Monter un cheval après le maître

C'était une expérience incroyable, évidemment, de monter les chevaux que le maître avait dressés, et qui étaient devenus, au fil de divers hasards, des chevaux de manège. Ils savaient beaucoup de choses, et si par chance on les montait bien, se comportaient le plus brillamment possible et avec légèreté. Mais les chevaux de manège portaient le poids des cavaliers plus ou moins malhabiles, auxquels ils servaient quotidiennement de terrain d'entraînement patient mais, parfois, bien résigné. Ils offraient, dans la bouche et dans l'assiette, des contractions, des résistances, que les précédents cavaliers y avaient installées, et quand on en descendait, si parfois on avait pu faire disparaître certaines de ces résistances dues aux autres, le cheval était, malgré la bonne volonté de chacun, chargé des erreurs qu'on avait commises.

Mais monter un cheval qui sortait des mains du maître! Imaginez la différence! C'est une expérience beaucoup plus rare, beaucoup plus précieuse, que j'ai eu la chance d'avoir dans quelques cas, en voici quelques souvenirs (voir aussi De quelques manières de mettre un cheval au piaffer).

Le premier est celui d'un jeune pur-sang que le maître dressait en 1969, dont le nom m'échappe hélas totalement: son travail venait de se terminer, et comme une reprise commençait, me voilà désigné pour monter ce cheval, avec en prime l'honneur de le monter avec la selle du maître. Il voulait voir son cheval évoluer, et l'habituer aussi à être en reprise. Ce qui m'a frappé à ce moment, c'était déjà que ce cheval me mettait dans une position qui me semblait parfaite: je n'avais qu'à rester droit et tranquille, il faisait le reste; et en plus, il m'indiquait dans chaque exercice, comme l'épaule en dedans ou l'appuyer, les aides à utiliser! Bien sûr là-bas, tous les chevaux de manège le faisaient, mais avec plus ou moins de précision; comme à cette époque je lisais Steinbrecht, je savais que le cheval dressé indique les aides au cavalier, et j'avais là un exemple très frappant de cela avec un cheval qui n'avait que quelques semaines de travail. Mais comme il le faisait bien!

Dix ans plus tard, j'ai monté en reprise Ingemisco, un cheval qu'alors le maître était le seul à monter; cheval magnifique et très gentil mais qui avait une asymétrie prononcée des postérieurs, et qui était monté avec un mors spécial que je ne n'avais jamais vu et que je n'ai pas revu depuis, sauf peut-être une fois à Golega. En montant sur Ingemisco, j'ai ressenti une impression de confort, et surtout le contact très pur de la bouche: une bouche qui ne résiste pas d'un gramme, pas d'un milligramme; je répète que, bien sûr, tous les chevaux qu'on montait en reprise étaient légers, mais il s'agissait là d'autre chose, d'une dimension totale de la légèreté que je nomme «contact pur», faute d'une expression meilleure; je sais, lectrice, lecteur, que vous ne pouvez qu'essayer d'imaginer, et que les mots ne peuvent pas traduire cela. Ces moments de légèreté absolue devaient être savourés avec respect, car ils étaient furtifs: en me mettant à cheval, je me demandais «Combien de temps vas-tu garder la sensation, et l'attitude du cheval?» La réponse est simple: jusqu'à la fin du pas (les reprises se composaient d'abord du pas puis du trot, puis du galop et enfin des «airs» divers.), tout allait presque bien, puis à partir du trot seules les apparences pouvaient être maintenues! Mais tout cela amenait un peu de conscience de l'idéal le plus haut, je crois, que puisse viser un cavalier épris d'équitation artistique.

Une autre fois le maître m'avait demandé de venir assez tôt le matin pour monter un cheval qui commençait à passager, Un Infelice. Après son travail avec le maître, me voici sur son dos, le maître à côté me donnant des indications pour le passage; il ne fallait pas que je demande au cheval de se placer pendant le passage, les rênes devaient être détendues. Mais entre deux moments de passage je prenais contact avec la bouche et là j'ai senti ce que faisait le maître avec sa main, c'était bien la première fois: dès que j'ajustais les rênes je sentais la bouche et par une sorte de miracle cette bouche me communiquait les aides pour qu'elle se détende, elle me donnait une copie de ce que faisait la main du maître; et qu'y avait-il sur cette copie? Une action très simple: serrer moelleusement la main sur les rênes tenues à pleine main, une action que le cheval acceptait à 100%. Cela vous paraît incroyable, mais songez à ce que vous communique le cheval de n'importe quel cavalier, quand vous le montez: il vous dit tout ce que fait son cavalier habituel, ou simplement celui qui vous a précédé. Voilà en tous cas une manière d'apprendre et de comprendre qui va bien au delà des indications (bonnes ou mauvaises) qu'on reçoit oralement en reprise.

Une expérience un peu différente avait eu lieu quelques années auparavant avec un cheval nommé Jabute; c'était un cheval très bien dressé (beaucoup d'élèves dont votre serviteur ont été initiés à la levade sur son dos), très impressionnable aussi, et qui «gagnait son avoine» dans les reprises, malgré sa qualité intrinsèque bien supérieure à celle d'un cheval de manège. Jabute était monté uniquement sur le mors de bride et il fallait toujours éviter qu'il ne se raidisse sur la rêne droite, ce qu'il faisait systématiquement si on le laissait faire. Je montais donc Jabute et au galop, je faisais de mon mieux pour alléger la rêne droite, mais en commettant l'erreur de mettre le cheval dans le vide à droite, avec comme résultat qu'il ne se cadençait pas bien. Après quelques essais de m'expliquer verbalement ce qui n'allait pas et voyant que je ne comprenais pas bien, le maître décide de se mettre sur Jabute, évènement assez rare lors d'une leçon. Il nous montre une volte au galop parfaitement rassemblé, puis me rend le cheval en m'expliquant que bien sûr, il fallait avoir la rêne droite en descente de main, mais uniquement quand le cheval cédait à droite et pas avant. Je remonte Jabute qui, ayant cédé, était évidemment parfait et beaucoup plus facile qu'il n'était trois minutes avant. Le maître avait d'ailleurs eu à cœur de bien montrer à tout le monde ce qu'il faisait. Quoiqu'il en soit, le lendemain, j'ai été le premier à monter Jabute: il voulait voir si j'avais assimilé la leçon, et ce jour là Jabute a été un ange avec moi, si bien que le maître a déclaré pendant au moins deux ans, chaque fois que j'étais présent en tous cas «c'est Jean qui a le mieux monté Jabute». Vous comprenez bien que je n'y étais pour rien!

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Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-10-01 lun. 18:33

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