La mémoire
On fait quelquefois la liste de toutes les qualités qu'il faut avoir pour être un bon écuyer: la patience, l'à-propos (voir Les réflexes), l'obstination (voir Crime et châtiment: récompenses et punitions), l'énergie, etc. Le maître avait outre tout cela une mémoire exceptionnelle, et on peut se demander si la mémoire ne devrait pas effectivement figurer dans la liste des atouts de l'écuyer.
Voici quelques exemples qui m'ont frappé. Il possédait une bibliothèque assez fournie de bons ouvrages classiques d'équitation, mais ne les regardait jamais; bien sûr, il les avait lus dans sa jeunesse, pendant quelques mois où il avait été alité. Il plaisantait un peu sur les grands connaisseurs de livres, considérant d'ailleurs que c'était un vice typiquement français, et avait affublé René-Jules Bacharach du titre bien mérité, mais un peu moqueur, d'homme le plus savant sur les théories équestres.
Voilà qu'un jour de l'été 1970 ou 71, durant une leçon j'essayais maladroitement d'avoir mon cheval léger en abandonnant exagérément mes rênes (un défaut qui me poursuit encore, parfois); tout d'un coup le maître, ayant fait arrêter les chevaux, s'adresse à quelqu'un qui se trouvait dans la tribune et lui demande d'ouvrir tel livre à telle page, puis de lire la définition de la descente de main qui s'y trouvait, et qui précisait qu'on ne doit la faire que quand le cheval a cédé et est en équilibre. C'était je crois un livre de Lancôsme-Brèves ou de Montigny, du XIXème siècle en tous cas.
Quelques années plus tard, et toujours au cours d'une reprise, le maître explique à des cavaliers plutôt débutants l'importance du passage des coins, et comme ils étaient français, nouveau recours au livre: «Savez-vous qu'un officier de cavalerie français a écrit 18 pages sur l'importance du passage des coins?». Après la leçon, le livre du capitaine Caubert, Du cheval bien mû et bien mis était tiré de son inactivité et quelques phrases, immédiatement retrouvées, lues aux équitants en question.
En juillet 1975, quelques élèves français furent invités à dîner chez le maître le soir du 14 juillet; poulet grillé au menu, ce qui poussa l'un d'entre nous à l'esprit alerte à préciser par la suite que nous avions «mangé du poulet élevé au crottin de cheval rassemblé». À la fin de ce dîner le maître, soucieux d'honorer ses hôtes (tous de l'âge de ses enfants), entonne la Marseillaise; rendus gais par l'accueil très familial, la bonne chère et le vin portugais, tous les français chantent. Certains comme moi ne vont pas plus loin que le premier couplet, mais d'autres dont André D. dit «le général» (un vrai militaire quoique d'un grade quelque peu moins élevé à ce stade de sa carrière) en connaissent plus et vont plus loin… mais il arrive un moment où le seul à continuer fut bel et bien le maître!
Montant de nombreux chevaux, et montant chacun différemment malgré les apparences, il avait certainement besoin de conserver beaucoup de détails concernant leurs différents dressages. Quand il remontait après plusieurs années un cheval qu'il avait dressé, il retrouvait immédiatement les aides que ce cheval comprendrait tout de suite (quant aux chevaux, ils ne l'oubliaient jamais!). Je crois que cette mémoire colossale était liée à cela; cause ou effet, je ne saurais le dire.