontrait pas sur les chevaux du manège d’Oliveira, comme par exemple des changements de pied mal compris par le cheval ou une difficulté à commencer le piaffer, ou plus simplement un dressage de base totalement raté. Dans de tels cas le maître pouvait directement intervenir, à pied ou à cheval selon les cas.

Oliveira ne parlait pas énormément pendant les leçons. De manière générale il commandait les mouvements et laissait les élèves les exécuter sans parler, sauf s’il pensait qu’une parole rapide permettrait d’améliorer les choses; dans ce cas c’était le plus souvent le rappel d’un grand principe comme «agissez avec les jambes d’abord, les mains ensuite», ou plus directement «la dose»; parfois il pouvait commander directement les aides à appliquer quand il sentait que le cavalier ne savait pas du tout comment faire, mais c’était vraiment en dernier recours.

Il pouvait ensuite commenter le mouvement, avec divers degrés d’approbation selon les cas et selon les élèves. Il y avait très rarement des commentaires négatifs; si le mouvement avait été mal fait, compte tenu des capacités de l’élève, il pouvait le faire recommencer jusqu’à l’amélioration qu’il en attendait. Les commentaires, que j’entends encore en écrivant ces mots, étaient le plus souvent: «bien, untel», «bien, très bien même»; «pas mal» dans mon souvenir était la pire des choses à entendre pour l’élève…

Comment était l’homme, à part l’écuyer ?

Oliveira était une personnalité très extravertie, qui aimait être entouré et parler. Le contact humain était essentiel pour lui et il se montrait chaleureux et très amical avec ses élèves. Il aimait raconter ses souvenirs équestres dans les réunions dans le bureau où l’on se détendait après la dernière leçon du soir, un verre de vin portugais à la main (pour lui, plutôt du whisky ou du bourbon).

Quand les choses n’allaient pas, cette bonne humeur pouvait vite se retourner et laisser place à des colères homériques et quelque peu terrifiantes, ou à un état de tristesse profonde. Si j’ai pu voir assez souvent Oliveira en colère contre des humains, cela ne lui arrivait jamais à l’égard des chevaux, avec lesquels son humeur était toujours d’une égalité incroyable.

Dans les écrits d’Oliveira, le thème central de la légèreté des aides et du rejet de toute brutalité est toujours combiné avec celui du brillant. Pour lui, la légèreté n’est pas seulement un idéal esthétique et éthique, mais un moyen d’obtenir le mieux que chaque cheval peut exprimer. Est-ce ainsi qu’il vous en a parlé ?

Bien sûr Oliveira considérait que l’écuyer recherche dans le cheval «tout le brillant que comporte son ensemble», selon la formule de Beudant. Que la recherche de la beauté concorde, et même se confonde, avec celle de l’efficacité de la locomotion, peut apparaître comme un miracle, mais c’est le miracle de l’équitation en tant qu’art et je ne pourrais l’expliquer. De toute évidence, Oliveira en était conscient et émerveillé.

Quant à la dimension morale de la légèreté, Oliveira ne la mettait pas en avant. Bien sûr, il parlait beaucoup d’amour à propos des chevaux, et il les aimait profondément, mais il n’y avait là aucune obligation morale. Bien sûr aussi, il évitait toute injustice dans son rôle d’éducateur des chevaux, mais certainement parce cela aurait été totalement contre-productif, et aussi parce son tempérament ne le poussait pas du tout à l’injustice de manière générale.

Dans les années 70 Oliveira a commencé à aller enseigner aux États-Unis et a senti à quel point ses élèves dans cette partie du monde avaient une approche éthique de leur relation avec le cheval. Cela a influencé son discours, mais peut-être pas ses convictions profondes qui dans ce domaine sont restées, je crois, celles de sa culture portugaise.

Comment avez-vous découvert ces écrits juvéniles, oubliés depuis plus de 60 ans ?

C’est mon ami Piotr Wojcik, un passionné d’art équestre et d’Oliveira, qui a pu retrouver de vieilles éditions des revues Diana et Vida Rural, où ces textes ont été publiés. Piotr a des méthodes très efficaces pour trouver ce qu’il cherche sur internet.

Quand il m’a envoyé ces documents, après un travail très fastidieux de numérisation, je n’avais pas du tout l’idée de les traduire et encore moins d’en publier des traductions. Mais j’ai commencé par en traduire un, puis deux, etc. Et finalement, tout a été traduit en l’espace de deux mois. J’ai eu l’idée de réunir ces traductions en un petit livre que j’ai envoyé à Pureza Oliveira. Sa réaction a été très positive et c’est à ce moment-là que l’idée d’une publication a commencé à s’imposer pour moi.

L’aspect le plus intéressant de cette redécouverte est qu’elle nous offre un témoignage de l’évolution de la recherche et de la pensée d’Oliveira, avant qu’il devienne renommé au niveau international. En quoi ces articles diffèrent-ils des écrits ultérieurs d’Oliveira ?

Dans ses années de maturité Oliveira a souvent dit et écrit que l’amour compte beaucoup et assigné à la technique équestre une place secondaire. Ce n’est pas le cas dans les écrits de jeunesse qui comportent nombre d’articles essentiellement techniques. Cependant la primauté absolue qu’il accordait à la dimension artistique de l’équitation est présente dès les jeunes années.

Dans la technique équestre proprement dite il est possible de repérer quelques différences au cours des années, mais elles sont rares et semblent plutôt mineures. Dans l’ensemble c’est la continuité qui domine. En matière de principes équestres, je crois que ce qui fait la personnalité équestre d’Oliveira est déjà présent dans ces premiers textes: l’amour de la légèreté et de l’énergie, le refus des systèmes rigides, et un certain éclectisme.

L’influence de l’école française, en particulier de Baucher et Fillis, est très évidente dans ces articles. Pourtant, Oliveria fait aussi référence, avec une grande liberté de pensée, à des auteurs tels que Steinbrecht et La Guérinière, apparemment en conflit avec l’orthodoxie baucheriste. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Il n’y a aucun doute que, toute sa vie, Oliveira a considéré Baucher comme le plus grand génie équestre. Sa formation chez son grand-oncle Miranda est bel et bien une formation au bauchérisme, assez teinté aussi de Fillis.

Dans sa pratique, il a utilisé de manière constante les techniques bauchéristes, mais à sa propre sauce, sans suivre les progressions que donne Baucher dans sa «Méthode d’équitation», ou Faverot de Kerbrech dans «Le dressage méthodique du cheval de selle». L’essentiel est d’obtenir la légèreté de la bouche, et la décontraction de l’encolure et de la nuque, et il s’attachait à cela dès le premier contact avec le cheval. Et le spectateur ne voyait rien! Les effets d’ensemble et le principe «jambes sans mains, mains sans jambes» font aussi partie de cette base commune.

Dans la progression du dressage qui suit cette première étape, celle des exercices qui peu à peu amènent le cheval à être pleinement utilisable grâce au développement harmonieux de sa musculature, Oliveira a plutôt choisi une progression classique, dans laquelle les enchaînements de voltes, épaules en dedans, appuyers, etc, se déroulent plus comme chez Manoel Carlos de Andrade, La Guérinière ou Steinbrecht, que comme chez Baucher qui, comme chacun sait, professait par exemple un certain mépris pour l’épaule en dedans ou encore pour le travail à la longe.

Il avait su extraire du système Baucher la pierre philosophale mais ne s’intéressait pas nécessairement à d’autres innovations du maître du XIXème siècle.

D’un point de vue différent, Oliveira a été souvent agacé par le bauchérisme et les bauchéristes trop asservis aux pratiques des livres, mais n’en comprenant ni les raisons profondes, ni le fonctionnement, ce qui à toutes les époques a donné une image assez négative des innovations de Baucher.

Dans ces écrits, Oliveira insiste aussi beaucoup sur l’importance des maîtres, sur leur rôle indispensable pour découvrir et encourager les dispositions naturelles de leurs élèves. Selon vous, dans le monde équestre d’aujourd’hui, il y a des maîtres tout aussi charismatiques dédiés à leurs élèves ?

Je crois que des maîtres comme l’a été Oliveira sont extrèmement rares. Il y a de nombreux écuyers compétents, mais peu qui aient en plus de la compétence équestre une sensibilité artistique profonde.

Je n’ai pas personnellement une assez grande connaissance du monde équestre actuel pour être complet sur cette question, mais l’histoire de l’équitation montre, je crois, qu’il y a quelques grands maîtres par siècle… espérons que cette tendance se poursuivra!

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Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2021-10-14 jeu. 08:13

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